Un consensus chasse l’autre. Hier les classes dirigeantes présentaient comme positive la financiarisation, et affirmaient que capital, travail et marchandises trouvaient leur point d’équilibre sur le marché pour peu que l’Etat y intervienne le moins possible. Il suffit d’ouvrir aujourd’hui un journal pour voir dénoncée la finance prédatrice, et prônée une régulation à même de contenir les excès de la concurrence. Blair privatisait, Brown nationalise, et la politique économique d’Obama sera très différente de celle de Clinton.
Deuxième volet du nouveau consensus, les mêmes qui disaient dépassée l’existence des classes déplorent maintenant le rapport qui s’est créé entre salaires et profits, et proclament la nécessité d’une meilleure répartition des richesses entre la classe qui vit du travail et la classe qui, détentrice et gestionnaire du capital, en tire ses revenus. Tout irait mieux, répète-t-on, en revenant aux sages proportions antérieures : 1/3 pour le capital, 2/3 pour le travail. (La gauche, et la gauche de gauche, ne se distinguent des ex-libéraux qu’en exigeant davantage, un partage moitié-moitié, peut-être plus…)
Ce double consensus repose sur une idée fausse : la croissance « post-68 », celle qui a succédé aux grands mouvements sociaux de la période 1960-80, aurait été positive, avant d’être déviée de sa bonne voie par des outrances et des dérives qu’il conviendrait maintenant de corriger.
En réalité, le « modèle » qui s’est imposé après 1980 reposait sur des bases d’emblée instables. Dès l’origine, ses initiateurs et ses profiteurs ont fait en sorte de diriger la valeur créée moins vers l’investissement productif que vers leurs propres revenus, multipliant rentes de situation et « profits de monopole ».
La domination de la finance sur l’ensemble du capital, l’ascension d’un capitalisme qualifié d’actionnarial, et la promotion de couches salariées spécialisées dans le tertiaire, la publicité, la gestion et le commerce internationals, la communication, la formation, couches favorisées par leur revenu et censées remplacer la figure désuète de l’ingénieur, voire du manager, comme fer de lance de la modernité…, tous ces phénomènes ont été les effets d’une cause plus profonde : la réorganisation du travail, rendue possible et nécessaire par sa défaite après les vagues revendicatives des années 1960-80. Comme les deux faces d’un même symbole devenu lieu commun, les 10% de transfert des richesses du travail vers le capital, survenu depuis une vingtaine d’années, renvoient à l’impossible exigence d’une rentabilité de 15% sur investissement.
Le capital financier n’est pas la forme la plus « pure » du capital, celle qui le rapprocherait le mieux de son essence, et donc, croit-on, de son dépassement révolutionnaire. La définition du capital, c’est la production et l’accumulation de valeur par la mise au travail du salarié. La financiarisation n’est pas centrale : c’est parce que le rendement des investissements ne suffisait plus que le capital en est venu à se financiariser. Et pas seulement dans les vieux pays industriels. Si l’Inde et la Chine placent tant d’argent à l’extérieur, c’est qu’en Chine et en Inde la rentabilité n’est pas à la hauteur des attentes. L’enjeu, c’est l’exploitation du travail, et son traitement.
L’appareil productif, et ceux qui l’animent, sont au cœur de la crise. Les Etats ont laissé mourir les entreprises tuées par l’éclatement de la bulle de l’e-economy autour de l’an 2000, parce que disparaissait seulement de l’argent virtuel, et avec lui des firmes réduites à quelques bureaux. De formidables capitalisations boursières ne signifient rien d’autre que la confiance – justifiée ou non – accordée à des entrepreneurs. Aujourd’hui, les mêmes Etats tentent de sauver un secteur automobile hier décrié comme secondaire, voire obsolète. Le travail, et en particulier le travail industriel, reste le grand socialisateur. Une société duale, où des zones prospères vivraient entourées d’une misère définitive contenue par un mélange de répression et d’assistance, est incompatible avec une logique capitaliste fondée sur la circulation, la mobilité sociale et, autant que possible, la démocratie parlementaire.
