Solidarités sans perspective et réformisme sans programme (2003)

Un mouvement «anti-capitaliste» est apparu depuis une dizaine d’années, visible dans la rue, de Seattle (1999) aux manifestations géantes contre la guerre en Irak (2003), mais actif aussi à travers d’innombrables associations, réseaux, réunions, publications, etc. Ce texte n’a pour but ni de dénoncer son réformisme, ni de célébrer un tel mouvement comme positif «malgré tout», mais de comprendre quelles solidarités le composent et reforment une communauté de lutte après le reflux mondial de la vague des années soixante et soixante-dix. Certes, la lutte de classes ne s’interrompt jamais. Un an après 1980 et la défaite décisive des ouvriers de Fiat (la direction réussissant à faire défiler à Turin plusieurs dizaines de milliers de salariés contre les grévistes), des émeutes secouaient toutes les grandes villes d’Angleterre. Il n’empêche qu’aujourd’hui quelque chose de différent se manifeste, par exemple en France depuis les grèves de décembre 1995. Non seulement les contestations dépassent de loin en ampleur celles d’il y a quinze ans, mais pour la première fois depuis longtemps, elles donnent l’impression de converger vers un projet relativement cohérent, capable de jouer un rôle unificateur, y compris entre pays dits du Nord et du Sud.

Quoiqu’un mouvement ne se juge pas à ce qu’il pense de lui-même, sa capacité à tracer des perspectives et à peser sur les débats d’une époque est déjà un signe d’existence sociale. Au-delà de l’air du temps, la conviction de représenter un élan nouveau, d’être une force montante, si elle est partagée par des millions d’êtres agissants, aide ces millions à se structurer. Les émeutes anglaises de l’été 1981 étaient sans doute porteuses d’une subversion bien plus féconde, mais les participants ne voyaient ni leurs actes ni eux-mêmes dessiner un avenir quelconque. La rébellion s’épuisait dans le geste. Aujourd’hui, au contraire, un sens commun se dégage. Le fait que, de par le monde, une myriade de regroupements se mobilisent durablement pour un programme suffit à donner à ce programme, quel qu’il soit, un minimum de réalité historique. Notre problème n’est pas de savoir si celle-ci va vers une remise en cause révolutionnaire (tel n’est clairement pas le cas), mais quel est son devenir possible.

Quel mouvement social produit le réformisme radical actuel ? et en quoi les contradictions du mouvement déterminent-elles la portée d’un tel réformisme ?

Changement de sens de l’autonomie ouvrière

Des débuts de la social-démocratie aux années 1970, partout où il y a eu industrialisation, le schéma suivant a prévalu: un mouvement ouvrier encadré et contenu par des organisations nées de la lutte, mais qui échappent aux prolétaires et négocient en leur nom des améliorations assurant la perpétuation de leur rôle d’intermédiaire. A peine émergent quand Marx rédigeait Le Capital, ce compromis historique correspond à un capitalisme accordant au travail une place de plus en plus large, y compris institutionnelle et jusqu’au sein de l’Etat : même aux Etats-Unis, qui n’ont pas connu de social-démocratie, des mécanismes d’arbitrage laissent aux représentants du travail un certain droit de regard sur le capital.

Les anarchistes et socialistes radicaux ont été les premiers à mettre le phénomène en lumière avant 1914, et après 1918 la Gauche allemande la première à le combattre (et à être vaincue par lui) à l’échelle de tout un pays. Le stalinisme a montré ensuite comment les institutions du mouvement ouvrier tiraient leur substance d’une lutte de classe qu’elles étouffaient. La minorité révolutionnaire fondait son activité sur cette relation contradictoire, et s’efforçait de favoriser la moindre manifestation d’autonomie ouvrière contre le syndicat et le parti. La vague révolutionnaire de 1960-1980 a tous les traits d’un affrontement entre prolétaires et appareils. L’un des premiers événements marquants en est la destruction du siège turinois du syndicat UIL (1960), et le mouvement atteint une apogée l’année où les radicaux expulsent par la force de l’université de Rome le chef de la CGIL (1977).

Depuis, cette dialectique base/bureaucratie s’est disloquée, tant sous la pression des prolétaires qu’en raison de la contre-offensive bourgeoise. La lutte de classes a eu l’énergie de déchirer le compromis social, mais sans y substituer de solution révolutionnaire, sans non plus recomposer une autre conciliation entre salariat et capital. Le changement frappe aux deux pôles de la contradiction : la fonction médiatrice de la bureaucratie s’épuise, et la contestation prolétarienne des appareils a réussi au point de perdre une partie de sa nécessité et de sa virulence.

Nous n’insisterons pas sur les coups subis par le mouvement ouvrier: bouleversements industriels, fermetures d’usines, licenciements massifs n’épargnant aucun secteur, dégradation globale des revenus, des conditions de travail et de l’appartenance sociale liée au travail. La bureaucratie est loin d’être morte, mais elle a perdu à la fois une bonne partie de son pouvoir d’intermédiaire et son emprise sur les salariés. Si le libéralisme de combat (Reagan, Thatcher) a livré une lutte anti-syndicale frontale, d’autres forces politiques ont mené une action indirecte tout aussi redoutable. En France, par de multiples biais, et sous des gouvernements de droite comme de gauche, l’Etat et parfois le patronat financent une partie considérable du budget de syndicats qui dépendent de moins en moins des cotisations de leurs adhérents, et de plus en plus de subventions, d’aides déguisées, voire d’activités lucratives, notamment de formation professionnelle. Amorcée de longue date, l’évolution s’est accélérée depuis trente ans, diminuant d’autant indépendance et capacité militante.

Il n’en découle pas la disparition des syndicats, mais leur transformation profonde. Il est faux de dire que la désindustrialisation (en fait un déplacement géographique de l’industrie), ou en tout cas la délocalisation de nombreuses usines, aurait eu raison du syndicalisme. Les exemples de Verdi (outre-Rhin), d’Unison (outre-Manche) ou de CWA (outre-Atlantique) prouvent que l’on peut organiser les services. Il est également inexact que les syndicats (de cols bleus ou blancs) n’obtiendraient plus rien. La situation globalement défavorable au travail n’empêche pas, dans certains cas minoritaires, de préserver une partie de l’acquis, voire d’arracher encore augmentations de salaires ou avantages sociaux. Mais ces non-défaites sont très différentes des avancées d’antan. Pour ce syndicalisme moderne, même accompagnée d’une grève dure, la négociation s’apparente de plus en plus à une transaction commerciale où le travail tente de se vendre au mieux (ce qu’en soi nous ne déplorons nullement). Si solidarité inter-entreprises il y a (et elle est moins rare qu’on le croit), elle tient d’une union d’intérêts bien compris. On adhère au syndicat comme à une mutuelle, on dépose un préavis de grève comme une demande de congé. Bien sûr la totalité du syndicalisme ne se conforme pas à ce schéma, et le militant traditionnel n’a pas disparu, mais la tendance de fond est à la professionnalisation. Même chez les cols bleus, au permanent d’origine ouvrière succède un gestionnaire des conflits que le hasard des carrières pourrait conduire un jour dans le fauteuil d’un DRH. Les syndicats « jaunes » d’antan pratiquaient la collaboration de classe, mais leurs dirigeants ne se recyclaient pas dans le conseil aux entreprises, comme l’ex-chef de la CFDT a pu le faire sans guère susciter de réaction. Verdi, Unison et CWA ont seulement quelques années d’avance sur la CGT ou la CGIL: leurs adhérents n’ont plus le sentiment d’appartenir à une communauté du travail au-delà de l’entreprise, dont le syndicat serait le représentant, et qu’il pourrait donc trahir.

Il ne s’agit pas uniquement d’image ni de ce que les salariés ont en tête. Autrefois, de grandes entreprises (en particulier aux Etats-Unis et au Japon) réservaient à leur personnel (masculin, de préférence) des avantages dont ne profitait pas la masse des salariés du pays. Mais il était possible à tout travailleur ou à ses enfants d’entrer un jour à son tour dans une grande entreprise. Pareille promotion est devenue infiniment plus malaisée. En 1960, le salarié mal payé et difficilement syndicable d’une toute petite boîte pouvait se reconnaître membre de la classe ouvrière et tirer de la grande famille PCF une gratification symbolique et des avantages matériels qui en 2003 lui sont quasiment interdits.

