La démocratie triomphe à Outreau (2006)

     Du scandale

     Il fut un temps où l’enfant avait le droit de se taire : l’infans, c’est celui qui ne parle pas. Depuis l’accession de la pédophilie au premier rang des préoccupations contemporaines, rassemblant 300.000 manifestants à Bruxelles pour une « Marche blanche » en 1996, le préjugé semblait s'être inversé, et la vérité sortir désormais des bouches enfantines: Un enfant ne ment pas. En 2006, tout le monde trouva donc normal qu’une enquête basée sur des déclarations d’enfants et les aveux de quelques adultes envoie aux assises ce qu’elle présentait comme un vaste réseau pédophile. L’opinion et les médias s’acharnèrent contre les accusés dont la majorité ne cessait de se dire innocents. L'un d'eux mourra en prison.Enfin le procès tant attendu commence. Mais la situation se retourne. Au fil des audiences, un témoin essentiel de l’accusation se rétracte, des enfants aussi, les preuves s’écroulent, révélant la partialité inouïe de l’instruction. Sur 17 accusés, 13 sont innocentés et libérés. En la personne du magistrat instructeur, c’est la justice qui se retrouve dénoncée comme coupable. Une commission parlementaire auditionne les acteurs du drame et, le jour où elle entend le juge d’instruction, entre 5 et 7 millions de téléspectateurs en suivent les débats.

     De cela, ne sort qu’une confusion accrue.

     On ne joue pas avec le scandaleux, c’est lui qui se joue de nous. Un scandale n’est subversif que lorsqu’il surgit dans une situation où une remise en cause sociale déjà existante est capable de lui donner son propre éclairage, comme lors du « scandale de Strasbourg » situationniste en 1966. Sinon, c’est-à-dire presque toujours, les idées et les pouvoirs dominants s’emparent d’un choc plus émotif que social et lui impriment leur sens.

     Après le 11 septembre 2001, une cassette crédible diffusée dans le monde entier montrant Bush et Ben Laden en train de préparer de concert les attentats contre le World Trade Centre et le Pentagone aurait nui à la famille Bush, mais guère contribué à clarifier les esprits. Par son effet de sidération, ce « visionnement » aurait renforcé la passivité d’un milliard d’êtres humains, aux Etats-Unis comme ailleurs, redoublant des émotions collectives propices à n’importe quel retournement, mais certainement pas à des réactions salutaires. Tant que nous restons spectateurs, notre sort et le monde nous échappent.

     Ambivalence judiciaire

     L’ordinaire d’un tribunal, ce n’est pas un procès étiré sur des semaines et ponctué d’un coup de théâtre. C’est un accusé condamné à dix ou vingt ans en quelques heures, pendant lesquelles le sarcasme des magistrats s’ajoute à l’humiliation d’un être réduit à un matricule.

     La justice, c’est, en France, 60.000 hommes et femmes enfermés dans quelques mètres carrés, dont un tiers en préventive, dont beaucoup seront reconnus innocents. C’est le cachot, les neuroleptiques, l’impossibilité d’échapper au bruit des télés. Qui croit à l’exemplarité de la peine, à la rééducation carcérale préparant une réinsertion ? La prison est un refouloir, une mise hors société qui frappe d’abord les plus démunis et les étrangers, et chacun le sait.

     La justice est une loterie, chacun le sait également : le coupable est un malfaiteur qui a eu la malchance statistique de se faire attraper.

     C’est aussi, quoique la formule soit passée de mode, une justice de classe. L’immense majorité des détenus sont des prolétaires, des pauvres. Mieux vaut voler des millions par un jeu d’écriture (ou un clic de souris) que revolver au poing. Au moment où l’opinion se réjouissait de la libération des innocentés d’Outreau, les émeutiers de novembre 2005 étaient lourdement condamnés : dernier en date, dans le Var, un incendiaire puni de 12 ans au maléfice du doute.

     C’est bien la sphère judiciaire qui contredit le plus visiblement les beaux discours.

     Mais la justice, c’est aussi la garantie des limites de l’injustice sociale. Un pauvre n’a pas le droit d’enlever à d’autres pauvres le peu qu’ils possèdent, et s’il le vole et se fait prendre, des juges le condamneront. Bourgeois et prolétaire se retrouvent alors solidaires contre le voleur.