Depuis au moins deux décennies, tout le monde a reporté la solution dans un série d’ « ailleurs ». Leurs prolétaires étant trop remuants, et leurs bénéfices jugés trop maigres, les bourgeois européens, étasuniens et japonais sont partis chercher de meilleures sources de profit en Asie. Pour remédier à ce que J. O’Connor appelait en 1973 « la crise fiscale de l’Etat », les pouvoirs publics occidentaux ont tout fait pour favoriser l’afflux d’un argent prêté par des concurrents asiatiques en lesquels l’Europe et les Etats-Unis ont cru trouver des alliés. Quant aux particuliers coincés entre la baisse des revenus et l’impératif de consommer, ils ont pallié la faiblesse de leur épargne par le recours massif à l’emprunt. Or, chacun des trois piliers pouvait vivre à crédit tant qu’existait une proportion raisonnable entre les dettes et leurs bases : on peut faire tout ce que l’on veut avec l’argent, celui-ci n’en reste pas moins du travail à la fois cristallisé et liquéfié. Un jour devait venir qui sonnerait le rappel à la réalité. Quand il y a trop de valeur à valoriser, une partie des actifs cherchent (et quelques-uns trouvent) des refuges supposés sûrs où accumuler des profits, mais dont tôt ou tard la valeur se révèlera fictive. Berceau historique de l’industrialisation moderne, l’Angleterre a rêvé d’un capitalisme sans ouvrier : son taux de chômage approche celui de pays hier encore moqués pour leur réticence à entrer de plein pied dans la modernité post-industrielle. L’Islande a imaginé de passer en quinze ans de la pêche à la finance de haut vol : elle n’échappe à la faillite qu’en empruntant ce qu’il lui faudra bien rembourser.
Les luttes revendicatives des années 1960-80, en majorité réformistes mais suffisamment « dures » pour inquiéter la bourgeoisie, sinon sur son pouvoir, en tout cas sur ses profits, ont conduit les classes dirigeantes à briser la capacité de résistance des salariés, à restreindre les salaires et à désindustrialiser. Ce n’est jamais seulement pour des motifs techniques que l’on ferme des usines ou que l’on liquide un secteur, mais toujours aussi par stratégie sociale. Depuis la formation, début 20e siècle, de la Triple Alliance syndicale unissant mineurs, cheminots et dockers, la bourgeoisie anglaise sait ce qu’elle peut craindre de professions occupant des positions-clés. Ce n’est pas faute de veines charbonnières ou de techniques adéquates que les mines ont progressivement disparu d’Europe de l’Ouest, mais parce qu’il fallait éliminer une catégorie rebelle. Il a fallu ensuite assurer la continuer de la consommation malgré un pouvoir d’achat en baisse chez un grand nombre, sinon la majorité, de travailleurs devenus chômeurs ou précaires : on leur a fait acheter des objets vendus le moins cher possible grâce à une fabrication délocalisée. Le fils de l’ex-sidérurgiste ne reçoit qu’un emploi au rabais, mais il est invité à se consoler en jouant avec une Playstation made in China.
Pour imposer ce système, il était nécessaire de remplacer dans l’imaginaire collectif l’idée d’un rôle central du travail industriel, « direct », en fait manuel, donc ouvrier, par l’idée d’une société fondée désormais sur la connaissance indéfiniment productrice de connaissance nouvelle, donc de richesse. L’immatériel détrônerait la fabrication : au rêve d’une usine sans ouvrier, succédait celui d’une production sans usine.
Cette illusion se justifiait par une capacité supposée de l’argent à créer à lui seul de l’argent. Il n’y avait là rien d’absurde… tant que les crises japonaise, asiatique, latino-américaine, de l’e-economy ou de l’immobilier restaient une succession de secousses chacune circonscrite à une région ou un secteur limité. En 2008, devenu cumulatif, le phénomène a fait basculer le système dans un dérèglement qui frappe plus d’un domaine. Nous n’assistons pas à la fin d’un cycle technique, mais à l’épuisement d’un triple rapport : entre travail et capital (à cause du renouveau de luttes salariales), entre capitaux (par l’exacerbation de la concurrence), entre Etats (en raison de la montée d’affrontements économico-politiques d’abord, militaires un jour). Après avoir profité à l’ensemble des classes dirigeantes de la planète, la division internationale du travail née autour de 1980 ne se poursuit qu’en ranimant d’anciens antagonismes et en en suscitant de nouveaux.