Dans le même temps que la bureaucratie perdait beaucoup de sa fonction de médiatrice sociale, la base ouvrière s’en émancipait de plus en plus. En France, de la grève Renault de 1947, celle des mines de 1963 (où l’appareil CGTiste mis en minorité alla jusqu’à traiter les mineurs d’ingrats et d’imbéciles), aux éclats de 1968, un conflit toujours latent et parfois ouvert a opposé les travailleurs à ceux qui les canalisaient. Toute action résolue dans l’usine se heurtait aux staliniens. En avril 1947, s’ils ne s’étaient pas préparés et équipés pour la violence physique, les grévistes de Renault auraient été expulsés de leurs ateliers par les CGTistes. Cette période semble révolue. Il devient exceptionnel que la CGT fasse la loi dans l’atelier, et chasse le contestataire à coups de matraque. En 2003, la puissante (car co-gestionnaire) Fédération CGT de l’Energie a été désavouée par le personnel d’EDF lors d’un référendum sur les retraites où le chef syndical appelait (de concert avec le patron) à voter oui. Comme l’a encore montré l’échec du mouvement autour des retraites au printemps 2003, les syndicats usent plus les grèves qu’ils ne les brisent, et jouent plus sur l’inertie de la majorité qu’ils n’ont recours à la violence ou à la calomnie. On ne verra plus, comme en mai-juin 68, la CGT s’approprier l’usine, sauf pour jouer un rôle de garde-fou, comme à Collatex où le syndicat a empêché le personnel de mettre ses intentions destructrices à exécution. (Pareilles menaces n’avaient été lancées et tolérées que parce que l’usine était condamnée : elles ne l’auraient pas été dans un entreprise rentable, à Renault-Douai par exemple.)

La confrontation entre autonomie et bureaucratie persiste, mais cesse d’être une priorité et la condition systématique de toute action. L’affaiblissement du cadre syndical transforme la grève sauvage. Les pratiques et les organes autonomes que se donne la base sont beaucoup moins antagoniques à l’ordre syndical (et bourgeois) qu’auparavant, et plus d’une coordination naît non pour s’opposer au syndicat mais pour pallier sa carence, quitte à lui laisser ensuite la charge de négocier avec le patron. L’auto-organisation demeure une condition nécessaire de toute lutte, a fortiori de toute action communiste. Mais désormais elle sert aussi de véhicule à des revendications qui ne remettent en cause peu ou rien d’essentiel, pas même un pouvoir syndical qui a cessé d’être la première ligne de défense du capital, et donc le premier verrou à faire sauter pour mener une lutte de quelque importance. Autrefois et jusque dans les années 1960, c’était au nom de l’organisation dans l’unité et la discipline que se perpétuait la domination bourgeoise sur le travail. Cette réalité n’a pas disparu, mais une dose d’auto-activité s’y ajoute désormais.

Un tel changement s’inscrit dans une évolution longue. Là où le capital domine en profondeur, son intérêt exige qu’il en appelle à l’initiative des exécutants et à la circulation des idées, y compris du bas vers le haut. Une entreprise ne sera jamais une petite république à la Rousseau. Mais dès qu’existe une organisation complexe exigeant des décisions régulières, il est possible et utile d’associer la base à la prise de décision. En 1960, qui imaginait qu’un jour des enfants participent à des élections dans l’école, et que l’institution scolaire finance des journées de «formation de délégués» d’élèves ? Bureaucratie (comme cadre contraignant) et démocratie (comme forme d’une libre activité) ont toujours fonctionné de pair. Il y a cinquante ans, l’entreprise promouvait la première aux dépens de la seconde. La pénétration accrue du capitalisme dans nos vies, y compris au travail, modifie maintenant cet équilibre. En tout lieu, la démocratie donne la mesure dans laquelle le prolétaire peut peser ou croit peser sur le capital. Le lieu de travail productif n’y échappe pas.

Le dirigeant stalinien était le pendant ouvrier du patron de droit divin. Les deux figures se sont estompées ensemble. Sans exagérer ce qui est une tendance lourde contrebalancée par de nombreuses exceptions, comparés à ceux de 1960, les prolétaires du 19e siècle sont beaucoup plus seuls, livrés à eux-mêmes.

Rien n’est pour nous positif en soi dans la société capitaliste, qui produit les conditions de son dépassement, mais les conditions seulement, non le dépassement. Que les prolétaires ne puissent s’émanciper sans s’organiser, c’est certain. Tout dépend comment : une organisation qui soumet une «base» à une «direction» n’aboutit qu’à renouveler les hiérarchies existantes. Il faut donc un type d’organisation où chacun et le groupe agissent par soi même et ensemble. Mais cette condition non plus ne suffit pas, lorsque d’innombrables groupes de base, par une action et une réflexion effectivement collectives et sans intervention d’un pouvoir qui leur serait extérieur, choisissent d’eux-mêmes dans leur pratique de ne pas remettre en cause les fondements du capitalisme. C’est cette autonomie-là qui anime les mouvements surgis depuis une dizaine d’années.

Quand «TOUS ENSEMBLE» devient un programme

Pour nous limiter ici à la France, dans le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-98 balbutiaient une critique de la séparation travail/non travail, et par là un rejet de la séparation fondamentale qu’est le travail et qui le définit. Le mouvement s’est prolongé quelque temps dans divers lieux, par exemple à Paris ce que l’on a appelé l’Assemblée de Jussieu. La brèche a été refermée, et le début de critique réabsorbé dans ce qui avait surgi en 1995 et s’est imposé depuis. En décembre 95, les cheminots auront moins débordé les syndicats qu’en 1986, et l’ensemble du mouvement est resté dominé par la défense du service public. Au lieu de comprendre l’Etat comme un patron sans doute «meilleur» que d’autres mais soumis aux mêmes règles de rentabilité, et donc conduit lui aussi à rogner les retraites, on le donne en modèle à l’ensemble de l’économie.

Dès lors l’amorce d’une communauté entre catégories (travailleurs avec emploi/chômeurs, public/privé, ouvriers/salariés non ouvriers), le potentiellement subversif «Tous ensemble», s’est dégradé en simple solidarité, où s’ajoutent des catégories maintenues comme différentes. La coupure entre le travail salarié et le reste de la vie, coupure fondatrice de toutes les autres, est alors perçue comme dépassable à condition de donner au salariat tous les droits qu’il mérite. L’inacceptable n’est plus la condition salariale, mais son mauvais traitement : le salariat «protégé» devient la norme qui devrait devenir le lot de tous. A peine renaissante, la communauté de lutte recevait un contenu moral. On a défini Décembre 95 comme une grève par procuration. Or, c’est à une suite d’actions par procuration que se livre un mouvement réduit à soutenir des pratiques n’ayant généralement qu’une portée symbolique. (Les gauchistes autrefois soucieux de «servir le peuple» avaient au moins la chance d’appuyer des grèves souvent victorieuses.) Dans ces conditions, le mouvement ne fait pas apparaître ce que partagent le cheminot, la postière, l’employé du privé, l’ouvrière, l’instituteur, etc., c’est-à-dire ce qui organise leur vie à tous : le salariat. Les catégories n’ont pas l’expérience pratique de ce sur quoi elles peuvent s’unifier pour s’en débarrasser. Il ne s’agit plus que d’être solidaire, et c’est finalement une vision éthique du monde qui l’emporte.

Quand la morale progresse, l’intelligence historique recule. On ne débat plus de ce qui structure notre société, mais de qui sont ses «décideurs». Le mouvement s’éloigne de l’entreprise, où presque toujours le capital met le travail en échec, pour se porter vers des lieux (FMI, Davos, OMC..) et des actes (AMI, AGCS..) présentés comme ceux de la décision. Battue dans chaque entreprise, la contestation fait comme si elle pouvait se rattraper au niveau de ce qui en commanderait l’ensemble. Capables de défiler, de discuter, de partager une authentique fraternité, les foules de Gênes et du Larzac renoncent à s’unir sur le lieu de travail, et chacun retourne solitaire le lendemain dans son entreprise.

Agir ainsi, c’est faire de nécessité vertu. A quelques exceptions près, comme la grève des pompiers anglais de l’hiver 2002-2003, ou l’union d’ouvriers de diverses nationalités aux Chantiers de l’Atlantique en 2003, l’immense majorité des luttes restent divisées, défensives, et la plupart se soldent par des reculs. Quant à une critique du travail, il faut aller au cinéma pour voir publiquement poser la question : Doit-on perdre sa vie à la gagner ? (affiche du film Attention. Danger ! Travail, 2003).