     Une source élémentaire de toute révolte est le refus d’accepter l’inégalité qui fait côtoyer le luxe et la misère. Sans un sentiment d’injustice évidente à la vue d’une Rolls roulant devant des taudis, il n’y aura ni rébellion ni révolution. Autre chose est de s’arrêter à cette revendication de justice, et d’espérer une « plus juste » répartition des richesses, ou de s’en prendre à un bourgeois, voire de le traîner devant les tribunaux, non en tant que bourgeois, mais en tant que voleur. L’exploitation courante du travail par le capital est admise, mais on demandera réparation en justice d’un tort qui dépasse les bornes, par exemple si le patron liquide l’entreprise après avoir vidé la caisse.

     L’ambivalence populaire spontanée à l’égard de la justice ressemble à celles qui accompagnent ces autres éminentes institutions démocratiques que sont le parlement et la presse : la dénonciation de son injustice intrinsèque va de pair avec l’appel à une « vraie » justice, comme à des députés qui « nous représentent vraiment » ou des journaux qui « nous informent vraiment ». A la différence de l’homme d’affaires, le juge intervient en arbitre dans des conflits où il ne défend pas un intérêt personnel. Il incarne une force au dessus de la société, capable d’y empêcher des abus, et parfois d’en rectifier les mauvais aspects.

    La justice nourrie de sa critique

     La démocratie transforme le forfait en vertu. Les tortures d’Abou Ghraib sont censées s’atténuer du seul fait que le monde entier en a vu des images. Dès lors qu’elle est sue et répétée, une réalité sociale reçoit une existence, et devient susceptible de réforme, d’adoucissement. La publicité d’une erreur ou d’une infamie passe pour sa correction. De même la justice se revivifie d’être contestée : le traitement judiciaire des critiques, même virulentes, les dissout en preuves de la capacité de l’institution à s’autocritiquer.

     Certes, seuls quelques militaires américains de bas étage ont été sanctionnés, et le procès d’Outreau démontre la probabilité de fabrication d’erreurs judiciaires dont la plupart resteront dans l’ombre. Mais peu importe : comme au cinéma, un justicier solitaire, shérif intègre malgré la lâcheté ambiante, ou journaliste incorruptible, peut incarner la communauté faillie et par son geste la sauver. La démocratie, c’est l’exception possible, le fils du petit paysan devenant président de la République. Au tribunal, on peut se faire rendre justice.

     Au contraire des sociétés antérieures, ce sont les principes mêmes du système démocratique qui incluent la possibilité de critique et d’auto-réforme. Si l’homme ordinaire n’est pas l’égal social du puissant, du moins peut-il faire valoir les mêmes droits sur les plans politique et judiciaire.

     Le juge jugé en public, ce n’est pas seulement une vengeance. Par ce renversement provisoire des rôles, la société revient au contrat fictif par lequel ses membres auraient librement délégué à quelques-uns la tâche d’arbitrer et de sanctionner. L’un de ces médiateurs s’en étant montré indigne, sa dégradation symbolique aux yeux de tous purifie l’institution et la refonde. (Symbolique seulement : là où les accusés d’Outreau ont perdu des années de vie, et l'un d'eux la vie tout court, le juge Burgaud ne risquait même pas son emploi, tout au plus son avancement.)

     Ainsi, alors qu’une telle « affaire » prouve à quel point il est facile à des magistrats, avec le large soutien de l’opinion et de ses caisses de résonance médiatiques, de trouver des condamnables quand elle en cherche, le remplacement d’un méchant (le pédophile) par un autre (le mauvais juge) apparaît comme démonstration d’une justice capable d’auto-correction.

     Ce paradoxe (ou cette absurdité), c’est celui de la démocratie, dont les défauts, grands ou petits, ne sont jamais imputés à sa nature, mais toujours à son développement insuffisant. La démocratie n’est pas fautive pour ce qu’elle est, mais parce qu’il n’y en a pas encore assez. De même, croit-on, la justice sera meilleure quand nous aurons plus de juges, plus d’éducateurs, éventuellement plus de lois et de prisons, en tout cas plus de juristes et surtout plus de juridisme.