Autant que l’automobile ou le bâtiment, la finance crée effectivement de la richesse, mais à condition de vendre avec bénéfice autre chose que de purs signes, sinon elle se retrouve dans la situation de l’automobile ou du bâtiment dont les acheteurs ne recevraient que des hologrammes de voiture et des plans de maison. C’est l’économie dite réelle qui oblige à la chute financière, en forçant à rééquilibrer des actifs monétaires ou boursiers en proportion de la production de valeur par la vente de marchandises, matérielles ou immatérielles, mais qui ne sauraient être principalement financières.
Si la finance a pris les proportions démesurées que nous lui connaissons depuis 20 ou 30 ans, et si ce gonflement a duré si longtemps, c’est que l’expansion mondiale indéniable de la croissance et des échanges en moins de trois décennies a vite pris la forme d’une suraccumulation. Aussi paradoxal que cela soit au vu des flottes de supercargos chacun chargé de milliers de containers destinés à alimenter une consommation battant tous les records, et de la diffusion quasi planétaire de l’économie de marché et de l’argent, depuis 1980, le rétablissement du capitalisme s’est accompagné de son incapacité à générer un marché aux dimensions de la valeur produite. Pour de nombreuses entreprises, la valeur réalisée sur ce marché tend à descendre en dessous de la valeur investie. Ce fait massif a été masqué par un recours systématique au crédit, dont on voit maintenant les limites, et par la course à la baisse des prix, arme à double tranchant : s’il est plus facile de vendre une clé USB à 8 € qu’à 15, le bénéfice sera moindre. Le low cost reste pourtant le complément nécessaire de la compression des salaires. Comment faire acheter aux Etats-Unis des articles fabriqués bon marché au Vietnam, alors qu’ils sont justement bon marché parce que leur fabrication a été déplacée des Etats-Unis vers le Vietnam ? Réponse : par le crédit.
La baisse du prix des marchandises vendues s’est combinée à une hausse du prix du capital, en réalité seulement d’une partie des capitaux, mais de ceux réputés les plus dynamiques et porteurs d’avenir. Le capital non investi pour produire des marchandises mais à l’affût d’occasions de profits largement supérieurs à la moyenne alors accessible, ce capital-là n’a cessé de voir sa demande et son prix grimper. Si les acquis financiers sont susceptibles d’accroissement inouï, c’est en effet que leur demande, au contraire de celle des voitures ou des consoles de jeu, est potentiellement illimitée. Après avoir été signe du déséquilibre, l’hypertrophie monétaire l’a aggravé.
A la différence de 1929, quand l’Amérique latine ne subissait que les contrecoups de la dépression des métropoles industrielles, et en profitait même pour produire chez elle ce qu’elle importait jusque-là d’Europe, la mondialisation de la fin du 20e siècle a marqué l’ensemble du globe (Afrique exceptée). Les élites des vieux pays capitalistes ont parié bien légèrement sur un partage du monde où elles se seraient réservé le tertiaire, les productions à haute valeur ajoutée, la consommation par le crédit, et bien sûr la suprématie militaire, laissant aux nouveaux pays industriels les tâches de fabrication et les inconvénients qui vont avec, prolétaires et pollutions. Dans bien des secteurs, l’Inde et la Chine comblent leur retard sur l’Occident, par exemple en développant une technologie spatiale et les armements qu’elle permet. Rien n’est acquis : même en 1871, peu d’observateurs imaginaient la puissance à venir de l’Allemagne et son poids sur le 20e siècle, pas plus qu’ils n’imaginaient en 1920 le destin de la Russie trente ans plus tard. Cela ne veut pas dire que la Chine ou l’Inde tiendront demain un rôle similaire de « perturbateur » historique. L’hégémonie étasunienne est menacée, non supprimée, ne serait-ce que par la capacité de ce pays à attirer encore la majeure partie de l’épargne de la planète. Mais il est impossible de réfléchir à un possible devenir révolutionnaire sans s’interroger sur quel(s) centre(s) de production va ou vont dominer le monde. Le déplacement du centre de gravité de la puissance joue aussi sur les forces à même de révolutionner ce monde.
