"(..) et si la révolution russe donne le signal d'une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, l'actuelle propriété collective de Russie pourra servir comme point départ pour une évolution communiste. (Marx, Engels, préface à l'édition russe du Manifeste, 1882)
Cette perspective ne s'est pas réalisée. Le prolétariat industriel européen a raté sa conjonction avec une commune rurale russe revitalisée.
Pologne, Brest-Litovsk, décembre 1917. A une Allemagne résolue à se découper une bonne partie de l'ex-empire tsariste, de la Finlande au Caucase, les bolcheviks proposent la paix sans annexion. Mais en février 1918, les soldats allemands, quoique "prolétaires en uniforme", obéissent à leurs officiers et reprennent l'offensive contre une Russie pourtant soviétique. Il n'y a pas de fraternisation et la guerre révolutionnaire prônée par la gauche bolchevik se révèle impraticable. En mars, Trotsky doit signer la paix aux conditions dictées par les généraux du Kaiser. De l'espace pour du temps, disait Lénine: effectivement, en novembre, avec la défaite allemande, le traité sera caduc. Cependant la preuve pratique de l’union internationale des exploités avait été manquée. Quelques mois après, rendus à la vie civile par la fin de la guerre, les mêmes prolétaires affrontent le mouvement ouvrier officiel allié aux corps-francs. Défaite en 1919, à Berlin, en Bavière, en Hongrie aussi. Défaite de l'Armée Rouge de la Ruhr en 1920. Défaite de l'Action de Mars 1921...
Septembre 1939. Hitler et Staline viennent de se partager la Pologne. Au pont-frontière de Brest-Litovsk, plusieurs centaines de membres du KPD réfugiés en URSS, puis arrêtés comme "contre-révolutionnaires" ou fascistes", extraits des prisons staliniennes, sont livrés à la Gestapo. L’une des rescapées montrera plus tard les cicatrices sur son dos (« ça, c’est le GPU…) et ses ongles arrachés (« …et ça, la Gestapo »). Bon résumé de la première moitié du siècle.
1917-1937, vingt ans qui ébranlèrent le monde. Le cortège d'horreurs du fascisme, 39-45 et les bouleversements qui s'ensuivent, sont l'effet d'une gigantesque crise sociale ouverte par les mutineries de 17 et refermée avec la guerre d'Espagne.
C’est un lieu commun de voir dans le fascisme un déchaînement de violence étatique au service des classes dominantes. Selon la formule rendue célèbre par Daniel Guérin dès les années trente, fascisme égale grand capital. Logiquement, la seule façon de s’en débarrasser, c’est de mettre fin au capitalisme.
Jusque là, rien à redire. Hélas, dans 99% des cas, la logique aussitôt s’égare : si le fascisme incarne ce que le capitalisme produit de pire, il faudrait tout faire pour l’empêcher de produire ce pire, c’est-à-dire tout mettre en œuvre pour favoriser un capitalisme non fasciste. Puisque le fascisme, c’est la réaction, mobilisons-nous pour promouvoir un capitalisme non réactionnaire, non autoritaire, non militariste, non xénophobe, non raciste, en d’autres termes un capitalisme plus moderne, plus… capitaliste.
Tout en répétant que le fascisme sert les intérêts du « grand capital », l’antifascisme s'empresse donc d'ajouter que malgré tout, en 1922 ou 1933, le fascisme était évitable si le mouvement ouvrier et/ou les démocrates avaient exercé une pression suffisante pour lui interdire la porte du pouvoir. Si seulement en 1921 le parti socialiste italien et le tout jeune PC d'Italie s'étaient alliés aux républicains pour barrer la route à Mussolini... si au début des années 30 le KPD n’avait pas livré au SPD une lutte fratricide... l'Europe se serait épargné l'une des dictatures les plus féroces de l'histoire, une seconde guerre mondiale, l'empire nazi étendu à presque un continent, les camps et l'extermination des Juifs. Derrière des considérations fort justes sur les classes, l'Etat, le lien entre fascisme et grande industrie, cette vision ignore que le fascisme s'inscrit dans un double échec: échec des révolutionnaires après 14-18, écrasés par la social-démocratie et la démocratie parlementaire; puis au fil des années 20, échec de la gestion du capital par les démocrates et sociaux-démocrates. La venue au pouvoir du fascisme, et plus encore sa nature demeurent incompréhensibles en dehors de la période précédente, de la lutte de classes antérieure et de ses limites. Au reste, ce n'est pas un hasard si D.Guérin se trompe à la fois sur le Front Populaire, où il voit une "révolution manquée", et sur la signification profonde du fascisme. (1)
Qu'y a-t-il au fond du fascisme, sinon l'unification économique et politique du capital, tendance devenue générale depuis 1914 ? Le fascisme fut une façon particulière de la réaliser dans des pays - Italie et Allemagne - où, bien que la révolution ait été étouffée, l'Etat s'avérait incapable de faire régner l'ordre, y compris au sein de la bourgeoisie. Mussolini n'est pas Thiers bien assis sur son pouvoir et commandant aux forces régulières le massacre des communards. Il est essentiel au fascisme qu'il soit né dans la rue, qu'il ait suscité le désordre pour l'ordre, mobilisant les anciennes classes moyennes enragées par leur ruine, régénérant de l'extérieur un Etat incapable de faire face à la crise du capitalisme. (2)
Le fascisme fut un effort de la bourgeoisie pour surmonter ses contradictions sous la contrainte, détourner à son avantage les méthodes ouvrières de mobilisation de masse, et déployer toutes les ressources de l’Etat moderne contre un ennemi intérieur, puis extérieur.