     La justice fonctionne de la même façon quand elle se polarise sur une de ses erreurs que sur n’importe quel délit ou crime : elle isole et individualise. Le salaud n’est plus le pédophile mais le juge, la victime n’est plus l’enfant violé mais l’accusé innocent. La justice n’a jamais affaire à des rapports sociaux : elle est là pour traiter une réalité collective comme un cas particulier. Il lui faut un responsable et, si nécessaire, elle en changera.

     Pour nous, la vérité qui a un sens ne réside pas dans l’identité d’un individu (qui a commis le crime ou la faute ? en l’occurrence : qui est pédophile ? qui a provoqué l’erreur judiciaire ?), mais dans la compréhension de l’ensemble du phénomène. Seule cette compréhension est vraie, parce qu’elle permet de traiter le phénomène et non pas simplement de sanctionner un responsable.

 

     Ce qui dérange une société

     Les catégories juridiques varient autant que leurs cousines (et souvent alliées), les classifications psychiatriques. Les comportements composant l’hystérie sont probablement aussi répandus en 2006 qu’en 1900, mais les psychiatres n’en font plus un tout caractéristique d’une des principales maladies mentales. Une époque perçoit et punit en priorité à ce qui la trouble ou qui dépasse son entendement. Au 15e siècle, un Anglais fut condamné pour avoir réalisé un profit de 50% (six pence sur un shilling). Dans un monde patriarcal, le parricide est le pire des crimes. La mort donnée à un nouveau-né passait autrefois pour infiniment plus grave que le mal infligé à un enfant de cinq ou dix ans. Aujourd’hui, à l’inverse, la pédophilie est beaucoup plus sanctionnée que l’infanticide. Le suicide était  passible des tribunaux en Angleterre dans la première moitié du 20e siècle. Maintenant, ce n’est plus l’homosexuel mais l’homophobe qui sera poursuivi.

     Que nos émotions soient historiquement construites, cela vaut aussi sur une courte période. Les crimes passionnels, la petite délinquance et le grand banditisme reflètent les remous d’une société. L’ébranlement post-68 avait mis en relief une criminalité plus politique et sociale. Mesrine n’était pas Pierrot le Fou. Justice et crime prenaient l’allure d’enjeux collectifs, et il allait de soi que « Tout est politique ». Si elle avait eu lieu en 1970, la « Marche blanche » se serait colorée d’un rouge anti-bourgeois et anti-étatique. Pour une frange de la jeunesse, rupture sociale et violence armée se confondaient: il y avait une continuité possible entre vivre dans un squatt, fuir le salariat, combattre les injustices et attaquer une banque. Citons seulement l'exemple du groupe qui se lança dans un hold up à Paris en 1980, à l'issue duquel l'un des jeunes braqueurs fut tué, et dont on a reparlé début 2006 à l'occasion du procès d'une des participantes, longtemps réfugiée au Mexique.

     La dislocation du tissu social subversif brise le rêve armé et permet à l'Etat de criminaliser les débordements, mais facilite aussi l'autonomisation de la violence, dont les Brigades Rouges italiennes sont un des exemples les plus extrêmes. Elle autorise également toutes les manipulations. La vérité  des « Tueurs fous du Brabant », dont les opérations de commandos (28 morts, dont 16 lors de trois braquages de grandes surfaces en 1985) cessèrent sans que leurs auteurs soient identifiés, n'est pas tant de savoir s'il s'agissait de « terroristes » déguisés en braqueurs, ou l'inverse, ni qui les aurait commandités ou protégés, mais qu'une époque puisse brouiller ainsi les frontières entre politique et gangstérisme. Les prolétaires ne sont plus acteurs possibles de leur violence, mais spectateurs de faits divers sanglants dont le sens échappe.

     Le déclin contestataire met au premier plan les conflits interpersonnels et familiaux. On n’en appelle plus au peuple contre les puissants, mais à l’ensemble de la population contre une poignée de monstres. Des adolescents ont pu proposer de baptiser leur établissement Lycée Mesrine : personne ne s’identifie à Dutroux. Si le tueur en série, réalité et mythe de la fin du 20e siècle, exerce une relative fascination, le tortionnaire d’enfant ne suscite que répugnance. Le crime s’est déplacé sur le terrain privé.

