troploin est à un tournant. Tout en continuant à réfléchir ensemble, Karl Nesic et Gilles Dauvé exposent ici l’un et l’autre comment ils apprécient la situation.
A quelqu’un qui me demandait récemment ce que je faisais, à quel projet révolutionnaire je m’occupais, j’ai répondu par mon insatisfaction d’avoir raison dans la « défaite », mon insatisfaction d’analyser les raisons de notre incapacité à transformer le monde, donc de comprendre et d’expliquer en quoi le rapport de force est et sera pour longtemps encore en faveur du capitalisme. (Ce constat m’oppose d’emblée à la quasi-totalité du mouvement dit communisateur. J’en reparlerai plus bas.)
Ce sentiment s’inscrit dans un double échec.
Au plan externe, s’il est exact que parfois les publications de troploin ont suscité de la sympathie, et même quelques « accords » théoriques, il est évident que ces convergences n’ont pas été jusqu’à la mise en commun de nos réflexions, ni le désir de faire ensemble un bout de chemin. Chacun a préféré continuer son propre jardin, son propre isolement.
Au plan interne, il s’est produit une rupture dans notre capacité (ou volonté) d’articuler de façon dialectique la critique de la vie quotidienne, et la critique de sujets plus fondamentaux comme la composition de classe, la crise, la communisation, etc., pour ne plus finir par s’occuper que de la seconde forme de la critique. Sans se payer de grands mots ni nous couvrir le visage de cendres, il semble évident que cette évolution reflète la prégnance et la force de la puissance même négative du capitalisme jusque dans nos têtes. Nous n’échappons pas à la réalité du monde qui nous entoure, et la radicalité, la globalité de la critique communiste ne peuvent que s’en ressentir. Bref, en voulant privilégier les « questions de fond », on tend à se condamner de fait à ne plus vouloir comprendre le monde dans lequel nous sommes, donc à ne plus comprendre ce que nous y faisons ou pourrions y faire. En dernière analyse, c’est accepter d’être étranger à sa propre histoire et donc à son possible devenir.
Je ne dis pas qu’il faudrait toute affaire cessante ne plus se préoccuper que de « l’analyse concrète d’une situation concrète », selon la formule célèbre et critiquable de Lénine (écrite d’ailleurs dans un article justifiant la participation aux élections). Je ne fais que pointer cette rupture qui au demeurant ne nous est pas propre, car elle fait partie du lit commun du mouvement dit communisateur. On mesurera l’ampleur du recul en comparant par exemple à Socialisme ou Barbarie ou à l’I.S. qui tant bien que mal parvenaient à cette articulation : cf. les articles de Lyotard sur l’Algérie (réunis dans La Guerre des Algériens. Ecrits 1956-63, Ed. Galilée, 1989). Aujourd’hui la critique communiste du monde réellement existant est totalement désincarnée, étrangère à elle-même et surtout au monde qu’elle prétend critiquer.
Face à la domination sans partage aujourd’hui de l’idéologie capitaliste, ne reste que la fuite en avant sous forme soit de praticisme sans pratique, soit de réflexion théorico-théorique. Même à ce simple niveau, la rupture entre critique pratique et critique théorique n’aura jamais été aussi importante. Il n’existe pas aujourd’hui l’amorce de la moindre praxis tendant à la fin de ces mondes séparés que sont critique pratique et critique théorique : ces moments particuliers de la critique suivent un cheminement parallèle sans lieu de rencontre possible.
Ces courtes remarques s’inscrivent dans une réflexion plus vaste menée dans troploin sur le mouvement communiste en général, et le mouvement communisateur en particulier. En fait, à part des généralités sur la « possibilité nécessaire » de la révolution communiste, sur sa pratique et son contenu concret comme abolition immédiate des rapports de production capitalistes, le mouvement communisateur ne nous a pas apporté grand-chose.