Il s'agit bien d'une crise de l’Etat lors du passage à la domination totale du capital sur la société. Il avait fallu les organisations ouvrières pour répondre à la vague prolétarienne, il faut ensuite le fascisme pour mettre fin au désordre ultérieur, non révolutionnaire certes mais paralysant, bloquant la voie à des solutions qui ne pouvaient dès lors qu'être violentes. Crise mal surmontée à l'époque: l'Etat fasciste n'était efficace qu'en apparence, car intégrant de force les salariés (corporations italiennes, Front du Travail Allemand), excluant artificiellement les conflits pour les projeter dans une fuite en avant militariste. Mais crise relativement surmontée par l'Etat démocratique tentaculaire mis en place après 45, qui se donne potentiellement tous les moyens du fascisme, sinon davantage, car il neutralise les organisations salariales sans les anéantir. Le parlement a perdu son contrôle sur l'exécutif. Par le Welfare ou le Workfare, par les techniques modernes de surveillance comme par l'assistanat étendu à des millions d'individus, bref par un système qui rend chacun de plus en plus dépendant, l'unification sociale va au-delà de celle effectuée sous la terreur fasciste, mais le fascisme en tant que mouvement spécifique a disparu. Il correspondait à la discipline forcée de la bourgeoisie sous la pression de l'Etat, dans le contexte particulier d'Etats récents ayant le plus grand mal à être en même temps des nations.
La bourgeoisie a emprunté jusqu'à leur nom aux organisations ouvrières qui souvent s'appelaient "faisceaux" en Italie. Il est significatif que le fascisme se définisse d'abord comme forme d'organisation et non programme. Son seul programme est de réunir en faisceau, de faire converger de force les éléments composant la société. La dictature n'est pas une arme du capital, comme s'il pouvait y substituer d’autres moins meurtrières: mais une de ses tendances, qui se réalise dès que nécessaire. “Revenir” à la démocratie parlementaire, comme en Allemagne après 45, signifie que la dictature est inutile (jusqu' à la prochaine fois) en tant qu'intégration des masses à l'Etat. Le problème n'est donc pas que la démocratie assure une domination plus douce que la dictature: chacun préférera être exploité à la suédoise qu'enlevé par les sbires d'un Pinochet. Mais a-t-on le CHOIX ? Même la rassurante démocratie scandinave se transformerait en dictature s'il le fallait. L'Etat ne peut avoir qu'une fonction, qu'il remplit démocratiquement ou dictatorialement. Que la première manière soit moins rude, ne signifie pas que l'on pourrait infléchir l'Etat pour le contraindre à se priver de la seconde. Les formes que se donne le capitalisme ne dépendent pas plus des préférences des salariés que des intentions de la bourgeoisie. Weimar a capitulé devant Hitler, elle lui a ouvert les bras. Et le Front Populaire de Blum n'a pas "évité le fascisme", car la France de 1936 n'avait nul besoin d'unifier autoritairement son capital ni de réduire ses classes moyennes.
Il n’existe pas de "choix" politique auquel les prolétaires pourraient être conviés ou s'inviter de force. La démocratie n'est pas la dictature, mais la prépare et s'y prépare.
L'essence de l'antifascisme consiste à résister au fascisme en défendant la démocratie, c'est-à-dire non plus à lutter contre le capitalisme, mais à exercer sur lui une pression suffisante pour qu'il renonce à se faire totalitaire. Le socialisme étant identifié à une démocratie totale, et le capitalisme à une fascisation croissante, l'antagonisme prolétariat-capital, communisme-salariat, prolétariat-Etat, est rejeté au profit de l'opposition démocratie-fascisme présentée comme la quintessence de la perspective révolutionnaire. A écouter la gauche et les gauchistes, le vrai changement serait de réaliser enfin l'idéal de 1789 éternellement trahi par la bourgeoisie. Le monde nouveau ? mais il est déjà un peu là! embryons à préserver, germes à faire lever: les droits démocratiques acquis, qu’il s’agirait d’étendre toujours davantage au sein d’une société indéfiniment perfectible par additions de doses chaque soir plus fortes de démocratie, jusqu'à la démocratie complète: le socialisme.