     Loin d’oeuvrer comme en 1970 à l’éclatement de la structure familiale, on s’y réfugie, mais en croyant l’épurer de toute déviance possible. La chute des luttes de classes, le chômage, les transformations du travail et le dépérissement d’un mouvement ouvrier que ne remplacent pas de multiformes et insaisissables « mouvements sociaux », ont accompagné sinon provoqué un repli forcé sur la sphère familiale. Si le travail est précaire, le syndicat déclinant, le quartier anonyme et la rue menaçante, on ne se sent plus en sécurité qu’au sein de sa parentèle. Mais à trop exiger de ce cadre, il devient carcan. Comment s’étonner que des parents abusent d’un pouvoir qu’ils ne tiennent plus d’une autorité jadis naturelle incluant au moins en principe certaines limites, mais d’une évolution qui en fait des dispensateurs privilégiés du confort matériel et affectif ? L’inceste contemporain ressemble sans doute peu à ce qu’il était en 1930. Confinée entre les murs d’un trois pièces, la sexualité s’avère difficile à « gérer ».

     La punition des délinquants sexuels sert ensuite, non à résoudre, mais à dramatiser l’invivable. L’exemplarité de la peine ne vaut pas pour le condamné : ni l’échafaud ni la perspective de moisir vingt ans en cellule ne retiennent sur la voie du crime. Mais elle a un sens pour la société, qui met la transgression (et sa sanction) en spectacle afin de l’évacuer. La prison rassure plus ceux qui n’y iront sans doute pas, qu’elle ne dissuade ceux qui ont des chances d’y aller.

 

     Concentrez le sacré, il explose

     Toute société humaine distingue une partie de ses activités et/ou de ses lieux, de ses objets, de ses membres, qu’elle sépare du reste pour leur accorder une fonction privilégiée : réunir imaginairement l’ensemble social. La vie courante est ainsi relativisée par rapport à un absolu qui lui donne son sens, éventuellement par plusieurs absolus simultanés, dont la coexistence ne va pas sans conflits.

     La notion de sacré est l’un des moyens d’exprimer et de vivre cette mise à l’écart qui vaut mise en relief, mise en valeur. A l’origine, le sacré est religieux (en latin, profane désigne ce qui se situe hors du temple). Quels que soient les activités ou objets ainsi privilégiés, et le franchissement possible de la ligne de démarcation, la différence sacré/profane n’a pas fini de jouer un rôle, y compris là où on l’attend le moins, dans des sociétés « désenchantées » où Dieu semble mort.

     L’univers marchand quantifie et relativise. Alors qu’aucune commune mesure ne permettait de comparer Louis XIV à un paysan, opposer le revenu d’un grand patron à celui d’un smicard, c’est déjà les placer sur un même plan. Le capitalisme multiplie à l’infini la quantité et la variété de ses productions, mais les rapporte toutes à un dénominateur unique, le coût social de leur fabrication, où toute réalité est finalement comparable à une autre malgré leur différence de nature. Le cachet d’une star, une belle villa, l’indemnité de départ d’un PDG  ou un missile se payent chacun un million de dollars.

     Depuis la fin du 18e siècle, le crime et le châtiment relèvent donc d’une échelle des peines.

     Mais au nom de quels critères ? Dans un monde sans transcendance, quelle place reste-t-il à un « sacré » ?

     La faute, en particulier, n’est plus évaluée par rapport à une valeur extérieure aux décisions des hommes, donc indiscutable, mais par rapport à un bien commun que les hommes réunis en société sont supposés partager et respecter. Le péché a-t-il  encore un sens quand, dans les pays dits développés ou riches, les Eglises en viennent à considérer comme péché non ce qui viole une Loi divine, mais ce qui nuit à autrui ? On en voit la preuve, en négatif, dans la stupéfaction contemporaine devant des fidèles chrétiens ou juifs, mais généralement musulmans, qui jugent infiniment plus grave et punissable une offense faite à Dieu (incarné selon eux dans telle ou telle réalité terrestre) qu’à un être humain. Il n’y a pas si longtemps, en France, brûler le drapeau tricolore était sacrilège, et chanter l’hymne national dans une version reggae fit scandale en 1979. En 2005, le « Merde à la patrie » lancé par T.Negri, qui à la France ou l’Italie préfère une nation européenne, n’a ému que les plus rétrogrades. Si au Pakistan, une caricature de Mahomet équivaut à profanation, le même dessin ne choque la France de 2006 que dans la mesure où il heurte le consensus selon lequel aucune croyance ne saurait être offensée. La démocratie ne pose aucune valeur en absolu : son absolu, c’est l’équilibre social entre des relatifs parmi lesquels il doit rester possible de circuler.