Salarisation n’est pas prolétarisation

La crise actuelle de la fonction enseignante n’a pas produit des interrogations sur une autre école, voire sur le dépassement de l’école en tant que telle. La transmission du savoir entre générations se résume à une réflexion pédagogique, ou à une revendication de «moyens» (Plus, c’est mieux). Si des ouvrages comparables à Libres enfants de Summerhill ou à celui d’Illich sont parus récemment, ils restent confidentiels.

Les travailleurs du spectacle non plus n’ont pas avancé une analyse de la culture comme moment séparé de l’activité humaine. Cette critique n’est pourtant pas nouvelle: à sa façon, Nietzsche déjà s’en prenait à un art coupé des sens et des émotions. On ne trouve aujourd’hui rien qui rappelle la force dénonciatrice des dadaïstes, surréalistes, lettristes, pour ne pas parler des situationnistes. L’écrivain anarchisant de la fin 19e se voulait en dehors, l’artiste du 21e se veut fermement dedans: loin de critiquer la culture, il désire seulement lui enlever son caractère marchand, et la rendre accessible à tous. Alors qu’autrefois une minorité faisait scandale en refusant le statut d’artiste, aucune voix discordante ne brise le consensus qui revendique le rôle social de l’art et sa prise en charge (= son financement) par la collectivité. L’artiste ne se pense plus contre la société, mais nécessaire à la société, au même titre que le prof ou l’infirmier, et relevant donc d’un nécessaire mécénat démocratique généralisé. L’artiste de rue complète l’éducateur de rue. C’est Star Academy, symbole d’une télé de bas étage, que l’on choisit d’interrompre, non une émission culturelle recommandée par Télérama.

Au printemps et à l’été 2003, des groupes aussi différents (et auparavant en général indifférents les uns aux autres) qu’enseignants, intermittents et fonctionnaires territoriaux se sont rapprochés. Aujourd’hui, l’artiste précaire se comporte autant en précaire mal payé par un patron qu’en artiste bénéficiant d’une image flatteuse, et, malgré ses avantages indéniables, le professeur réagit en travailleur au contenu de travail et à la reconnaissance sociale dégradés. Ce que Marx nommait domination réelle du capital élargit au plus grand nombre la condition de salarié et les conflits qu’elle suscite. En se généralisant, la confrontation capital/travail étend la contradiction à toute la société. Mais elle ne la rend pas de ce seul fait explosive. Le salarié revendique le plus souvent sans critiquer ce qu’il fait. Etre exploité et même réagir en exploité ne suffisent pas à remettre en cause le salariat.

La prolétarisation rencontre ses limites. Si la prof d’histoire et le cameraman peuvent se valoriser dans l’exercice de leur métier (voire en tirer un revenu supérieur à la moyenne), cela demeure quasi impossible à la femme de service. Aussi ces couches ne pratiquent pas (encore ?) de sabotage comme l’avait envisagé le personnel de Collatex. Leur rapport avec l’outil et le contenu du travail est pour le moins fort différent de celui des salariés d’exécution.

Au printemps 2003, lors des négociations autour de la décentralisation des emplois de l’Education Nationale (et de la perte de statut qu’elle entraîne), un net clivage est apparu entre des «manuels» (les ATOS) vite traités en quantité négligeable, et des «intellectuels» (conseillers d’orientation, assistantes sociales, infirmières scolaires) objets de la sollicitude générale et bénéficiaires de concessions bien supérieures.

Du passé ils font table rase

Paradoxalement, si l’alter-mondialisme ne se proclame nullement en faveur d’une révolution communiste, il paraît faire siens certains des objectifs ou au moins des méthodes associés auparavant à ce que le mouvement prolétarien affirmait de plus radical. Sans même avoir été réfutés, des pans entiers du gauchisme tombent aux oubliettes. On a l’impression qu’une bonne partie de ce que des minorités anarchistes, conseillistes, situationnistes ou ultra-gauches avaient le plus grand mal à faire entendre voici trente ans, serait aujourd’hui le bien commun de millions de contestataires. En particulier, diverses cibles semblent tellement discréditées que bien peu se donnent désormais la peine de les défendre ou de les attaquer.

En 1967, il nous fallait batailler pour faire admettre aux diverses variétés de léninistes et de maoïstes que la totalité des pays dits socialistes, de Cuba au Nord-Vietnam, étaient en réalité capitalistes. Qui se soucie aujourd’hui de la «nature sociale de l’URSS» ? En 2003, qui prend la défense de Castro ou d’Ho Chi Minh ?

Quant à la Révolution d’Octobre, seuls quelques universitaires marxistes débattent de où et quand le pouvoir des ouvriers a cédé la place à celui des bureaucrates.

Une bonne partie du gauchisme, tout en la critiquant, défendait la bureaucratie ouvrière au nom de son origine «de classe». Aujourd’hui, personne ne soutient plus bec et ongles partis ouvriers, PC et syndicats comme des acquis essentiels des travailleurs. Tout au plus, on dit qu’ils peuvent s’avérer utiles s’ils sont en phase avec le «mouvement social».

Ne parlons pas du léninisme: les constructeurs de parti ont renoncé. Les gauchistes de 68 voulaient s’imposer au mouvement social par en haut. Leurs héritiers s’efforcent de l’épouser par en bas.

L’ouvriérisme ? Dans une assemblée, personne ne vous fera taire sous prétexte que vous avez les mains blanches.

La critique de la marchandise, marginale en 1970, est dans la bouche de millions d’anti-mondialistes, et Le Monde n’est pas une marchandise devient un succès de librairie.

Voici trente ans, le rejet de la civilisation industrielle et de la technologie passait pour absurde, voire indécent quand l’extrême-gauche décrivait l’agriculture moderne et la production de masse comme le remède évident à la famine et à la misère. Quel journal gauchiste publiait un article contre le nucléaire en 1965 ? L’évidence a changé de sens: la remise en cause de l’industrialisation massive va de soi, et tout le monde exige des technologies douces.

En 1970, l’idée d’une insurrection «festive» était jugée petite-bourgeoise. Soyons sérieux, camarade, la révolution n’est pas un dîner de gala ! Trente ans plus tard, jamais l’on n’a autant dansé dans les manifs. Le militantisme, stade suprême de l’aliénation: cette formule, titre d’une brochure de l’OJTR du début des années 70, ne choquerait plus aujourd’hui. Le militant discipliné a vieilli. On n’accepte plus que de «grands dirigeants» s’adressent à une foule passive n’ayant d’autre rôle que de les applaudir. Comme la messe en latin et le cours magistral, la politique traditionnelle est passée de mode. Le respect de l’autorité est révolu et avec lui la croyance dans un sens de l’histoire détenu par ceux qui en maîtrisent la théorie.

En d’autres termes, une grande partie de ce que la vague révolutionnaire des années 60-70 avait le plus grand mal à faire admettre paraît désormais communément accepté.

Le problème, c’est que l’ensemble des points que nous venons de résumer, et qui sont effectivement essentiels à une critique du monde, ne sont aujourd’hui reconnus qu’à condition d’être séparés les uns des autres et coupés de la totalité qui leur donne un sens. Aussi véridique et fort que chacun puisse être, il n’en perd pas moins sa capacité explicative, et sa potentialité subversive, s’il est détaché de l’ensemble. Isolée, chaque pièce du puzzle devient inoffensive.

Jadis, les staliniens, mais aussi les petits partis gauchistes à leur modeste échelle, écrasaient la critique radicale sous une rigidité doctrinale. Les maîtres penseurs contemporains, eux, sont des gestionnaires du flou. La novlangue d’Orwell a fondu en langmol: du moment que l’on sait plus ou moins qui est l’ennemi, peu importe le concept qui le définit. A propos de l’ex-URSS, par exemple, il est indifférent aux contestataires actuels qu’elle ait été «capitaliste d’ Etat» ou «capitaliste» tout court, et dirigée par une «classe» ou par une «caste parasitaire», puisque seule compterait sa nature totalitaire et oppressive.

De même, pour les manifestants de 2003, peu importe de savoir si la majorité d’un pays comme les Etats-Unis, le Japon ou l’Espagne se compose de «prolétaires», de «salariés», de «classes moyennes» ou d’autre chose. L’important serait que nous, «les gens», nous soyons dominés et exploités (les deux se confondant sans qu’il soit utile de les distinguer), et qu’il faille y mettre un terme. Power to the people !

La confusion qui en résulte n’est pas pire que le marxisme vulgarisé d’antan. Elle ne le dépasse pas non plus.

