Critiquer la justice en tant que telle (1986)

 

 

     Dans notre société de classe, la justice est évidemment une justice de classe. Mais à répéter seulement cette vérité, on la fausse au point d’en faire seulement une demi-vérité, une vérité myope… une erreur.

     C’est une faiblesse courante de ne voir dans les classes sociales que les classes, non le mouvement qui les a produites et qui les reproduit, et de ne distinguer dans le capitalisme que le capitalisme, non ce qu’il reprend de très ancien dans l’histoire humaine. Au lieu de se borner à dénoncer le caractère « de classe » de la justice et de tout le reste, on peut observer que le capitalisme a repris (dans l’intérêt de sa classe dominante) des solutions que les sociétés de classe antérieures avaient apportées à la vie sociale, et qui avaient aidé les classes d’autrefois à s’imposer.

     On ne peut pas prétendre que les classes sont apparues uniquement ou principalement parce qu’un groupe humain y avait intérêt. Les autres humains auraient-ils laissé ce groupe agir à l’instar du premier propriétaire imaginé par Rousseau décrétant « ceci est à moi » ?

     On ne saurait se satisfaire de l’argument du nécessaire « développement des forces productives » qui aurait obligé l’humanité, pour accroître la production et la productivité, à accepter les classes et l’Etat. Toutes les sociétés n’ont pas connu ce résistible primat du développement économique. Certaines ont freiné en leur sein l’essor concomitant de la richesse et de la polarisation du pouvoir. En bref, comme toutes les réalités sociales essentielles, la justice nous ramène à l’idée que depuis des millénaires l’humanité s’est trouvée engagée sur la voie de l’exploitation et de l’aliénation, sans laquelle le capitalisme moderne n’aurait pu naître, et qu’il a prolongée à son tour. La critique du capitalisme est donc aussi critique des aliénations anciennes qu’il a absorbées.

     La « justice » est une invention sociale plurimillénaire que la crise des premiers groupes humains rendait nécessaire. Elle est moins une manière de résoudre les conflits que de supporter les conflits que l'on n'a pas pu empêcher. Ce faisant, elle les aggrave et en suscite d'autres. Jusqu'à en arriver à l'absurdité actuelle de la prison criminogène, remède pire que le mal, de l'aveu des humanistes bourgeois les plus éclairés. Tout comme la morale dans les rapports interindividuels, la justice applique à un conflit ou à une violence une règle préétablie, extérieure à l'événement, pour solenniser le traumatisme, en le nommant pour l'expulser. Dans cette logique, il faut qu'il y ait un coupable, et pas seulement un responsable, car la culpabilité pénètre le coupable, devient son être profond. Le mouvement est achevé quand la justice moderne prétend juger non pas l'acte, mais tout l'être à la lumière de l'acte, à grand renfort d'analyse des motivations,  d'expertises psychiatriques et d'enquêtes de personnalité. Les sociétés archaïques ont donné naissance à la justice quand leurs membres (les groupes associés en elle, jamais de simples individus) ont renoncé pour de bon à la maîtrise directe de leur vie et donc de leur violence interne. Evolution bien entendu parallèle à la naissance de la division du travail, puis de la religion, de la politique, de l'économie.

     A partir de l’émergence de la justice comme culpabilisation-exorcisme-mise à l’écart, l’engrenage était enclenché qui devait conduire à l’enfermement, moyen sûr d’isoler celui qu’on a exclu. Mais la prison ne faisait que matérialiser une séparation depuis longtemps à l’œuvre. [..]

     Toutes les sociétés de classe ont fait le plus large usage de la justice et les dictatures les plus ouvertes (nazie, stalinienne…), quelle qu’ait été l’importance du caprice des chefs, n’ont jamais fonctionné sur le pur arbitraire, ni renoncé à la procédure judiciaire. A côté d’une police aux pouvoirs exorbitants, la justice a continué de jouer son rôle de rappel à l’existence d’une norme. Plus un régime est fragile, (dictature militaire comme l’Argentine de Videla…), plus il va loin dans l’improvisation et le viol systématique des textes de loi (disparitions…). L’arbitraire pur finit par saper l’ordre social (l’économie échappe à toute intervention, le dictateur voit sa base sociale se rétrécir comme peau de chagrin, etc.), et quand le chef ne commande plus qu’à une armée de bourreaux et rien d’autre, ses jours sont comptés. Au contraire, « l’Etat de droit », qui trace la limite précise de la zone de non-droit où s’exerce l’arbitraire policier, est la forme achevée de l’ordre social.

     Ce n’est pas seulement pour assurer l’ordre nécessaire à la propriété privée qu’on punit le voleur. On punit d’ailleurs des meurtres entre prolétaires qui ne portent nullement atteinte à la bourgeoisie. On reconnaît même une société en crise et un Etat mal unifié à ce que la police et la justice renoncent à intervenir dans certains quartiers sous-prolétarisés incontrôlables et laissent leurs habitants se droguer, se racketter ou s’entre-tuer, comme c’est le cas de certains ghettos noirs américains.

     Une société capitaliste « saine » intervient aussi pour empêcher ses marginaux de se massacrer entre eux. Il faut bien qu’il y ait là en jeu les intérêts de la société de classe (et les intérêts « égoïstes » de la classe dominante) mais il y a plus que cela.  Le monde capitaliste contemporain a besoin d’exorciser le meurtre, autrement que la société grecque d’il y a 2.500 ans, mais il éprouve aussi ce besoin, qu’il faut expliquer.

     La société de classe signifie aussi une division entre individus isolés, une aliénation de chacun face à tous, une incapacité à résoudre les déchirements et les heurts,y compris ceux qui ont un rapport très indirect avec la base de classe de la société. Le groupe réduit dans lequel se déroule la vie quotidienne (relations amicales, de famille, de voisinage, de travail) est inapte à affronter un conflit et à l’aider à se résoudre, à supporter la violence et le drame, à vivre avec les graves contradictions qui apparaissent entre êtres humains. Et il en est d’autant plus incapable que l’aliénation sociale est plus poussée : elle l’est davantage entre les citoyens français actuels qu’entre les citoyens athéniens antiques. C’est pourquoi la tendance « naturelle » est de recourir à des mécanismes au dessus de ces milieux de vie pour trancher et effacer les contradictions. De la capacité du révolutionnaire à ne pas céder à cette tendance dépend le sérieux de sa critique de la justice, et du monde capitaliste en général.

     Il va donc de soi que nous sommes contre la prison pour les « coupables » comme pour les « innocents », puisque cette distinction (historique et non naturelle) résume précisément ce phénomène de la justice dont une société humaine n’aura plus besoin.

Extrait de « Pour un monde sans innocents », La Banquise, n°4, 1986