     Ce faisant, la société qui ne croit à rien qu’au bonheur individuel et familial, et se comporte comme si le bien collectif résultait de la convergence de millions de trajectoires personnelles, refoule un besoin de communauté qui aujourd’hui, en Europe, aux Etats-Unis ou au Japon, s’exprime plus souvent dans la communion sportive que dans de grand-messes politiques. Même les rassemblements religieux prennent la forme de fêtes profanes, jusque dans leur vocabulaire, comme lesJ.M.J. catholiques.

     Plus il est comprimé, plus le sacré devient explosif. La pacification interne des sociétés occidentales, la diminution des violences visibles dans la rue, la discipline des corps, depuis les 17e et 18e siècles, complétées par la modération du langage politique après 1945, ont adouci nos mœurs en les étouffant. Une individualisation croissante n’atténue pas les antagonismes personnels et sociaux, mais les recouvre en retardant leur explosion. La « civilisation des moeurs » de l’âge classique puis des temps modernes a abouti à la « brutalisation » de 14-18 : des millions d’hommes ne se sont pas entre-tués pour défendre le sol national, relever des taux de profit ou conquérir des marchés, ni parce qu’on les aurait conduits de force à l’abattoir. Plus exactement, toutes ces raisons n’ont joué qu’en libérant des passions accumulées et laissées sans exutoire par l’essor industriel et marchand. A une échelle plus modeste, la sexualité, l’enfant, la famille, deviennent des foyers où se réfugie une sacralisation prête à se déchaîner contre ce qui passera pour profanation.

    Dépossession

     Une période de lutte de classes fait de la justice un enjeu politique. Entre leur condamnation à mort (1921) et leur exécution (1927), Sacco et Vanzetti sont l’objet d’agitations et de manifestations dans le monde entier, au nom de la classe ouvrière contre la justice bourgeoise. En 1928, 60.000 personnes fêtent dans les rues de Berlin la libération de Max Hölz, membre du KAPD puis du KPD, organisateur de coups de main, entre autres lors de l’Action de Mars 1923, devenu un Robin des Bois prolétarien, condamné à perpétuité sept ans plus tôt.

     Quand la lutte décline, l’enjeu se déplace. En 1972, le principal suspect du meurtre d’une jeune fille de famille modeste à Bruay-en-Artois, près de Béthune (aujourd’hui Bruay-en-Buissière), en pays minier déjà menacé par la crise du charbon, est un notaire sur lequel pèsent de lourds soupçons, mais aucune preuve. Il faut dire qu’il ne vit pas en bon père de famille, et que la propriété de sa maîtresse jouxte le terrain vague où a été retrouvé le cadavre demi nu. Le juge d'instruction l'inculpe, puis est dessaisi du dossier. Une partie de l’opinion locale, les maoïstes de la Gauche Prolétarienne et d'éminents intellectuels en font un symbole de l’affrontement entre innocence populaire et perversité bourgeoise, défendent les saines moeurs des pauvres contre les riches partouzeurs, et soutiennent le « petit juge », le « juge du peuple » face aux notables et à la hiérarchie judiciaire accusés d’étouffer un crime « de classe ». L’événement lance d’ailleurs l'agence de presse Libération, qui sera à l’origine du journal du même nom, créé un an plus tard. Avant que l’affaire soit classée sans suite, on verra la « Une » de La Cause du Peuple rejoindre celle de Minute dans l’acharnement contre un suspect, coupable de sa seule origine sociale (pour l’organe de la GP), ou parce qu’il vaut mieux châtier un innocent que laisser échapper un coupable (pour l’hebdomadaire d’extrême droite). Ceux des prolétaires locaux qui s’embarquaient dans cette campagne acceptaient la manipulation de leur chagrin, et d’eux-mêmes. Dans la même région, en 1974, le même magistrat mit en accusation les Houillères pour leur responsabilité dans l’accident de Liévin, qui fit 42 morts, catastrophe minière la plus meurtrière en France depuis 1945, et reçut l’appui de la gauche et du gauchisme. Or il n’y a pas une justice populaire et une justice bourgeoise, il n’y en a qu’une, comme il n’y a qu’un seul Etat, et réclamer une justice populaire, c’est accepter l’Etat. La foule assiégeant un poste de police ou une prison pour exiger la libération d’un gréviste ou d’un manifestant manifeste sa force. Celle qui s’en remet à une force extérieure à elle abandonne toute initiative qui lui soit propre et qu’elle maîtrise.