Quelle raison y aurait-il de d’interroger sur Octobre 17, a fortiori sur l’Allemagne de 1920, si la perspective révolutionnaire est hors de saison ? La contestation ne fait qu’imiter une école qui enseigne de moins en moins l’histoire, et de plus en plus l’économie. Le sens historique se perd au même rythme que monte l’intérêt pour les «acteurs» du marché. Les polémiques autour des moments forts du passé (la Commune, 1917, etc.) ne concernent que celui pour qui centralité prolétarienne et rupture communiste restent une hypothèse ancrée dans la réalité. Et si le fun règne dans tant de manifs, c’est qu’elles ne perturbent rien d’essentiel : la lutte sociale apparaît comme un jeu dont les participants s’étonnent qu’il finisse parfois dans le sang. En trente ans, l’espace de la tolérance répressive s’est dilaté.

Au Vietnamien casqué brandissant un AK-47, succède un fumeur de pipe portant passe-montagne et ironisant sur sa force de séduction. Pour l’alter-mondialiste parisien ou new yorkais, les fusils du sub-comandante ne tirent pas : humour et cyberaction suffiront à neutraliser les troupes de l’Etat mexicain. Ce qui domine ici, c’est la vision d’une masse de pauvres assez nombreux pour pousser le monde à changer sans cette rupture appelée révolution. « C’est le capitalisme qui est violent, pas nous ! » La violence sociale n’est plus que désobéissance civile, elle-même vécue comme devoir civique. Le soldat d’une Armée rouge ou d’un front national de libération a heureusement cessé de passer pour la forme supérieure du révolutionnaire, mais au profit de l’image d’un citoyen responsable et solidaire. Hier assimilable à une guerre, l’émancipation humaine est aujourd’hui réduite à une pression populaire pacifique.

Ce qui était un point d’arrivée (à peine acquis d’ailleurs) du mouvement social antérieur devient le point de départ du mouvement présent, mais désarticulé, mutilé, et finalement aussi idéologisé qu’il y a trente ans. «Capital» et «bourgeoisie» étaient les slogans de 1970, «marchandise» et «marchés financiers» sont ceux du début du 21e siècle. La vision qui s’impose dans l’anti-capitalisme actuel est celle d’un peuple de braves gens confrontés à des pouvoirs politiques et économiques faisant un mauvais usage de leur puissance, mais susceptibles d’être ré-orientés dans le bon sens sous la pression populaire. Les manifestations anti-guerre de 2003 ont remis en avant cette opposition entre la masse et une minorité de dirigeants qu’il s’agirait de contraindre à faire la paix.

L’attrait d’une démocratie directe

Comment l’alter-mondialisme, au contenu inférieur à celui de l’Union de la Gauche en 1974, en régression même sur la social-démocratie historique, puisqu’il puise dans un socialisme chrétien, un municipalisme et un coopérativisme antérieurs à la guerre de 14, arrive-t-il à susciter tant d’intérêt ? Au moins le Programme Commun PS-PCF-Radicaux de gauche se proposait d’accéder à la tête de l’Etat pour si bien réformer le capitalisme qu’il ne s’agirait même plus de capitalisme. Trente ans plus tard, la perspective est au contraire, non de prendre le pouvoir d’Etat ou de s’y associer, mais de multiplier des contre-pouvoirs censés exercer, à la base comme au sommet, une pression suffisante pour infléchir le cours des choses.

Il ne sert à rien d’objecter que des milliers de contre-pouvoirs, seraient-ils à la fois associatifs, syndicaux, intellectuels, médiatiques et coordonnés en réseaux, ce qui est loin d’être aujourd’hui le cas, ne pèsent pas lourd face à l’Etat et au capital. Car l’altermondialisme prospère moins sur un programme que sur les communautés qui le composent. Il lui suffit d’être un ensemble de solidarités et d’échanges vécus dans un minimum de pratique. Or la pratique existe. Dans cet anti-capitalisme, l’assemblée est reine. Si la discussion était jadis interdite au PCF et vide à la SFIO, elle est vivante à ATTAC. Sans d’ailleurs menacer en rien la direction d’ATTAC, puisque le règne de l’assemblée va de pair avec le culte de l’expert. Autrefois, le dirigeant stalinien était légitimé par un savoir supposé universel (le marxisme) en principe accessible à tout travailleur formé à la rude école de la lutte de classe. L’universitaire choyé par la direction du PC devait sa position à ce qu’il reconnaissait l’autorité de théoriciens d’origine ouvrière : en leur temps, H. Lefebvre et Althusser firent allégeance intellectuelle à M.Thorez. Aujourd’hui, le cadre d’une ONG ou l’intellectuel à la Bourdieu tire son autorité de la maîtrise d’un savoir spécialisé acquis par de longues études. Jamais on n’a autant écouté d’économistes critiquer l’économie, et chaque groupe, réseau ou association voit son action validée par un «collège d’experts».

Tout cela, dira-t-on, est aux antipodes d’une communauté de lutte où les prolétaires à la fois débattent et agissent, comme l’assembléisme en a donné en Espagne une illustration voici vingt ans. Sans doute, mais il s’agit ici de tout autre chose. La parcellisation et la délégation du savoir enlèvent au débat l’essentiel de ses enjeux, non son existence. La prise, sinon du pouvoir, du moins de la parole par la base est le trait commun et le fédérateur de cette tendance mondiale. Comparons seulement la réalité et l’image de Marcos à celles de Guevara. Réseaux internautes et alternatifs, contre-sommets, centres et forums sociaux, Porte Alegre, et même pour partie le mouvement social argentin en 2001-2002, toutes les composantes «anti-capitalistes» privilégient la parole, et vivent sur une participation active et une démocratie directe (souvent manipulée mais vivace) infiniment plus profonde que le programme lui-même. Là, résident leur faiblesse et leur force.

L’emprise de la social-démocratie, puis du stalinisme, reposait sur un rôle (arraché de longue lutte, on l’oublie aujourd’hui) de négociateur entre capital et travail, via la médiation de l’Etat où le mouvement ouvrier avait toujours un pied, sinon les deux. Cette capacité permettait à la SFIO, au PCF, au Labour Party, à l’AFL-CIO, etc., d’améliorer effectivement le sort des salariés. En comparaison, l’alter-mondialisme apporte peu, mais ce peu n’est pas rien : une démocratie du quotidien.

Dans un pays «riche», celle-ci tient plus du discours, mais ne s’y réduit pas. Les 150.000 participants à la réunion festive du Larzac à l’été 2003 n’ont pas uniquement produit des mots, mais aussi des contacts, des initiatives, des projets d’actions et de voyages, bref des relations sociales. On n’adhère pas à SUD parce que ce syndicat obtiendrait de meilleurs résultats concrets que ses concurrents, mais pour des attitudes, des positions ou des postures, des solidarités aussi, que l’on y apporte et que l’on y trouve.

Dans un pays pauvre, la démocratie participative est la forme adéquate d’une autogestion locale qui ne change rien de fondamental, mais offre un foyer aux relations sociales, comme en Amérique latine. Bien sûr, les réalisations, qu’il s’agisse d’une cuisine collective ou d’une pharmacie coopérative, découlent avant tout d’une pression et d’une lutte des prolétaires du lieu, non du cadre démocratique qui en a été au mieux l’instrument et qui ensuite l’institutionnalise. Mais c’est justement parce que le mouvement s’arrête qu’il tient à sa forme :il en a besoin pour organiser et protéger ce qu’il a obtenu. Croire à une coupure entre contenu et forme, c’est s’interdire de comprendre la fonction et la prégnance de la démocratie.

Ici, donc, le mouvement est tout. Mais si une religion peut se perpétuer deux mille ans sans autre oeuvre tangible que ses cathédrales et sa théologie autour d’une communauté de fidèles, un mouvement politique ne saurait se suffire durablement à lui-même.

Le travail mis entre parenthèses

A l’époque victorienne, à la fin du 19e siècle, au milieu du 20e, tout grand mouvement de réforme a abouti en reliant l’ensemble des classes. En 1936, les 40 heures parlaient à tous, et les congés payés concernaient des millions de salariés non ouvriers. Le réformisme actuel, lui, ne s’adresse pas aux couches populaires, dilue le monde du travail dans «les mouvements sociaux», et il s’en flatte. Là où Arlette Laguiller rejoue une Jeannette Vermeersch en moins crédible, le jeune postier tire justement son succès de ce qu’il se présente allégé de son vélo jaune et d’une image vieillotte de travailleur. Dans le passé, chaque réformisme historique, même porté à ses débuts par des intellectuels, s’est vite enraciné dans le travail et y a fait ses preuves en apportant des changements significatifs aux conditions de vie des salariés des secteurs de la production alors décisifs. L’alter-mondialisme, lui, n’intervient qu’aux marges du salariat. S’il combat la précarité, ce n’est pas celle des 10 à 12% des travailleurs de l’automobile engagés en intérim ou en CDD, mais pour appuyer les employés de la restauration rapide ou les intermittents du spectacle.