Vouloir prendre à bras le corps la compréhension réelle de ce monde, ou au moins s’y essayer en évitant par exemple de répéter les mêmes généralités entendus depuis des années et déjà fausses en 1975, conduirait obligatoirement à la mise en cause de quelques certitudes, et je ne pense pas les communisateurs capables de cet exercice. Quelques exemples en vrac :
- L’inéluctabilité de la révolution : cela fait quand même pas loin de 200 ans que nous courons après cette inéluctabilité. Ne tournons pas autour du pot. Voici le cadre théorique généralement admis par le mouvement communisateur : avant-hier et hier, domination formelle, donc affirmation de la classe, affirmation du travail et possibilité du réformisme ; aujourd’hui, domination réelle, donc fin de la possible affirmation du travail et fin du réformisme : ne reste alors que la révolution communiste comprise non comme possibilité mais comme certitude, et qui devient dès lors inéluctable.
- Le communisme. Je me réfère ici à Crises de Léon de Mattis, notamment p.164, non que je poursuive d’on ne sait quelle vindicte une personne qui me paraît l’une des plus estimables de ce courant, mais ce passage résume à mon avis l’ambiance générale chez les communisateurs. Il affirme en effet que la révolution est plus que jamais à l’ordre du jour, tout en disant qu’elle pourra se produire dans 10, 20 ou 200 ans. Nous changeons alors l’échelle du temps, en l’occurrence le rapport entre temps « intemporel » et temps « humain ». Je remarque aussi qu’il est beaucoup question pour LdM de la fin du capitalisme, mais depuis quand la fin du capitalisme serait-elle synonyme de révolution communiste obligatoire ou inéluctable ? Il suffit d’ouvrir le moindre journal, la moindre revue pour voir que ce qui est à l’œuvre aujourd’hui dans les mouvements sociaux est tout sauf une possible production du communisme. Les pires archaïsmes humains et sociaux refont surface et mobilisent de larges masses. Sans doute la glaciation dure-t-elle beaucoup plus longtemps que souhaitable.
Le débat sur le communisme et son possible contenu est aussi vieux que la lutte des classes, ce n’est pas le passage de la domination formelle à la domination réelle qui lui aurait donné son contenu réel et, contrairement à l’opinion courante parmi les communisateurs, je persiste à penser qu’une discussion sur le communisme et son contenu a moins de « résonance sociale » qu’il y a 20 ou 30 ans.
- La classe ouvrière. D’abord, personne n’a jamais affirmé que le prolétariat se résumerait à la classe ouvrière.
Mais nombre de personnes ayant quelques prétentions communistes se réjouissent de la disparition relative du nombre d’ouvriers dans les pays capitalistes dits développés, et de son corollaire : la fin symbolique du fait ouvrier. Quitte à paraître outrageusement caricatural, j’affirme qu’un tel contentement devant cette fin était hier le produit de certaines fractions de la petite-bourgeoisie, et l’est aujourd’hui de fractions radicalisées de la classe moyenne qui n’ont pas et de loin l’intelligence de Pannekoek. N’importe qui peut alors ressembler à Kautsky ou à Lénine, lesquels développaient, bien que de manière différente, une même détestation du fait ouvrier. On nous fait croire que ce qui aurait empêché – pour parler vite – la révolution n’est pas la capacité du capitalisme à surmonter ses crises, mais le rôle essentiellement contre-révolutionnaire du monde ouvrier. Et on finit par trouver un substitut à la lutte des classes « traditionnelle » menée par des prolétaires, donc aussi des ouvriers, en faisant l’apologie de la pègre. Bref, le Prolétaires de tous les pays, unissez-vous remplacé par Proxénètes de tous les pays, unissez-vous. Le plus grave, c’est que cette disparition tant souhaitée et vantée n’a pas changé quoi que ce soit de manière positive à la réalité et au contenu de la lutte des classes : au contraire, la situation ne fait que se dégrader.