Réduite ainsi à une résistance antifasciste, la critique sociale se voit sommée de rallier la totalité de ce qu'elle attaquait auparavant, et d'abandonner ni plus ni moins que cette vieillerie: la révolution, au profit d'un gradualisme, variante du "passage pacifique au socialisme" prôné autrefois par le PC, et moqué avant 68 par tout ce qui ambitionnait de changer le monde. On mesure la régression.
Nous n'aurons pas le ridicule de reprocher à la gauche (et à son extrême) de jeter aux poubelles une perspective communiste qu'elle n'a connue que pour la combattre. Que l'antifascisme renonce à toute révolution, c'est évident. Mais il échoue là où son "réalisme" prétend à l'efficacité: prévenir la possible mutation dictatoriale de la société.
La démocratie bourgeoise est une étape de la prise du pouvoir du capital, et son extension au XXe siècle en parachève la domination en accentuant l'isolement des individus. Remède à la séparation entre homme et communauté, entre activité humaine et société, entre classes, la démocratie ne pourra jamais résoudre le problème de la société la plus séparée de l'histoire. Forme impuissante à modifier son contenu, elle n'est qu'une partie du problème dont elle se dit la solution. Chaque fois qu'elle prétend mettre du "lien social", elle accompagne sa dissolution. Chaque fois qu'elle pallie les contradictions marchandes, c'est en resserrant les mailles du filet étatique tendu sur les rapports sociaux. Même au niveau désespérément résigné où ils se placent, les antifascistes pour être crédibles devraient nous expliquer en quoi une vie démocratique locale est compatible avec la colonisation mercantile qui vide les lieux de rencontre et remplit la galerie marchande, ou comment un Etat omniprésent dont on attend tout, protection et assistance, véritable machine à produire du “bien” social, ne fera pas "le mal" le jour où des contradictions explosives exigeront de remettre de l'ordre. Le fascisme est adulation du monstre étatique, l'antifascisme sa plus subtile apologie. Combattre pour un Etat démocratique, c'est inévitablement consolider l'Etat, et loin de muscler le totalitarisme, aiguiser les griffes qu'il projette sur la société.
Les pays où le fascisme historique a triomphé sont aussi ceux où l'assaut révolutionnaire consécutif à 14-18 était allé jusqu'à une série d'insurrections armées. En Italie, c'est avec ses méthodes et buts propres qu'une partie importante du prolétariat affronta directement le fascisme. Sa lutte n'avait rien de spécifiquement anti-fasciste: agir contre le capital obligeait d'agir contre les Chemises Noires, comme contre les flics de la démocratie parlementaire. (3)
Le fascisme a cette singularité de donner à la contre-révolution une base de masse, et d'y singer la révolution. Retournant contre le mouvement ouvrier le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile", il apparaît comme réaction d'anciens combattants rendus à une vie civile où ils ne sont rien, sans autre attache que la violence collective, et décidés à détruire ce qu'ils veulent croire responsable de leur déracinement: fauteurs de trouble, subversifs, anti-nationaux, etc.
Aussi, d'emblée, le mouvement fasciste se fait l'auxiliaire de la police en milieu rural, réprimant à coups de fusil le prolétariat agricole, mais développe en même temps une démagogie anti - capitaliste forcenée. En 1919, il ne représente rien : aux élections de novembre, il rassemble 5.000 voix à Milan, contre 170.000 pour le parti socialiste. Cela ne l’empêche pas d’exiger l'abolition de la monarchie, du sénat et des titres nobiliaires, le vote des femmes, la confiscation des biens du clergé, l'expropriation des grands propriétaires et des grands industriels. Combattant l’ouvrier au nom du “producteur”, Mussolini exalte le souvenir de la Semaine Rouge de 1914 (qui vit une flambée d'émeutes, notamment à Ancône et à Naples), et salue l'oeuvre positive des syndicats quand ils lient l'ouvrier à la nation. Son but: la restauration autoritaire de l'Etat afin de créer une structure étatique nouvelle, capable - contrairement à la démocratie, promet-il - de défendre l'intérêt de l'ouvrier comme du bourgeois, de limiter le grand capital, de contrôler la valeur marchande destructrice des valeurs, des liens, du travail...
