« L’idée de vie collective n’a rien à voir avec l’idée de paradis. La lutte, la souffrance,
la sexualité, sont en effet partie intégrante de la vie, et il importe de faire en sorte
que les individus soient capables d’éprouver en pleine conscience le plaisir et la peine,
et capables de les maîtriser rationnellement.
Des individus bâtis de la sorte seraient inaptes à la servitude. »
Wilhelm Reich, La Révolution sexuelle (1930-45)
Des amis ont demandé une introduction pour la publication en Espagne de Pour un monde sans morale et d’Autre temps : la meilleure façon de présenter ces textes écrits en 1983 et 2006 est de revenir brièvement sur un de leurs thèmes.
Si nous nous intéressons à des sujets et des événements qu’un regard superficiel jugerait secondaires car relevant seulement des modes de vie et des mœurs, donc apparemment sans lien direct avec le mouvement social, c’est que ces faits jettent de précieuses sondes dans une réalité profonde qu’une « critique unitaire du monde » ne peut ignorer. (1)
Par exemple, que recouvre l'unanimité anti-pédophile répandue dans les démocraties occidentales depuis la fin du 20e siècle ? (2)
Seul le naïf croira qu’une société fertile en oppressions aurait au moins ceci de bon qu’elle serait enfin devenue plus sensible au bien-être des enfants, comme si l’attention portée à la pédophilie et sa répression étaient le fruit de luttes émancipatrices.
Le terrain est glissant. Avec du mal, on arrive à faire comprendre que critiquer la prison n’est pas prétendre que les détenus seraient tous de braves types, voire des révolutionnaires en puissance. En matière sexuelle, par contre, le malentendu est quasiment inévitable.
Car la difficulté de notre critique, c’est qu’elle tire sa validité du point de vue d’une société qui n’existe pas encore, donc d’une révolution à faire. Vision discutable... comme toute critique radicale. En remettant en cause capital et salariat, nous ne demandons pas du travail, un salaire élevé ni un revenu universel, alors que deux ou trois milliards de gens seraient probablement heureux de recevoir emploi, bon salaire ou revenu garanti. Malgré ce fait, la critique se fonde sur la possibilité d’une révolution qui débarrassera de l’obligation de choisir entre travail et misère. Et si un ouvrier venant de perdre son emploi reprochait au Capital de n’apporter aucune solution immédiate à son problème, il aurait raison, sauf qu’il chercherait dans ce livre ce que Marx ne pouvait y mettre. Il en va de même du viol et des abus sexuels. Nous ne sommes pas redevables des désordres et des crimes de la société existante. Et quand, dans la mesure de nos moyens, nous participons aux luttes s'opposant aux méfaits de cette société, c’est, tant que nous ne serons pas capables d’en attaquer les causes, sans illusion.
Constater que le parricide passait autrefois pour le crime suprême, et que sa place a été remplacée aujourd’hui dans le Droit et dans l’opinion par l'atteinte à l'enfant, ne veut pas dire que tout soit relatif, ni que l’un ou l’autre de ces actes soit anodin, ni bien sûr que nous souhaiterions une banalisation de l’inceste.
Mettre « la pédophilie » historiquement en perspective, c’est comprendre comment elle est devenue un phénomène social exigeant une attention et un traitement particuliers. La transformation des enfants en groupe de consommateurs en a fait un segment économique tout en les individualisant : tel est le sort de tout acheteur, avec cette différence que la jeunesse est plus vulnérable. Marchandiser déshumanise. Aussi l’enfance en vient à être perçue par le reste de la population et par elle-même comme un objet. Donc aussi un objet sexuel.
Quand la presse féminine vante la liberté des femmes pour leur apprendre à exercer cette liberté en sachant plaire et séduire, le message s’adresse aussi aux personnes de 12 ans, qu’un vocabulaire désuet appelait « fillettes » mais que cette presse traite aujourd’hui en adultes. L’hebdomadaire français Elle (4) écrit sur la protection de l’enfance et trois pages plus loin promeut l’érotisation de l’adolescente. Ce n’est pas un site de child porn, c’est Vogue, respectable magazine international, qui exhibe des mannequins suggestifs âgées de 6 à 10 ans.