Si la classe ouvrière, aujourd’hui accusée d’avoir été au temps de la domination formelle contre-révolutionnaire du fait de sa supposée affirmation de soi dans et par le travail, car le programme qu’elle semblait mettre en avant était aux antipodes du contenu du communisme tel que l’avaient défini les Manuscrits de 1844 (abolition des classes, du travail et de l’Etat), comment cette classe a-t-elle pu devenir « potentiellement » révolutionnaire et communiste par la seule magie de la domination réelle ?
Sans prétendre que l’ensemble du courant communisateur proclame la fin de la lutte des classes ou la fin de la mission historique du prolétariat, l’existence même minoritaire de cette position est un indice sensible de la contre-révolution en marche et triomphante. Semblable comportement s’est produit dans les « pires » moments de l’histoire, citons entre autres la société pyramidale théorisée par SoB à son déclin, ou l’attrait exercé en leur temps par les provos et les blousons noirs, y compris dans l’I.S.
- L’affirmation péremptoire de l’impossibilité du réformisme. C’est oublier la nécessaire distinction entre le réformisme « obligé » des prolétaires dans l’attente d’une possible révolution, et le réformisme institutionnel assumé comme programme politique : le premier est évidemment la condition du second, mais ne se réduit pas au second. Il arrive même que ces deux formes entrent en conflit, comme sous le Front Populaire : « Il faut savoir terminer une grève… » Si impossibilité du réformisme il y a, on ferait mieux de se demander d’où elle vient : d’une critique implicite ou explicite du réformisme par les prolétaires ? ou, comme c’est en réalité le cas, d’un rapport de force sans partage au profit du capital qui empêche la possibilité de vendre au mieux sa force de travail, contraignant le prolétariat à accepter tout et n’importe quoi ? De surcroît, en quoi l’impossibilité du réformisme ouvrirait-elle automatiquement la porte à la révolution communiste ?
- Un européocentrisme qui n’ose pas dire son nom, qui pose comme impossible le développement économique, politique et social de pays dits émergents comme la Chine ou l’Inde. Je ne dis pas que ce développement adviendra nécessairement, mais qu’il demeure une forte probabilité, si ce n’est possibilité. Constatons que le capitalisme chinois a pu créer en quelques années un marché solvable au niveau européen ou nord-américain de quelque 400 millions d’individus. Reconnaître cette évolution permettrait à tout le moins d’éviter une compréhension idéalisée du développement auto-centré de l’Europe et des USA pendant les « 30 Glorieuses ».
- Le progressisme historique qui imprègne le mouvement communisateur, pour qui le capitalisme règlerait ses archaïsmes, ouvrant ainsi la voie à la révolution communiste. Cela revient à séparer totalement deux périodes : celle de la « domination formelle » du capital qui interdisait la révolution et entretenait les scories du passé, et celle de sa « domination réelle » qui va quasi-automatiquement nous en débarrasser pour ne plus laisser en présence que capitalisme et prolétariat. O. Rühle, quant à lui, disait que les classes et catégories sociales, y compris les ouvriers, manquaient de mémoire. L’histoire fonctionne certes par ruptures, mais aussi par recommencements.
Le mouvement communisateur se trompe de période historique. Il commence d’ailleurs à être atteint de sclérose théorique, dont il ne se débarrassera ni aujourd’hui ni dans un avenir proche ou lointain, tant il est évident qu’il n’y est poussé par aucune réalité sociale.
Aujourd’hui – aujourd’hui - l’avenir ne nous appartient pas ! En ce qui nous concerne, c’est pour cette raison que troploin n’a pas réussi à faire bouger les choses et les lignes. Nous n’avons pas pu – ou voulu – autre chose que ce que nous avons fait. Sans doute avons-nous atteint à ce moment la limite de la compréhension de notre propre activité et donc de son possible devenir. La publication en 2011 de Communisation a peut-être achevé un cycle.
Que faire ? Que continuer à faire ?
« Du passé faisons table rase »… Je me refuse à me répéter, à dire sous d’autres formes ce qui a déjà été exposé dans le passé.
Force est de constater que l’ensemble des discussions que j’ai pu avoir avec divers camarades du mouvement communisateur n’a pas fait avancer le schmilblick d’un iota. Participer à ce genre de débat ne sert donc à rien.