Répéter que «le monde n’est pas une marchandise» n’a d’intérêt concret pour le travail (de portée communiste, il n’est évidemment pas question ici) qu’accompagné d’une tentative pour que le salarié soit davantage qu’un loueur de force de travail. En 1936, accorder deux semaines de vacances, c’était ne plus réduire le travailleur à son travail, et reconnaître l’humain dans le prolétaire. Aucun thème ou mot d’ordre susceptible de jouer ce rôle n’est mis en avant aujourd’hui. Et comment en serait-il autrement, quand l’alter-mondialisme ne peut même guère contribuer à ce que le travail soit une marchandise mieux payée ? Il n’y a pas d’exemple d’exigence «qualitative» satisfaite sans amélioration simultanée sur le plan «quantitatif».

Dans son discours, le réformisme radical prend soin de relier ses propositions sur le mode de vie, l’environnement, le développement, etc., à celles qui concernent le travail. Dans sa pratique, les deux dimensions sont déconnectées, sinon inconciliables. Circuler à bicyclette est un luxe réservé à celui dont le revenu permet d’habiter au centre-ville, et il faut appartenir à la classe moyenne pour acheter son café plus cher à seule fin de subventionner un commerce équitable. D’ailleurs, l’alter-mondialiste le plus naïf n’envisage pas sérieusement que le secteur coopératif concurrence bientôt les Ed, Match et autres ATAC, et finisse par modifier les lois du marché. Le coopérateur de 1900 ou 1930 croyait contribuer à changer le monde, celui de 2003 accomplit un geste d’abord symbolique. Il se situe bien plus dans la morale que dans l’histoire. Le PS a pu rêver d’une alliance de classes unissant précaires (ou RMIstes), salariés d’exécution et nouvelles classes moyennes : elle ne sera viable que si elle passe par le monde du travail, parce que celui-ci demeure au coeur de la vie et de l’évolution sociales. Et il ne s’agit pas seulement d’augmenter les salaires pour relancer la demande. Seul un traitement modifié du salariat ira(it) de pair avec une consommation elle aussi renouvelée.

En mettant le travail entre parenthèses, les réformateurs se condamnent à rester sans réformes. Mais leur échec actuel reproduit les limites des mouvements sociaux. Par exemple, en montrant quel potentiel de destruction est contenu dans la production industrielle, l’explosion de l’usine AZF de Toulouse en 2001 pouvait permettre de dépasser l’habituelle défense du travail et de l’emploi. On aurait pu croire les conditions réunies pour que la revendication «salariée» classique rejoigne la critique «écolo». Malgré quelques percées dans cette direction, tel n’a pas été le cas.

Dépolitisation

Une des caractéristiques du réformisme radical, c’est sa fuite devant la totalité. Le mouvement de 68 rejetait les partis traditionnels en leur reprochant de modifier les détails d’un système non remis en cause dans son ensemble. Depuis, l’idée d’agir au niveau de la totalité (ou simplement de la comprendre) passe pour une dangereuse illusion. Au grand soir mythique succède une infinité de révoltes, où l’on se targue d’intervenir à la marge : on ne prétend plus supprimer la spéculation, mais taxer les spéculateurs ; ni renouveler l’agriculture, mais bannir les OGM ; ni mettre fin au nucléaire, mais multiplier les éoliennes ; etc… Comme si chaque fois l’on renonçait d’avance à changer l’essentiel. Jusqu’ici, même la social-démocratie entretenait un horizon d’espoir : dans les pays scandinaves, par exemple, celui d’une société ne laissant personne sur le carreau. Le réformisme actuel se construit sur l’abandon de toute utopie, et revendique même la nécessité de ne plus tracer d’ailleurs possible. Mais ce qui fait sa capacité mobilisatrice entraîne aussi son impuissance sociale. Une addition de partialités ne compose certainement pas une perspective révolutionnaire, mais pas non plus un programme de gouvernement.

Un trait essentiel du mouvement des années soixante et soixante-dix, dans le Mai français et en Italie, mais aussi aux Etats-Unis et en Allemagne, était de tourner le dos à la prise du pouvoir. On construit des barricades pour s’y retrancher, non pour conquérir l’Etat. Mais ce rejet ne s’accompagnait pas d’un effort pour créer les conditions qui auraient sapé les bases sociales donnant à l’Etat sa fonction et sa puissance. En restant négative, la compréhension rendait d’autant plus facile son retournement ultérieur. Avec la retombée du mouvement, sa critique de la prise du pouvoir a mué en méconnaissance de la réalité du pouvoir, et le refus de la révolution politique en négation de la dimension politique de la question sociale.

A peine née, la critique de la politique est morte sous la forme d’une réelle dépolitisation, malgré une profusion de publications et de débats donnant l’impression d’une revitalisation de ce qu’il est à la mode de nommer « le politique ». Nous en donnerons deux illustrations fort différentes.

Quoi que l’on pense par ailleurs de son contenu, la mobilisation anti-Front National d’avril 2002 a offert les apparences d’un formidable regain d’intérêt pour la chose publique. Mais descendre dans la rue n’est pas incompatible avec un dés-investissement politique. Les foules qui ont défilé et discuté se composaient en majorité d’électeurs qui, en accordant leur voix aux «petits» candidats, étaient largement responsables de la défaite de la gauche au premier tour. Pendant cette quinzaine de folie, à part quelques discordances, le consensus voulait qu’il n’y ait rien de plus grave ni de plus urgent que de barrer la route au néo-fascisme, et de savoir choisir le moindre mal. Ceux qui avaient fait la fine bouche devant Jospin ont donc voté Chirac en jurant qu’on ne les y reprendrait plus, et en se promettant dorénavant de faire preuve d’un sage réalisme républicain et de gauche. On pouvait donc s’attendre ensuite à un franc soutien électoral et à des adhésions nombreuses à la gauche qui a quelque avenir gouvernemental, en l’occurrence au PS. Or, dès les élections suivantes, une bonne part des manifestants d’avril-mai 2002 ont persisté à bouder les grands partis de gauche, soit en se portant sur les écologistes ou l’extrême-gauche, soit en s’abstenant, et nul ne prétendra que le PS connaisse une nouvelle jeunesse. Certes, la SFIO a mis plus de vingt ans avant de s’unifier en 1905, et il a fallu une bonne quinzaine d’années au PCF pour s’affirmer comme médiateur des conflits de classes. Mais ce rappel historique indique précisément que les forces et les formes d’un nouveau compromis social se cherchent sans encore se trouver. Le comportement des foules du printemps 2002 était logique, si le but est de faire pression sur les partis et les gouvernants, non de renforcer un parti susceptible de gouverner. La dépolitisation est justement là, dans le désintérêt pour la détention de la puissance publique, et le prétendu « électrochoc du 21 avril » n’y change rien.

L’absence de perspective proprement politique frappe aussi là où la réforme semble au pouvoir. Plus le gouvernement de Lula donne des gages au capital, brésilien et surtout international, plus le mouvement qui a porté le Parti des Travailleurs se dissocie de lui et retourne au niveau local : autogestion partielle, démocratie de base, coopérative et micro-crédit, qui dans un tel pays correspondent à une mobilisation authentique et améliorent le quotidien. Dans un quartier pauvre où l’écolier est heureux de recevoir un cahier et un crayon, l’auto-organisation de la vie scolaire par une association apporte un changement immédiatement positif. Mais si les habitants du quartier, avec raison, vivent l’arrivée des cahiers comme une victoire, ils savent qu’elle n’est pas à mettre au crédit de l’Etat ni du Parti des Travailleurs. Cette situation est loin des réformes d’une autre ampleur jadis apportées par les régimes nationalistes de gauche ou populistes, du Mexique de Cardenas à l’Argentine de Peron.

Le peuple contre les voleurs

A quoi bon s’en prendre à J. Bové, N. Klein ou T. Negri ? C’est en prônant un capitalisme rénové, adouci, pacifié, moralisé, égalisé et démocratisé, qu’ils ont acquis l’audience qui est la leur.