Contrairement à ce que répète la gauche par nature « sous-consommationniste », il ne suffit pas de redistribuer du pouvoir d’achat pour résoudre les crises de surproduction. Le déséquilibre actuel ne se résume pas à la compression des coûts, donc du salaire. D’ailleurs, en 1914, le 5 Dollar Day inauguré par Ford n’avait pas pour but de permettre à ses ouvriers d’acheter des voitures Ford en général très au dessus de leurs moyens, mais de stabiliser une main d’œuvre fluctuante. C’est seulement plus tard que l’ouvrier moyen, et l’OS, ont pu à leur tour s’offrir une automobile. Aujourd’hui, si aucun autre paramètre ne changeait, l’augmentation des salaires aggraverait au moins autant la crise qu’elle y remédierait. Dans l’hypothèse où cette augmentation serait effectuée grâce à l’aide publique, par un fort allégement des charges des entreprises, l’Etat devrait en financer la dépense par l’emprunt ou par l’impôt, renforçant ainsi les facteurs de crise. Le capitalisme n’est pas une machine que l’on « relance », mais une relation sociale, c’est-à-dire un rapport entre groupes basé certes sur une circulation d’argent, mais fait de pratiques vécues à la fois au quotidien, dans des institutions, et dans des imaginaires collectifs. La bourgeoisie ne domine pas seulement en « achetant » la paix sociale, ni grâce à sa police, en combinant « la carotte et le bâton ». Le fordisme s’est imposé en offrant l’abondance mais aussi la liberté d’une consommation populaire. Abondance trompeuse et liberté fallacieuse, sans aucun doute, néanmoins vécues comme des réalités durables. Au sortir de la vague de grèves et d’occupations des années 30, et de la guerre de 39-45, le travail a été intégré « par en haut », par l’association à des degrés divers des syndicats à la gestion des entreprises et à la politique économique. Le capitalisme actuel tentera de dominer le travail en proposant « par le bas » une vie plus libre encore : formation permanente obligatoire déguisée en enrichissement personnel, salariat précaire présenté comme choix d’emploi « à la carte », consommation dite intelligente, possibilité d’opter pour le « premier prix » comme pour le haut de gamme, repli sur un espace domestique d’où une synthèse d’ordinateur, de téléphone portable et d’écran de télévision me met en communication avec le monde entier, le tout entraînant un individualisme accru que je serai incité à vivre comme décuplant mes facilités d’autonomie. Déjà on ne vend pas de la nourriture mais de la santé. De nouveaux cycles de produits iront de pair avec un mode de vie qui portera à un degré supérieur les tendances du nôtre et en différera autant que le nôtre diffère de celui de 1960.
Quelle que soit sa souplesse adaptative, le capitalisme n’évolue que sous l’empire de la nécessité. Il innove mais ne se force pas à l’innovation tant que les processus techniques et sociaux anciens et les stratégies politiques antérieures semblent encore efficaces. Or, jusqu’ici, les dirigeants soignent la crise avec les remèdes qui l’ont créée : à un excès de crédit, ils ajoutent du crédit. Si les banques utilisent la garantie étatique, elles accroîtront la dette qu’il s’agit de réduire. L’Etat fait pour toute l’économie ce qui est arrivé avec les subprimes : impulser l’économie (et la demande) avec un argent que l’on n’a pas. L’Etat risque ainsi d’entrer pour toute la société dans le rôle qu’ont joué les banques auprès des particuliers. Certes, les mécanismes régulateurs sont beaucoup plus présents et actifs qu’en 1930 : mais ni la société ni la politique ne sont des techniques de contrôle.
L’équilibre des « 30 Glorieuses » s’était fait au prix d’une addition de faux frais environnementaux de plus en plus lourds, et d’une destruction de ressources humaines et naturelles nécessaires au capitalisme. Il lui faut donc s’engager vers une meilleure exploitation de ses bases matérielles, c’est-à-dire mieux à même de préserver sa perpétuation et les intérêts des dominants. Certes, un capitalisme « écologique » ou « à échelle humaine » est impossible : le capital vit sous l’aiguillon de la concurrence : même régulée, elle le force à l’accumulation, à la suraccumulation. Il n’est pas plus capable de planifier une croissance qu’une décroissance mondiale. Cela ne l’empêchera pas d’adapter par exemple bâtiments et moyens de transport (collectif et individuel) aux ressources existantes. Rien ne permet de dire comment le capitalisme s’y prendra, ni si ce qui est réalisable à l’échelle expérimentale sera applicable à des pays entiers. Il ne suffira pas de faire acheter des voitures comme la Logane par les classes moyennes d’Asie ou d’Europe de l’Est. Il n’a d’ailleurs jamais été question d’étendre à la planète entière le mode de vie des « riches » : quelques centaines de millions de Chinois ne consommeront pas comme on le font jusqu’ici les Français. Rien n’est définitif, et moins encore sous un système aussi plastique que le capitalisme. Non seulement le mode de vie « occidental » n’est pas généralisable à plusieurs milliards de Terriens, mais il devra se transformer profondément dans les pays où il triomphe depuis la fin de la guerre de 39-45. Après tout, le règne de la voiture individuelle, inimaginable en 1900, n’a qu’une cinquantaine d’années. Ni la société de consommation, ni l’obsolescence programmée (aggravée par la dite révolution informatique) ne vont s’arrêter. Cependant les formes changeront et, comme elles l’ont déjà fait plusieurs fois depuis la révolution industrielle, leur changement dépendra plus de rapports de force et de conflits sociaux que de facteurs techniques. Seule certitude, à moins qu’une révolution communiste ne vienne traiter le problème à sa façon, l’un des « défis capitalistes » contemporains sera de concilier obsolescence et économie d’énergie.