Je suppose que ce court texte suscitera ricanements et commentaires acerbes. Cela m’indiffère.
Que faire ? :
- Tenter de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là. P. Mattick n’avait pas peur de poser la question : et si l’ère des révolutions était passée ?
- Continuer à réfléchir sur ce monde et son possible devenir : déplacement vers l’Asie du centre de gravité du capitalisme et donc du prolétariat ; évolution du prolétariat, notamment dans les pays développés ; rapport entre plus-value relative et absolue.
C’est dire la difficulté de l’entreprise.
K.N.
*****
Contribuer à poser cette question : Quelle articulation y a-t-il entre la lutte de classes (moteur de l’histoire, en tout cas sous le capitalisme) et l’émancipation humaine qui dépasse les classes ?
La lutte de classes ne nous intéresse pas en elle-même, mais en ce qu’elle peut produire sa fin : le communisme. Or, cette lutte peut aussi n’entretenir qu’elle-même, forcer le rapport capital-travail à évoluer, à s’adoucir tout en se renforçant, et c’est ce qu’elle fait la plupart du temps : le travail affrontera le capital dans toutes les étapes du capitalisme… jusqu’à l’étape où sa lutte de classe aboutira à la révolution, ou au moins à sa tentative.
La question cruciale de la théorie communiste est de savoir si, comment et quand les prolétaires mènent une lutte de classes capable de produire autre chose qu’elle-même.
La révolution communiste n’est pas le simple prolongement de la lutte du travail contre le capital : elle prolonge cette lutte et rompt avec elle.
Il y a bien là une contradiction : le prolétaire n’y échappe pas, la théorie communiste non plus. On pourrait refaire l’histoire de la théorie révolutionnaire selon les façons successives de traiter le problème : en l’acceptant dans toute son ambiguïté, ou en l’escamotant, ou en le déclarant insoluble, ou en le supposant résolu d’avance, le cours historique du capitalisme finissant par aboutir au point où la reproduction du rapport prolétariat/capital deviendrait impossible. (C’est cette dernière position qu’adopte une grande partie du courant dit communisateur.)
Telle est, très résumée, la perspective de troploin. L’objectif était de développer cette perspective, et de nouer à partir d’elle un minimum de relations.
Pour ce qui est de tenter de saisir la révolution dans toutes ses dimensions, il n’y a pas d’échec (sachant que nous avons rédigé et publié le tiers ou le quart de ce que dans l’idéal nous aurions souhaité !). Ce que nous avons écrit depuis une douzaine d’années sur le prolétariat, la lutte de classes, la crise… ne se comprend qu’avec nos textes traitant de sexualité, de justice, de la relation enfant/adulte, d’identité... Et réciproquement. De plus, lorsque nous avons parlé des conflits au Kosovo et en Irak, ce n’était pas pour les réduire à l’enchaînement « Capital + Travail → Etat →guerre ». S’agissant de religion, nous ne l’avons pas traitée en scorie du passé, ni la démocratie. En gros, la réalité, y compris récente, confirme plus qu’elle n’infirme nos analyses. (Entre autres : Il va falloir attendre, 2002 ; Solidarités sans perspective & réformisme sans réforme et L’Appel du vide, 2003 ; Demain, orage. Essai sur une crise qui vient, 2007 ; Zone de tempête, 2009 ; et Sortie d’usine, 2010).
Par contre, si troploin a créé et suscite encore des contacts, des échanges, des traductions en divers pays et (ce qui n’est pas rien) des amitiés, aucune collaboration de fond et durable ne s’est installée.
A chaque époque, la théorie communiste exprime à la fois le plus haut nivea atteint par la phase insurrectionnelle précédente, et ce qui, dans les luttes prolétariennes contemporaines, annonce le contenu des insurrections à venir. A aucun moment, la théorie ne s’élève à la position privilégiée d’embrasser la totalité de l’histoire passée et future et d’en révéler le sens. Cette incomplétude reflète dans la sphère théorique l’entre-deux qui est le lot des prolétaires, y compris quand ils luttent.