Plus intéressantes sont les positions de la base. Qu’entendent les participants aux centres et forums sociaux, quand ils parlent de salaire et de profit ?

Autrefois, l’exploitation était interprétée comme un vol, le capitaliste identifié au propriétaire d’usine enrichi sur le dos de ses ouvriers, et le socialisme assimilé à l’élimination des parasites. Une fois débarrassé du profiteur, l’ouvrier recevrait un salaire correct, tandis qu’une planification démocratique mettrait fin à l’anarchie bourgeoise et réorganiserait production et distribution en fonction des besoins des masses.

Aujourd’hui, le déclin des propriétaires privés oblige à saisir le profit comme un fait non plus individuel mais social. Pourtant l’opinion, y compris contestataire, continue d’y voir une sorte de vol, à travers l’opposition de la production et de l’argent. En gros, produire des richesses supposées utiles, même pour les vendre (à condition qu’un « juste » prix unisse producteur et consommateur), c’est positif; faire de l’argent à partir de l’argent, c’est mal. Récupérons donc la richesse gaspillée par la spéculation et les marchés financiers, et mettons-là au service de tous. Si marchandise, valeur et profit sont apparemment compris comme réalités sociales, on croit qu’un contrôle populaire en changerait la nature.

Ainsi, la critique de la marchandisation du monde s’arrête à la force de travail: il ne s’agit pas d’en supprimer le caractère marchand, ni d’abolir le travail comme activité séparée, mais seulement de lui assurer des conditions correctes.

Par « exploitation », on entend presque toujours un travail précaire et sous-payé, ce qui est effectivement le cas de l’immense majorité des salariés de la planète. Mais cette définition restrictive implique que créer six heures par jour des sofwares éducatifs, en échange d’un bon salaire, et dans un cadre respectant l’environnement, sans aucune discrimination ethnique, sexuelle ou de genre, en liaison avec les habitants du quartier et les associations de consommateurs, ne serait plus de l’exploitation. Bref, une société où chacun puisse prendre plaisir à faire son petit marché le dimanche matin, sans que personne ne subisse la loi des grands marchés financiers : le rêve des classes moyennes salariées occidentales étendu à six milliards d’êtres humains.

D’un côté, on dénonce la marchandisation. De l’autre, on réclame un travail différent. La presse française a fait plutôt bon accueil à la traduction du Manifeste contre le travail du groupe allemand Krisis. Une tendance du PS français, qui s’est baptisée Utopia, se prononce pour ce qu’elle appelle une société sans travail.

Mais les deux critiques restent séparées. En isolant l’une de l’autre ces deux dimensions, on s’interdit de comprendre le salariat, qui est l’unité des deux: l’achat-vente de l’énergie humaine pour la mettre au travail afin de produire plus d’argent. Dès lors l’idée d’un monde reposant sur l’échange d’une marchandise très particulière, le travail, dont la suppression serait la clé de la suppression de toutes les autres marchandises, cette idée essentielle est perdue. Et puisque l’on n’envisage pas de se débarrasser de l’échange marchand, la solution, c’est de le contrôler, et de protéger le travail par des droits. Qui en sera capable, sinon l’Etat, démocratisé bien sûr ?

Ce programme se borne donc à reprendre un fonds vieux comme Bernstein et Léon Blum. Mais, à la différence de ces prédécesseurs jugés ringards, leurs héritiers contemporains, en n’envisageant aucune prise ni exercice du pouvoir, renoncent à tout levier politique, donc à toute efficacité. Et leur discours récurrent sur une « société civile » susceptible de corriger à la fois les abus de l’Etat et ceux du marché ne sert qu’à justifier une absence d’impact social. Revendiquer la société civile contre l’Etat n’a aucun sens : la première suppose le second, et sa théorisation, à partir du 17e siècle, fut contemporaine des réflexions sur l’ascension de l’Etat moderne. Ce point, et l’illusion d’une renaissance «citoyenne» capable de remodeler la vie sociale, mériteraient un développement ultérieur.

Un mouvement sans centre de gravité

Autrefois, «le capitalisme» était assimilé au règne des bourgeois (c’est-à-dire des propriétaires) dont l’élimination équivaudrait au socialisme. « Capitalisme » devenait une entité, le mal contenant tous les maux, et dont la suppression devait nous libérer de tous. Aujourd’hui, les absolus sont morts. Le capitalisme n’est plus qu’un adversaire parmi d’autres, et pas même celui qui donnerait sa cohérence aux autres, qui ont nom domination, intolérance, violence, sexisme, racisme, etc.

Parallèlement, loin d’être perçu comme rapport social, «prolétariat» était lui aussi promu au rang d’entité: le sauveur suprême, dont l’accession à la majorité statistique, par sa simple croissance numérique, garantissait qu’il libère un jour prochain l’humanité entière. Finis les grands nombres, il n’y a plus désormais que des minorités, qui d’ailleurs s’interpénètrent: femmes, minorités par l’ethnie ou par leur mode de vie, enfants, exclus, etc. Les travailleurs n’y figurent que comme une catégorie parmi d’autres, à la rigueur primus inter pares, mais à condition de ne pas chercher à dominer les autres catégories, puisque l’ensemble de ces groupes doivent se retrouver et s’unir sur la base de ce que chacun a de spécifique, et non de ce qu’il partage avec les autres.

Autour de 1968, la critique prolétarienne était restée inachevée, ne faisant quasiment pas usage de l’arme de la centralité du travail: aussi cette critique n’a pas été battue par plus fort qu’elle, elle s’est arrêtée en chemin. Qui plus est, dans le souci fort louable de rompre avec l’ouvriérisme et le messianisme, certains communistes ont tant opposé ouvrier et prolétaire qu’ils ont dissocié ce dernier de toute base et fonction productive, le présentant en pur négatif de ce monde. Hélas, un être uniquement négatif n’a aucune existence historique. Dans le même temps, la matérialité de la figure prolétarienne était mise à mal par la fin des grandes concentrations ouvrières, du moins en Occident: dix usines de cent ouvriers n’équivalent pas socialement à une usine qui en réunit mille.

Soit (comme nous le pensons) les processus productifs continuent d’être décisifs dans l’évolution de la société. Soit (comme l’estime la contestation présente) le travail désormais se fragmente en de multiples réalités et formes qui le dépouillent de tout rôle central : en ce cas, tout est à repenser, ou plutôt il est urgent de renoncer à penser le tout. Inutile dès lors de s’interroger sur les structures du capital. Il suffit de savoir que «  capitalisme = exploitation », et que tous nous sommes exploités, économiquement, politiquement, socialement, sexuellement, ethniquement, etc. Les débats autour d’exploitation/domination perdent même leur sens : être exploité en tant que salarié s’ajoute simplement à être nié comme jeune, étranger, femme, etc.

Dans ses oeuvres de jeunesse, Marx théorisait le prolétariat comme ne pouvant se réclamer d’aucun tort particulier, et se dressant seulement au nom d’un universel, à titre «humain». Au contraire, dans la vision qui domine l’anti-capitalisme contemporain, chaque groupe est censé revendiquer des droits particuliers, dont l’addition aux droits revendiqués par ses voisins aboutira à changer le monde. On invite les salariés à demander un emploi décent, les gays à exiger un statut qui les reconnaisse, les consommateurs à réclamer des articles de qualité, l’ethnie discriminée à obtenir l’égalité avec les autres, étant entendu que chacun passe successivement par les rôles de salarié, de gay, d’acheteur dans une grande surface, de parent, d’usager des transports, de raver, de Malien ou de Kurde, etc. Si globalité il y a, c’est par juxtaposition de sphères séparées.

En somme, en substitut d’une impossible majorité laborieuse, un infini de minorités; et face aux méga-fusions bourgeoises, des conglomérats de multitudes. Cela n’accomplira certainement aucune révolution, mais pas davantage une réforme digne de ce nom. Chaque réformation passée s’est en effet opérée autour de couches sociales jouant un rôle-clé dans la restructuration capitaliste, tant du côté du capital que du travail. La non-émergence de telles couches charnières, et la montée d’un agrégat populaire privé de colonne vertébrale, témoignent d’une réforme à ce jour introuvable.

Le réformisme radical a beau escamoter la centralité de la lutte de classe, celle-ci, comme en creux, s’impose à lui, malgré lui le détermine, et le condamne à ne proposer qu’une démocratisation de la démocratie.