L’extrême facilité d’accès à la pornographie coexiste avec l’enseignement officiel du genre et la mise en garde récurrente contre les prédateurs sexuels. Le discours féministe consensuel progresse en parallèle d’une hyper-féminisation, et le culte du corps encourage les stéréotypes « genrés ».
Il n’est pas indifférent que ces contradictions soient particulièrement exacerbées en Angleterre, aux Etats-Unis et au Canada, pionniers du Politiquement Correct. Il est tout aussi significatif que ces pays soient également ceux qui interdisent un retour à une vie « normale » à l’ex-criminel sexuel sorti de prison ou, comme outre-Atlantique, l’expulsent à la périphérie des villes.
Depuis la fin du 20e siècle, la pédophilie se trouve élevée au rang de « fait de société » parce qu’elle est entretenue par un mode de vie qui fait de chacun un sujet et un objet de consommation. L’un ne va pas sans l’autre. Si j’achète en sujet libre de mes choix sur le marché, je suis objet pour d’autres sujets, des entreprises bien sûr, mais aussi pour d’autres individus. D’ailleurs, avec les sites de commerce en ligne, chacun de nous vend et achète. Tous commerçants, bientôt tous auto-entrepreneurs. Comment un domaine aussi central que la sexualité échapperait-il à cette subjectification/objectification ? La même société réprime ce qu’elle suscite, et en traitant une partie des effets elle se donne l’illusion de lutter contre leurs causes.
Le monde contemporain a besoin du criminel sexuel pour projeter sur un monstre son incapacité à traiter et même à comprendre les contradictions liées à la sexualité et spécifiques à notre époque. Tout en prétendant défendre les enfants, elle tente de ne pas se voir dans le miroir que lui tend le prédateur sexuel d’une vie (et pas seulement sexuelle) auto-destructrice.
Quand la contrainte de la tradition s’efface, et que les relations marquées par la domination (essentiellement du bourgeois sur le prolétaire, mais aussi de l’homme sur la femme et de l’adulte sur l’enfant) sont conflictuelles, la solution capitaliste est celle du contrat entre individus, chacun étant supposé maître de son libre arbitre.
Entre adultes, le contrat reposera sur des critères formels, et peu importe qu’ils soient intenables. Les individus atomes étant incapables de réguler leurs relations, ils laissent l’Etat faire de la sexualité un domaine qu’il doit protéger en chacun de nous, étendant ainsi son emprise sur nos vies.
Quant à l’enfant, sa situation est invivable, car on ne lui reconnaît pas la capacité de passer un contrat. Si, en droit, rien ne lui interdit des rapports sexuels avec une personne de son âge, dans la réalité deux filles de 13 ans ne pourront faire l’amour qu’en cachette des adultes. La société nous traite tous comme si nous étions libres mais restreint l’usage de cette liberté à ce qui est licite, et c’est pire pour l’enfant, victime plus encore que l’adulte d’une injonction contradictoire : « Sois toi-même et obéis. » L’Etat protège les adultes en dépit d’eux-mêmes : l’enfant, lui, sera toujours protégé contre lui-même.(5)
Tout en attaquant la pensée ouvertement bourgeoise, le Manifeste Communiste éprouvait le besoin d’une démolition des faux socialismes (« petit bourgeois », « vrai », « critico-utopique », etc.).
De nos jours, la situation est d’autant plus compliquée qu’en matière de mœurs, la réaction se donne des allures contestataires, comme si le courage intellectuel, début 21e siècle, consistait à dénoncer la théorie du genre et l’antiracisme. La tradition parle volontiers un langage de révolte. La « Manif pour Tous » défendait la famille au nom du refus de la marchandisation du monde. (6)
Face à cette confusion, la critique doit s’en prendre à la fois à un politiquement correct devenu idéologie dominante, ainsi qu’à sa remise en cause par des défenseurs de la tradition et des restes du patriarcat. (7)
Effet secondaire inévitable de cette confusion, tenir les deux bouts de la chaîne expose à se voir assimilé à une position « réactionnaire » : il se trouvera forcément quelqu’un pour accuser de sexisme quiconque réfute telle ou telle théorie féministe, ou pour traiter d’homophobe celui qui attaque le mariage quand les homos luttent pour y avoir accès.