Aucune pensée, même révolutionnaire, ne dépasse complètement son époque. C’est pourquoi notre texteCommunisation devait décrire la genèse du concept en tenant compte de l’expérience pratique et théorique particulière d’un petit milieu radical des années 60 et 70. Le concept de communisation a beau être essentiel, il n’est pas la solution enfin trouvée au problème révolutionnaire, pas plus qu’il n’introduit une coupure définitive entre un hier voué au réformisme, et un aujourd’hui inévitablement porteur du communisme.
Un mot résume le maximum de radicalité des années 60-70 : l’autonomie, c’est-à-dire le refus (par une minorité active des prolétaires) des médiations étatique, syndicale, de parti, idéologique aussi, et la tentative d’agir et de s’organiser sans et contre ces médiations. 35 ou 40 ans après son apogée en Italie, l’autonomie est devenue le bien commun, ou plutôt le Plus Petit Commun Dénominateur des mouvements sociaux : action à la base, prise de décision collective, circulation maximale de l’information. Or, si l’autonomie est une condition nécessaire du mouvement communiste, jamais elle ne suffit à en donner le contenu.
Cette limite n’est ni dépassée ni en voie de l’être par la poussée revendicative en Asie, les résistances en Europe, l’Argentine, Oaxaca, la Grèce, ou les réactions même violentes à la paupérisation.
Au moment où l’exigence d’autonomie atteignait son sommet, émergeait l’idée de la révolution comme communisation (Un Monde sans argent, 1975), sans que cette percée théorique joue alors le moindre rôle pratique. Rien ne montre qu’il en aille autrement aujourd’hui.
Deux hypothèses sont envisageables :
[1] A en juger par les signes que nous percevons, tandis que les prolétaires des vieux pays industriels mènent des actions défensives généralement battues, les prolétaires des pays émergents pratiquent un réformisme « obligé », sans quasiment aucune convergence entre la défense des acquis en Occident et l’élan revendicatif en Asie, et rien ne dit que l’aggravation de la crise radicalisera la situation dans le sens communiste. Bien des choses peuvent sortir d’une crise, on l’a vu après 1929.
[2] Cependant, une révolution communiste future étant un événement historique profondément nouveau, ses signes annonciateurs nous échappent, et il n’est donc pas exclu qu’un avenir plus ou moins proche nous surprenne positivement.
La 1ère hypothèse, la plus plausible, entraîne une certaine pratique, mais n’annule pas la 2e.
Plus encore au 21e siècle qu’au 19e, le rapport salarial continue de structurer le monde, et le travail n’est pas devenu inessentiel.
Pour autant, la réalité du « sujet révolutionnaire » est aujourd’hui différente de ce qu’elle était pour Marx comme pour la Gauche communiste « conseilliste » ou « bordiguiste ». Parce que le travail marchandisé est la marchandise qui reproduit et contient toutes les autres, le rapport capital-travail place le prolétaire au cœur de la société. Mais qui sont les prolétaires…?
Définir et distinguer classe ouvrière et petite bourgeoisie était assez simple en 1848, quand pour, Marx et Engels, « [p]etits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat (..) De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes (..) » (Manifeste communiste). La difficulté commence (dès la fin du 19e siècle) quand on constate que l’essor capitaliste est loin de produire une masse ouvrière absorbant à peu près toutes les autres couches et agrégeant ainsi un ensemble uni pour le socialisme.
Lorsque Gorter attribuait l’échec de la révolution allemande après 1918 au poids social et politique des petits-bourgeois, son explication découlait de sa vision de la révolution. Pour lui, comme pour l’immense majorité des communistes et des anarchistes d’alors, la révolution était la conséquence ultime de la montée en puissance des travailleurs au sein d’un capitalisme qu’ils allaient renverser pour créer une société des producteurs associés. Le socialisme, c’était mettre tout le monde au travail afin de développer les forces productives au point où elles « jailliraient en abondance ».