Quand réforme = révolution

Dans le défunt mouvement socialiste ou communiste (lire: stalinien), les prolétaires passaient pour le sel de la terre, mais le parti ou le syndicat ne leur accordait pas un rôle plus actif que celui dévolu aux fidèles dans l’Eglise catholique. Toujours promis, jamais advenu, le but final échappait au monde sensible, et tenait plus du «paradis à la fin de vos jours» que d’un horizon historique. Marx devenait un prophète, et la théorie révolutionnaire une religion, avec ses prêtres et ses hérétiques.

Nous sommes redescendus sur Terre, et passés du transcendant à l’immanent. Il n’y a plus de messie, plus d’au-delà. L’unité de la totalité à transformer n’est plus dans un ailleurs, mais nulle part et partout. L’immédiat règne: «Commençons ici et maintenant, organisons-nous à la base, et nous transformerons le monde, d’ailleurs nous avons déjà commencé…»

Le culte du mouvement remplace celui du but ultime. Le militant de 1970 annonçait du pain et des roses pour des lendemains enchanteurs, et en attendant acceptait tout, des rôles sexués à l’idolâtrie du progrès en passant par la nécessité des prisons. Le contestataire de 2003 répète que les conditions de notre émancipation ne demandent dès maintenant qu’à être mises en oeuvre.

La société future tenait du mythe. Elle est devenue une construction graduelle. Avant, on pratiquait le réformisme au nom d’une révolution éternellement à venir. Maintenant, on le pratique en niant qu’il existe une distinction entre réforme et révolution. Si l’on envisage une rupture, c’est pour dire qu’elle est déjà en route et qu’il suffit de l’accélérer, de l’approfondir, de l’étendre. Un passage pacifique au socialisme, en quelque sorte, mais dépouillé de l’idée de socialisme, et même au nom de la critique de la notion d’un socialisme ou d’un communisme qui dépasserait le capitalisme. Désormais, le dépassement du capitalisme se fait par et dans le capitalisme. C’est un auto-dépassement. Il n’y a plus de différence entre le même et l’autre.

L’intuition profonde que la révolution n’a de sens que comme transformation du quotidien, est devenue la croyance en une transformation du quotidien qui équivaudrait à une révolution.

On nous objectera que, si telle est la ligne majoritaire chez les alter-mondialistes, une aile radicale fait entendre de tout autres positions. Probablement, mais cette minorité n’est pas parvenue à se donner un minimum d’affirmation (sans parler même de coordination) autonome. Rien par exemple qui fasse écho à la force symbolique des actes de l’I.S. (faut-il rappeler que nous ne sommes pas situationnistes ?). Un mouvement construit sur la dissolution de la différence entre réforme et révolution, entre programmes «minimum» et «maximum», ne laisse d’ailleurs aucune possibilité à des minoritaires de s’organiser en opposition cohérente pour rejeter un gradualisme ou un évolutionnisme qui sont les bases mêmes du mouvement. C’est une telle minorité qui manquerait de cohérence, et donnerait l’impression justifiée de revendiquer un bel absolu contre l’inévitable relatif. Se revendiquer révolutionnaire avait un sens au sein du SPD en 1900, non à ATTAC un siècle après. Une éventuelle tendance «critique» n’y risquerait pas l’exclusion, mais la reconnaissance, la dilution par mise sur le même plan que les autres courants. La logique alter-mondialiste, c’est l’inclusion de toutes les critiques. (Ou presque toutes. Seule est exclue la critique « fasciste » du capitalisme: dialoguer avec un intégriste musulman habilement réactionnaire comme Tariq Ramadan, pourquoi pas ; avec un païen ouvertement réactionnaire comme Alain de Benoist, jamais !) Aussi, jusqu’ici, y compris dans les manifs anti-guerre, les opposants effectifs au capital ne se reconnaissent pas comme tels -- sauf dans la violence, celle des Black Blocs par exemple. Mais si la violence est inséparable de tout mouvement social, elle n’en livre pas le contenu. Sans doute est-ce la raison principale de l’effacement de regroupements comme le Black Bloc depuis Gênes.

L’alter-capitalisme

L’anti-capitalisme actuel n’est ni un feu de paille ni un produit médiatique, mais un mouvement social au sens plein du mot, c’est-à-dire exprimant et mobilisant les aspirations et revendications de vastes secteurs de la société. Pourtant il s’avère inapte à encadrer le passage du capitalisme à un nouveau cycle de développement.

Le fordisme-keynésianisme, entré en crise il y a une trentaine d’années, n’a pas surmonté cette crise. Cela ne signifie pas que le système capitaliste en soit incapable: nous ne croyons pas à la décadence. Pour le dire vite, un nouveau système de production émerge mais est loin d’atteindre sa maturité. Le capital reste mieux apte à déstructurer qu’à restructurer.

Le capitalisme n’est ni l’économie, ni les luttes, ni la combinaison des deux, mais une dynamique co-produite par ses deux classes fondamentales, comme nous avons essayé de le montrer au début de L’Appel du vide. Toute réforme capitaliste profonde doit donc s’articuler aux deux pôles : elle réabsorbe une critique prolétarienne qu’elle « recycle » au bénéfice du système dans son ensemble. La classe qui gère le capital a besoin d’une base élargie d’accumulation, la classe qui vend son travail a besoin d’un espace social pour faire autre chose que seulement subir. Ni l’un ni l’autre de ces besoins ne sont aujourd’hui satisfaits. Repousser les échéances aboutit à les aggraver. Tant qu’il en va ainsi, c’est le capital qui impose son contenu aux réformistes radicaux, non l’inverse. Aucun réformisme ne va au-delà des contradictions de classe dont il se nourrit et qu’il aide à amortir et à gérer. Les réformateurs contemporains n’y échappent pas.

Seul un ample mouvement social (non révolutionnaire) vaincu (par la force, mais aussi par l’intégration de ses aspects les plus réformateurs, comme le fut le syndicalisme fin 19e ou après les années 1930) pourrait débloquer la situation. Il a bien fallu les grandes grèves américaines pour donner son contenu novateur au New Deal : sans le CIO, Roosevelt n’apportait qu’un aménagement de plus. (Rien n’est d’ailleurs acquis : on ne peut exclure une secousse violente et sans lendemain, comme en Argentine.)

La réalité capitaliste (c’est-à-dire, au risque de nous répéter, l’ensemble du rapport capital-travail salarié) n’a pas encore créé les catégories de prolétaires situées au coeur de la dynamique et donc de la contradiction du capital. Les nouveaux tertiaires de l’économie dite immatérielle, des services, des technologies de l’information, présentés comme centraux à la société post-industrielle qui serait celle de notre temps, ne sont au centre de rien de décisif, rien qui ait réorganisé la production de valeur comme en d’autres temps tout ce que résument les noms de Taylor, Ford et Keynes. Les éléments d’un nouveau cycle existent, non ce qui les structurerait. Restaurer la productivité du travail ne suffit pas. Elle a d’ailleurs fortement augmenté depuis vingt ans : sur ce point, la lutte de classes de 1960-80 a été surmontée. L’enjeu porte sur la rentabilité de l’ensemble du capital. Jusqu’ici, innovations technologiques et «révolution informatique» ont créé un sur-investissement qui globalement alourdit la création de valeur. Le capital n’en sortira ni par une surenchère technique ni par des licenciements dix fois plus nombreux, mais par une réorganisation sociale. Ce système a beau faire travailler des prolétaires pour produire ce qu’ensuite il leur vend, la sortie de crise ne se résume pas à seulement augmenter les salaires et donc la demande. Encore faut-il redonner au travail un rôle positif, une place dans la société, une reconnaissance, comme le capital a dû et pu le faire au milieu puis vers la fin du 19e siècle, et d’une autre façon après 1945.

C’est la volonté d’un ailleurs possible qui donnait leur puissance aux luttes quotidiennes. 40 heures et congés payés matérialisaient cet ailleurs auquel aspiraient les travailleurs : deux semaines de vacances, c’était un peu de «socialisme», dégradé sans doute mais tangible. On ne revendique jamais dans le vide. Une lutte visant une diminution du temps de travail contient plus que la revendication elle-même. Pour être efficace, le réformisme suppose une tension sociale, l’expression d’exigences diffuses et confuses. Faire le deuil de cette possibilité conduit la lutte à ressembler à une suite de gestes symboliques et moraux.