     En 1984, dans les Vosges, à une époque où les luttes sociales s’épuisent, un autre assassinat d’enfant d’origine modeste, jamais élucidé, emporte une partie des milieux populaires dans une vague d’émotions juridico-médiatico-littéraires. Alors que la mère du jeune Grégory est accusée du crime par les enquêteurs, M. Duras, l’une des plumes françaises les plus célèbres de son temps, affirme la culpabilité de cette femme, au motif que toute mère éprouve à un moment ou un autre le désir de tuer son enfant. Les habitants du lieu accordent des interviews dès qu’un micro les sollicite, comme la pratique s’en est depuis banalisée. A la dépossession caractéristique de la condition prolétarienne, les prolétaires du cru ajoutaient la renonciation à leur propre protestation, à toute velléité d’autonomie.

     Pire encore, ce ne sont pas des bourgeois ou des cadres, mais des membres des catégories inférieures de l’échelle sociale qui se sont laissés enrôler par des journaux comme le Sun, en Angleterre, ou par des sites Internet, comme aux Etats-Unis, pour harceler d’ex-détenus libérés après avoir purgé leur peine pour pédophilie, A ce stade, les classes dangereuses ne le sont pas pour les bourgeois, mais pour les déviants.

     Dans une affaire comme celle d’Outreau, les gens « d’en bas » ou « de peu » ont à la fois subi le dédain des médias à l’égard de frustes, d’arriérés, de sauvages capables de martyriser leur propre fils ou fille, et leur mobilisation par la même presse et la même télévision contre une minorité d’entre eux : les ogres pédophiles. Livrer sa peine, ses émotions, le récit de sa jeunesse ou ses difficultés de couple à un journaliste, c’est perdre une partie de sa vie. Le mépris social se double d’un mépris de soi-même.

    L’enfant hors société

     Une victime chasse l’autre. Un misérable en remplace un autre. Le glissement montre que les enfants victimes – car il y en a bien eu - n’ont jamais été que prétexte. La justice n’existe pas pour régler quoi que ce soit, mais pour théâtraliser ce que la société vit comme crise.

     Un monde incapable de trouver un rôle à l’enfant montre son inaptitude à penser (et à vouloir) sa propre reproduction, autrement que dans ses modalités techniques. Cet enfant dont elle a médicalement assuré la naissance et les débuts dans la vie comme jamais auparavant, notre époque ne sait quel statut lui accorder.

     Pas plus que l’amour maternel n’a existé de tout temps, l’enfant n’est une catégorie naturelle. Dans l’Antiquité comme au 17e siècle, on ne distingue pas d’enfant en tant que tel, seulement un adulte jeune, pour le meilleur (le Bernin débutant en architecture à 15 ans) et le pire (des millions de gamins maltraités et surexploités). Comme l’a montré Ph. Ariès (L’Enfant et la société familiale sous l’Ancien Régime), l’enfance est une réalité historique, vieille de moins de deux siècles. Plus récentes encore, l’adolescence, la pré-adolescence, etc.

     Depuis au moins cent ans, l’autorité paternelle se voit démantelée (au moment même où, paradoxalement, la psychanalyse théorisait le rôle « du père »). Le capitalisme égalisateur secoue une famille qui n’est plus l’unité économique de base, comme au temps où paysans et artisans formaient la grande majorité de la population. Mais elle reste l’unité sociale élémentaire. Elle a beau « craquer », et parfois éclater, de devoir satisfaire trop d’exigences à la fois, elle n’en offre pas moins (ne serait-ce que par défaut) logement, refuge affectif et soutien financier, aux moins mauvaises conditions.