Dans l’Allemagne d’après 1919, revendiquer la solitude du prolétariat - assimilé à la classe ouvrière -, c’était reconnaître l’incapacité des révolutionnaires à proposer aux petits-bourgeois et aux paysans autre chose que d’aller travailler en usine. En refermant la révolution sur le travail ouvrier, Gorter et Rühle faisaient de nécessité vertu. L’histoire a tourné cette page. Un siècle plus tard, nous vivons encore dans une société industrielle, mais tout le monde ne travaille toujours pas en usine et, quoique la moitié des Terriens habitent désormais en ville, la révolution ne se fera pas sans les deux ou trois milliards de sans réserves, « semi-prolétaires » dont beaucoup sont des semi-ruraux, encore moins contre eux. (Cf. notre Sortie d’usine, § « Vers un prolétariat global ? ») Les prolétaires communisateurs ne changeront leur propre mode de vivre et de produire qu’en entraînant aussi ces quelques milliards à participer au changement. Les prolétaires ne « rallieront » pas à eux d’autres groupes, ils les transformeront en même temps qu’ils se détruiront eux-mêmes comme salariés et salariables. La communisation détruit et crée. Elle rejette et elle rassemble. Elle sépare et elle intègre. Il ne s’agit donc plus d’opposer un bloc de travailleurs au reste, comme le théorisait Gorter.
Notre contribution principale à une révolution future, c’est d’éclairer la question de la communisation.
Ni utopie, ni programme à appliquer le jour venu, la réflexion sur la communisation n’est possible qu’articulée à la situation actuelle, sans tordre les mouvements sociaux pour les faire coller à nos espérances. Le mode de production capitaliste ayant donné naissance à ce qui a l’ampleur d’une civilisation, on n’en comprendra la crise qu’en réunissant ses différentes composantes. Notamment : la question sexuelle, « le genre », la famille ; le rapport entre espèce humaine et nature ; économie et écologie ; l’identité ; le temps ; mais aussi l’Etat, la nation, la guerre...
Quelles contradictions travaillent la société capitaliste actuelle ?
Donc, qu’aurait à accomplir une révolution pour réussir ?
Pour le comprendre, il faut saisir deux vérités à la fois, car chacune vaut par l’autre : le rapport capital/travail est central, et ce centre ne fonctionne pas seul, car il n’y a pas de production de valeur en entreprise sans reproduction de l’ensemble social. Donc : [1] Ni la crise contemporaine ni une future communisation ne sont une addition de faits ou de domaines. Et [2] : Il existe des réalités structurantes et d’autres structurées. Par exemple, la question du travail détermine la question sexuelle, mais on ne détruira le travail qu’en détruisant aussi la division sexuelle du travail, c’est-à-dire en bouleversant le rapport homme/femme. Il ne s’agit pas de reléguer les concepts de classe et de prolétariat à une place secondaire, mais de leur donner leur plein sens aujourd’hui.
Alors que l’un des objectifs de troploin était de diffuser des textes plutôt courts (d’où l’idée d’une Lettre de troploin), de préférence en réaction à des événements dignes d’intérêt, nous en sommes venus à privilégier des analyses « de fond » plutôt longues, indispensables mais indirectement reliées au présent. En 2011, Communisation a été comme une synthèse de ce qui nous paraît fondamental. Cet essai équivalait pour troploin à une « fin de cycle » de réflexion et de publication. C’est autrement que nous écrirons et agirons à l’avenir. Peut-être sous des formes plus brèves : une note de lecture apporte parfois davantage qu’un essai. Ce que nous avons dit plus haut autour de la crise de civilisation n’annonce pas un « programme de travail ». L’important est que ces critiques soient menées, par nous comme par d’autres. Si nous en sommes capables, l’ambition ne sera évidemment pas de tout dire, ni même l’essentiel, seulement de poser quelques (bonnes) questions qui éclairent cet essentiel.
G.D.