Le réformisme radical exprime l’impuissance de son époque. Accorder un primat absolu au mouvement social le condamne au rôle d’une vis sans fin réajustant en permanence une auto-régulation bourgeoise défaillante sans jamais imposer de changement structurel. Il en donne lui-même une confirmation dérisoire dans le fait que son Forum Social Européen tenu à Paris en novembre 2003 était presque aux 9/10 financé par des fonds publics. Quelle force de rénovation capitaliste est née avec le soutien des pouvoirs établis ?

Plus l’échec prolétarien est patent, plus le réformisme radical a un espace devant lui, plus aussi il s’autonomise du centre de gravité de la société, contourne les problèmes, et renforce l’échec général.

La contestation actuelle tire son existence et ses formes de trente ans de disparition du communisme comme perspective historique.

Doute et désillusion seront à la mesure des attentes.

Nous n’en savons pas plus que le prolétaire radical moyen

Notre intention n’est pas, par la découverte du sens ou de la logique cachée de l’époque, de produire la théorie que personne d’autre aujourd’hui ne saurait produire, la théorie qui serait la première à saisir tout l’arc historique capitaliste (enfin) venu à son terme, théorie qui serait donc la dernière.

De même que toute conscience est conscience de quelque chose, de même la théorie à prétention révolutionnaire n’existe que comme expression d’un mouvement social en développement, minoritaire mais réel, qu’en retour elle renforce.

En période anti-révolutionnaire, c’est la partialité qui se développe. La période de «latence» que nous vivons, où ni les bourgeois ni les prolétaires ne savent réellement que faire, est sans doute plus longue que nous n’avions pu l’imaginer. Il suffit de se rappeler les textes écrits vers 1980. La pire contre-révolution est celle qui n’est pas simplement subie, mais acceptée, sinon intériorisée. On ne peut théoriser la domination réelle du capital sans en tirer les conséquences sur l’approfondissement capitaliste de nos vies, à un degré bien supérieur à ce qu’imaginait Marx vers 1860.

Cela ne signifie nullement qu’il n’existe pas ou plus d’aspirations à la communauté humaine, mais qu’elles se heurtent à une hostilité ou une indifférence qui leur interdit de dépasser le stade de l’aspiration. Dans ces conditions, le communisme théorique ne peut être que fragmentaire. Tendre à la totalité est une chose, y parvenir en est une autre, se contenter de la partialité une autre encore. Mais on ne saurait agir comme si cette réalité n’existait pas.

Il y a le socle théorique. On peut le répéter, avec une ardeur juvénile, mais il ne sert à rien d’en abuser, pour deux raisons. La première est évidente : nous n’avons pas de flamme à entretenir où à ranimer.

La seconde, plus profonde, c’est que « les fondamentaux » ne sont pas la théorie. L’affirmation de principes, aussi socialement et intellectuellement justes soient-ils, ne constitue aucune théorie. Le communisme théorique n’existe que comme capacité à dégager des tendances sociales embryonnaires et émergentes tendant à une subversion du capitalisme tel qu’il se présente à une époque donnée.

Vers 1950, Socialisme ou Barbarie a pu théoriser une autonomie ouvrière en formation, et en voie de devenir un trait essentiel du mouvement révolutionnaire ultérieur. S ou B a marqué beaucoup moins par ses prévisions sur l’évolution du capitalisme ou l’issue des conflits, que par son expression de leur contenu (à l’époque et à venir). Sans cet apport, qui pour nous garde un sens, malgré la faillite ultérieure du groupe, Socialisme ou Barbarie n’aurait été qu’une tendance ex-trotskyste défendant la position « capitaliste d’Etat » pour la Russie. Et cette capacité supposait un lien, même ténu, avec la pratique ouvrière anti-bureaucratique théorisée dans les pages de la revue. Il ne s’agit pas d’aller forcément à la porte de l’usine, ni même de suivre jour après jour la chronique des grèves (ou pour d’autres, des émeutes). Ce n’est pas la présence à S ou B du prolétaire Daniel Mothé, ouvrier chez Renault, qui permettait au groupe de saisir l’enjeu décisif de l’auto-organisation ouvrière, mais il y avait un lien entre cette présence et cette théorie.

D’autres exemples seraient possibles : avant 1848, en 1871, au début du 20e (quand les actions de masse hors parti et hors syndicat contribuaient à former ce qui deviendra après 1918 la Gauche allemande), après 1960 (théorisation situationniste d’une révolte contre le mode de vie et contre le travail : cf. Le Déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande, 1966). Il n’y a théorie que par la tentative de mise en lumière, de formalisation, d’une expérience historique. Pour y parvenir, vers 1950, Socialisme ou Barbarie pouvait se fonder sur des éléments perceptibles (le comité de grève élu, l’assemblée d’usine, l’organisation informelle dans l’atelier) auxquels ensuite le groupe donnait les perspectives qui étaient les siennes (la gestion ouvrière). Ces camarades ont été des témoins du futur parce qu’ils étaient à même de l’annoncer dans un présent. Aujourd’hui, l’écart entre les réalités que nous vivons et une transformation communiste a pris les dimensions d’un gouffre. A moins de se leurrer, les révolutionnaires doivent admettre leur incapacité présente à tracer des échéances, à relier ce qu’auraient de significatif les luttes actuelles avec une lutte pour le communisme. Peut-être objectera-t-on que nous ne savons pas voir : mais ce que voient certains ne paraît guère convaincant, ni parfois même avéré. Une très réelle contre-révolution sépare mouvements contemporains et communisme. C’est elle qui creuse le gouffre, et empêche encore de discerner ce qu’est aujourd’hui «l’expérience prolétarienne». Dans les années vingt et trente, alors que les OS existaient déjà, il était impossible de théoriser l’OS en tant qu’ouvrier-masse  au coeur de la contradiction du capital comme on l’a fait vers 1960.

Agir, c’est aussi comprendre. Sans prôner aucun pessimisme, fût-il raisonné et provisoire. Le pessimiste, chacun le sait, vit désabusé sur une colline d’où il considère de vaines agitations en espérant que les masses se hissent un jour à la hauteur de ses exigences. L’optimiste, lui, met la main dans le cambouis et prend le risque de se tromper en compagnie des mêmes masses. Le  couple optimisme/pessimiste est trop lourd de connotations morales pour se révéler d’un grand secours.

Quelques lectures et précisions

Recommandons les travaux des sociologues S. Beaud et M. Pialoux.

Sur Renault en 1947 : P. Bois, La Grève Renault d’avril-mai 1947, supplément au n°143 de Lutte Ouvrière. Il est intéressant que, quand la CGT redevient oppositionnelle (après le départ forcé des ministres PC du gouvernement en mai 47), elle reprenne pour des années chez Renault le contrôle des luttes, et peu à peu marginalise le petit syndicat indépendant né de la grève, et dirigé par des trotskystes.

Sur le mouvement dit des chômeurs de l’hiver 1997-98, cf. les tracts et informations réunis dans Le Lundi au Soleil, L’Insomniaque, 1998.

Sur la grève aux Chantiers de l’Atlantique : Le Prolétaire, octobre-novembre 2003.

Marx définit la « domination réelle du capital » dans le « VIème chapitre inédit du Capital » (manuscrits de 1861-65), Œuvres, Gallimard, t. II, pp. 365-382.

Sur les capacités du réformisme actuel, cf. Roland Simon, Le Démocratisme radical, Sononevero, 2001. (Et le paragraphe sur ce sujet et sur le peu de portée d’une renaissance « citoyenne » dans Dauvé & Nesic, Au-delà de la démocratie, L’Harmattan, 2009 ; note de 2009)

Pour ceux qui ont eu la chance de ne pas connaître les beaux jours du stalinisme : J. Vermeersch, tisserande à 12 ans, plus tard femme du « fils du peuple » Maurice Thorez, symbolisa pendant trente ans la modeste ouvrière promue grande dirigeante du PCF, jusqu’à son départ du Bureau politique en 1968.  

Sur l’accident de Toulouse et ses suites, voir le récit du C.R.A.C., Usines de mort. L’explosion d’AZF. Un an après, 2002.

Sur la quinzaine de folie d’avril 2002, cf. le paragraphe consacré à l’événement par K. Nesic, L’Appel du vide, disponible sur ce site.

Sur les limites de la restructuration capitaliste lancée à partir de 1980, voir les hypothèses et thèses de Demain, orage : Essai sur une crise qui vient, publiés par en 2007, et Zone de tempête (sur une crise advenue), 2009, textes accessibles sur ce site. (note de 2009)