     Quelle place la crispation sur le groupe familial laisse-t-elle à l’enfant ? Aux certitudes anciennes, a succédé un doute dont témoigne la prolifération des psychologues. On ne sait si l’enfant est un brouillon d’adulte sur lequel la société doit intervenir au maximum, ou le porteur d’une éphémère innocence qu’il faut sauvegarder tant qu’elle dure. Est-il enfant-roi, ce mineur ultra-protégé, c’est-à-dire encadré et socialisé de gré ou de force mais « pour son bien », par l’école, par les fils invisibles du portable et de l’ordinateur, par une armée de pédo-spécialistes, par une consommation que, bien sûr, victime consentante, il est le premier à réclamer, voire à imposer à ses parents ? Le monde contemporain est incapable de reconnaître en l’enfant un individu social, un être en devenir. Accablé de jouets ou couvert de gadgets, et même avec en poche une carte bancaire à l’âge de 11 ans, il reste à part, entre parenthèses, comme extérieur à ce qui se donne pour les vrais rapports sociaux.

     Meure le monstre

     L’immense majorité des sociétés connues ont confié à une réalité appelée Justice ce que leurs membres s’avèrent incapables de traiter directement, et remis à un ensemble de règles et de notions appelé Droit le soin de gérer cette Justice. Le condamné est un sacrifié de la société, victime expiatoire ajoutée à la victime qu’il a lui-même provoquée par son crime. Quant à l’innocenté, rescapé du sacrifice, il en a du moins traversé l’épreuve.

     Ce mécanisme fondamental, le capitalisme le complète par la rationalisation, la quantification, la fabrication industrielle de lieux d’enfermement. (Pour placer hors société, la Rome antique réduisait en esclavage ou mettait à mort, mais enfermait peu d’indésirables destinés à ne subir qu’un statut de prisonniers.) La justice ne répare pas, elle ne réhabilite pas, elle exclut, et une civilisation massifiée exclut en masse. Mais l’essentiel n’a pas changé en quelques millénaires : sacrifier une minorité pour que continue la société.

     Dans la société traditionnelle, la trilogie « donner-recevoir-rendre » étudiée par Marcel Mauss s’applique au mal comme au bien, aux coups et aux meurtres comme aux cadeaux et aux fêtes. On y rend donc le mal pour le mal, selon des normes qui nous surprennent. Au Maghreb pré-colonial, pourvu qu’on fasse amende honorable, il n’était pas impossible de « réparer » un meurtre par des dons, des corvées, des offrandes. Mais l’assassinat d’une personne liée à la religion, parce que perturbant un ordre supérieur aux hommes, appelait un tout autre traitement, éventuellement une peine de sang.

     Le jour de son exécution publique, le 26 octobre 1440, Gilles de Rais, violeur, tortionnaire et meurtrier de dizaines ou de centaines d’enfants, se confessa, montra tous les signes d’une contrition authentique, et plongea l’assistance dans les larmes. L’émotion partagée par le condamné et par la foule réintégrait le criminel dans une communauté qu’unifiaient une même foi et une même vision du monde, et il ne venait à l’idée de personne que G. de Rais ait pu feindre son repentir. Malgré une poignée d’incroyants, l’athéisme n’avait aucune existence sociale dans l’Europe du 15e siècle. L’adhésion collective à une réalité transcendante était la condition du retour du déviant dans le corps social traumatisé, qui exigeait cependant une exécution pour retrouver sa paix intérieure.

     En ce temps-là, une mort extraordinaire pouvait racheter (socialement) un forfait extraordinaire. Une telle réconciliation d’un individu avec soi et avec le groupe, et du groupe avec lui-même, est dépourvue de sens pour les modernes. G. de Rais n’était pas un serial killer, mais maréchal de France et l’un des plus grands propriétaires fonciers de Bretagne : ses méfaits étaient ceux d’un homme placé par sa naissance au dessus des autres. Surtout, les jours de la communion religieuse de masse, quasi  unanime dans l’apparence, sont révolus. Le monde traditionnel a vécu. Nous n’en retrouverons certains aspects que profondément transformés. Une société humaine de l’avenir réalisera l’unité de ses membres à partir de leur réalité intrinsèque, c’est-à-dire d’une expérience collective en ce monde, comprise comme telle, non à partir d’un unificateur externe, par exemple la croyance en un monde au-delà des hommes.