Nous aurions tort, en tout cas, de considérer comme définitives toutes les évolutions récentes. Ce que le système défait, il peut le refaire, autrement. Si réindustrialisation de l’Europe il y a, elle ne fera certainement pas revivre les usines de Marcel Boussac telles qu’elles existaient en 1970, mais une certaine « relocalisation » textile n’est pas exclue. La fabrication de vêtements est un secteur florissant à Los Angeles. En 2008, le démontage de la dernière (et la plus moderne) cokerie allemande et son envoi en Chine répondaient à des critères de rentabilité qui, modifiés par d’autres conditions (revendications des salariés chinois, coût prohibitif du transport, droits de douane…), pourraient faire revenir cette fabrication en Europe.
Dans ces quelques pages, comme dans Demain, orage. Essai sur une crise qui vient (2007), nous cherchons à poser la bonne question, plutôt qu’à livrer la bonne réponse. (1) D’autres, il est vrai, n’ont que les réponses, ils les ont même d’avance. Plus la révolution semble échapper, plus on crée une cohérence artificielle qui la voit poindre sur le papier. Quand le concret manque, il est tentant de recourir aux abstractions. N’attendons pas de crise finale : « L’écroulement du capitalisme, c’est l’auto-émancipation du prolétariat », écrivait A. Pannekoek en 1934.
Le discours de crise s’est souvent avéré aussi paralysant pour la subversion du monde que les promesses de prospérité. Les dérèglements d’un système ne contribuent à une possible révolution que s’ils sont avant tout l’oeuvre des prolétaires. Sinon, ils mobilisent pour les multiples solutions de replâtrage que fait surgir toute phase critique. Ce qui donne espoir, ce n’est pas la cascade présente et à venir de faillites et de licenciements. Ce sont des soulèvements comme ceux d’Oaxaca et de Grèce, où il y a eu non seulement une formidable capacité d’auto-organisation et d’expression autonome, mais aussi et surtout une convergence entre des salariés au travail n’agissant plus d’abord ou seulement comme travailleurs porteurs de revendications de salariés, des exclus du travail dont le premier souci n’était pas d’obtenir un emploi, des travailleurs précaires passant de la lutte contre la précarité à la lutte contre le travail salarié, des quartiers insurgés posant plus que la question de leur quartier, un affrontement avec les forces policières qui ne demandait pas une meilleure police mais reconnaissait toutes les polices, publiques et privées, comme ennemi irréductible de toute émancipation digne de ce nom, le rejet définitif de l’Etat par une large minorité du mouvement, et un début de rejet des appareils syndicaux et politiques. Au Mexique comme en Grèce, il a manqué une mobilisation simultanée et massive dans le monde du travail : sans un arrêt de la production dans un grand nombre d’entreprises, donc sans évolution menant à une grève générale, un processus insurrectionnel peut arracher de substantielles concessions, non se diriger vers une révolution, encore moins une révolution communiste. Il n’est exclu que les secousses historiques actuelles et prochaines, comme d’autres dans le passé, aboutissent à la régénération du système. Mais l’histoire n’est pas terminée.
(Une lecture utile : « La crise du capitalisme et ses conséquences », Perspective Internationaliste, n°50, Hiver 2008-2009.)
(1) Disponible sur ce site, Demain, orage. Essai sur une crise qui vient développait deux ans plus tôt ce qui est seulement ici résumé.