Position incommode donc, mais c’est la seule possible. (8) Sous peine de céder à l'émotion qui fait toujours le jeu des dominants, il nous faut réfléchir au sens des mots et à leur usage, en particulier homme, femme, homosexuel, enfant, adulte... Il n’y a pas d’autre voie que de critiquer à la fois le conservatisme (et la réaction !) et le « progressisme », l’un et l’autre entretenus par le capitalisme, y compris dans les pays les plus « modernes ».
G.D.(juin 2016)
(1) Pour un monde sans morale : https://troploin.fr/node/37
Autre temps : https://troploin.fr/node/37
La démocratie triomphe à Outreau : https://troploin.fr/node/16
Aussi : Critiquer la justice en tant que telle : https://troploin.fr/node/13
La totalité des numéros de La Banquise sont désormais lisibles en PDF sur le très utile site http://archivesautonomies.org/, « Fragments d’histoire de la gauche radicale ».
(2)La pédophilie avait suscité une forte émotion dans divers pays en 1996 lors de « l’affaire Dutroux » (séquestrations, viols et meurtres d’enfants et de jeunes femmes en Belgique).Autre temps (2001) et La Démocratie triomphe à Outreau (2006) ont été écrits en réaction à des événements et des scandales pédophiles ultérieurs.
(3) Ce texte traite avant tout des parties du monde où le capitalisme tend à dépasser les traditions patriarcales et ce qu’elles impliquent.
(4)Le magazine Elle, l’un des plus anciens consacrés aux femmes, a épousé avec prudence mais constance l’évolution de la condition féminine depuis 1945. Vendu à 400.000 exemplaires en France, Elle revendique 20 millions de lectrices dans le monde grâce à ses éditions internationales.
(5) Pas plus que nous n’avons pas de programme d’urgence pour les désastres et les horreurs du monde, nous ne nous risquerons à définir l’adolescence. Elle ne commence certainement pas à 8 ans. Mais quand une personne dispose-t-elle de son libre arbitre ? A 14 ans, à 15, à 18 ? Peut-on s'appuyer sur l'âge de la majorité légale ? Ou de la majorité sexuelle, fixée à 14 ans en Autriche, 15 en France, 18 en Turquie ou au Vatican ? On ne peut répondre que par la critique de la question. Enfant/pré-ado/ado, autant de catégories bourgeoises institutionnelles et commerciales, auxquelles maintenant s’ajoute le jeune adulte ou adulescent acheteur de livres, de vêtements, de téléphones, etc., spécifiques.En tout cas, comme nous l’écrivions en 2001, je parle à un bébé encore incapable de répondre en mots, mais je ne lui lis pas La Société du Spectacle.
(6) Créée contre le « Mariage pour tous » (c’est-à-dire le mariage homosexuel, devenu légal en France en 2013), « La Manif pour tous » a mobilisé des centaines de milliers de personnes entre 2012 et 2014. Collectif d’organisations dominé par les chrétiens traditionnalistes, La Manif pour tous attirait aussi des composantes très diverses. Une frange de ce rassemblement s’efforce depuis de devenir un parti politique, allié et/ou rival de la droite classique.
(7) En Europe, aux Etats-Unis et dans d’autres régions de la modernité capitaliste, l’égalisation (relative mais en progression) des pratiques sexuelles coexiste avec l’inégalité persistante entre les sexes. La subordination féminine continue, avec même une régression de la condition des femmes depuis les années 70, en raison d’un retour de la maternité comme essentielle au « destin » féminin. Sur le devenir du patriarcat, et divers thèmes esquissés ici, voir Du Féminisme illustré, Editions Blast & Meor, 2015. Cette brochure comprend un article que j'avais publié sous de pseudonyme de Constance Chatterley dans la revue Le Fléau Social (n° 5-6, 1974) ainsi qu'un entretien réalisé en 2015 : https://blastemeor.noblogs.org/files/2015/08/brochure-Du-f%C3%A9minisme-...
Pour une proposition de cadre théorique sur le sujet, voir aussi notre Sur la « question » des « femmes » : https://ddt21.noblogs.org/?page_id=1010
(8) « Montrer au monde qu’il est laid, malade et menteur », disait George Grosz. En pratique, une difficulté est de lutter contre l’inégalité (en particulier la subordination de la femme à l’homme) sans lutter pour l’égalité. Dans la théorie, l’intérêt d’auteurs comme Sade ou Fourier est d’aider à prendre la chaîne par les deux bouts : l’un et l’autre, de façon opposée et complémentaire, obligent à penser l’impensable.