     Le moins qu’on puisse dire, c’est que nous ne vivons pas des rapports sociaux directement produits et reproduits par des individus et des groupes inter-agissant qui seraient ensemble sujets et objets de leurs actes. L’immanence contemporaine est celle d’un moi suréquipé de prothèses chargées de le relier aux autres, et de plus en plus indispensables à mesure qu’elles affaiblissent ce qu’elles sont censées guérir. Cette immanence-là invite aux transcendances les plus saugrenues, parfois les plus meurtrières. Un jour, on ne verse plus de larmes pour une déesse de l’écran, mais du sang pour un Dieu.

     La question n’est pas d’avoir ou non des interdits. Toute société favorise des comportements, en admet d’autres, en décourage quelques-uns, en empêche certains. La société actuelle le pratique en posant des absolus qu’elle fait mine de croire tenables, et transforme ensuite en exemple à punir l’inévitable transgression, ou plutôt celle des transgressions qu’elle a repérée au milieu de cent autres inconnues et impunies.

     C’est seulement en nous réappropriant nos conditions d’existence que nous mettrons fin à un sacré qui sépare une partie de la réalité de l’ensemble de la réalité : âme décrochée du corps, esprit scindé de la matière, cerveau détaché de la main, au-delà détaché d'ici-bas, individu détaché de la communauté, salut détaché de la santé, culture détachée de la nature, artiste détaché de l’artisan, etc. Nous ne dépasserons à la fois l’immanence marchande et la transcendance religieuse que par un rapport social qui ne dépende que de nous, et par un être collectif qui ne renvoie pas à une entité extérieure fondant, expliquant et garantissant la collectivité, et donc la dominant.

     Qu’une société puisse vivre sans monstre est l’une des choses les plus difficiles à concevoir, y compris par ceux qui luttent pour un monde profondément différent. Beaucoup d’entre eux croient qu’il existe effectivement des monstres, par exemple les requins de la finance assoiffés de profit ou les tortionnaires fascistes sadiques. D’autres attendent un monde éliminant quasiment toute possibilité ou volonté de détruire autrui ou soi-même : si l’on vit heureux, pourquoi faire du mal, et comment même y penser ? pourquoi se suicider ? L’harmonie serait suffisante pour ôter le désir de dominer un être humain, d’en abuser ou de le détruire, ou au minimum pour empêcher le passage à l’acte.

     Il nous semble plus essentiel de faire en sorte que, si ce désir passait aux actes, son auteur ne soit pas exclu par les êtres humains qui l’entourent. Ils ne rejetteraient pas le responsable pour se rassurer sur leur propre humanité en la comparant à l’inhumanité d’un a-social. Ils seraient capables de reconnaître ce qu’ils ont en commun avec lui, et de comprendre qu’ils auraient pu agir comme lui. Cette attitude (dont les formes concrètes sont inimaginables aujourd’hui) paraît un meilleur moyen de réduire le mal commis sur autrui à son minimum possible, un moyen en tout cas plus efficace que toute recherche de normalité.

 

(2006)

 

Pour un développement de ces thèmes, sur ce site : Pour un monde sans morale (La Banquise, n°1,1983), et Critiquer la justice en tant que telle (extrait deLa Banquise, n°2, 1986).

Sur « donner-recevoir-rendre », lire Marcel Mauss, Essai sur le don, 1924.

Le potlatch des Indiens d’Amérique du nord et la kula mélanésienne caractérisent des sociétés où une « économie » ne s’est pas encore autonomisée des autres domaines de la vie. Cependant, tout en exprimant un échange sans possession et une production pour la consommation, ce système de don et contre-don repose sur la croyance en une force magique de la chose donnée, qui lui confère une puissance de réciprocité. Il s’accompagne aussi d’inégalité et de domination. C’est donc un monde très différent à la fois du nôtre et de celui que nous pourrions créer. Pour ce qui nous intéresse ici, l’obligation de rendre, parfois avec excès, concerne également les aspects négatifs des relations humaines : la vendetta est une sorte de potlatch du mal.