Traditionnellement, la bourgeoisie refusait la réalité des contradictions sociales: le fascisme les proclame au contraire avec violence, les niant entre classes pour les reporter au niveau des nations, dénonçant le sort réservé à l'Italie, "nation prolétaire". Mussolini était archaïque en ce qu’il se réclamait de valeurs anciennes sapées par le capital, et moderne en ce qu’il mettait des masses dans la rue, et affirmait le droit des travailleurs sur la société.
Qui a vaincu les prolétaires ? La répression fasciste se déchaîne après un échec prolétarien dont le principal artisan est la démocratie et ses relais: partis et syndicats, qui seuls peuvent vaincre les ouvriers par la méthode à la fois directe et indirecte, Il est faux de présenter la venue au pouvoir du fascisme comme le point culminant de combats de rue où il aurait battu les ouvriers. En Allemagne, les prolétaires avaient été écrasés 11 ou 12 ans plus tôt. En Italie, ils ont été défaits autant par les urnes que par les armes.
En 1919, fédérant ce qui existait avant lui ou à côté de lui, Mussolini fonde ses fasci. Contre matraques et revolvers, tandis que l'Italie comme l'Europe explose, la démocratie appelle…. au vote, d'où sort une majorité modérée et socialiste.
"La victoire, l'élection de 150 députés socialistes, fut acquise au prix du reflux du mouvement insurrectionnel et de la grève générale politique, de la remise en cause des conquêtes revendicatives elles -mêmes (..)", commentera 40 ans plus tard Bordiga.
Lors des occupations d’usines de 1920, l’Etat, se gardant d’attaquer de front, laisse les prolétaires s’épuiser d’eux-mêmes, avec l'appui de la CGL (centrale syndicale à majorité socialiste) qui use les grèves quand elle ne les brise pas.
Patrons et syndicats s’entendent ensuite pour institutionnaliser un « contrôle ouvrier» supervisé par l’Etat.
Dès l'apparition des fasci, la police tantôt ferme l'oeil lorsqu'ils saccagent les Maisons du Peuple, tantôt confisque les fusils des ouvriers, la magistrature fait preuve de la plus généreuse indulgence, et l'armée tolère sinon assiste leurs exactions. Ce soutien ouvert mais officieux devient quasi-officiel avec la circulaire Bonomi du 20 octobre 1921 envoyant 60.000 officiers démobilisés dans les groupes d'assaut mussoliniens pour en assurer le commandement.
Que font les partis ? Les libéraux alliés à la droite n'hésitent pas à constituer pour les élections de mai 1921 un "bloc national" incluant les fascistes. En juin - juillet de la même année, le PSI conclut un "pacte de pacification" totalement vain face à un adversaire décidé à ne pas tenir parole, mais qui déboussole un peu plus les ouvriers.
Quant à la CGL, devant une réaction de toute évidence politique, elle se déclare a - politique. Sentant Mussolini proche du pouvoir, les dirigeants syndicaux rêvent d'un accord tacite de tolérance mutuelle avec le fascisme, et invitent le prolétariat à rester hors de l'affrontement entre PC et Parti National Fasciste.
Jusqu'en août 1922, le fascisme ne dépasse guère les régions agraires, au nord notamment, où il éradique tout syndicalisme ouvrier agricole autonome. S'il a brûlé en 1919 le siège du quotidien socialiste, il ne s'est pas risqué à jouer les briseurs de grèves en 1920, approuvant même verbalement les revendications ouvrières. En zones urbaines, les fasci l'emportent rarement. Leur "Marche sur Ravenne” (septembre 1921) est mise en déroute. En novembre 1921, à Rome, une grève générale empêche la tenue d'un congrès fasciste. En mai 1922, seconde tentative, second échec.
Le scénario varie peu. A une attaque fasciste localisée répond une riposte ouvrière, mais qui cesse (sous les conseils de modération du mouvement ouvrier réformiste) dès que diminue la pression réactionnaire, les prolétaires faisant confiance aux démocrates pour mettre les bandes armées à la raison. La menace s'éloigne, se reconcentre, se porte ailleurs... et finira par se rendre crédible à un Etat dont les masses attendaient la solution. Les prolétaires n’hésitaient pas à prendre les armes ni à s’en servir, transformant en camp retranché plus d’une Bourse du travail ou d’une Casa di Popolo, mais discernaient mieux l'ennemi sous la chemise noire du matraqueur, que sous la forme "normale" du flic ou du militaire vêtu d'une légalité sanctionnée par l'habitude, la Loi et le suffrage universel.
Début juillet 1922, la CGL, par une majorité de 2/3 contre 1/3 à la minorité communiste, se prononce pour "tout gouvernement garantissant la restauration des libertés élémentaires". Le même mois, les fascistes multiplient les tentatives de pénétrer les villes du Nord…
Le 1er août, l'Alliance du Travail, unissant le syndicat des cheminots, la CGL et l' USI anarchiste, proclame une grève générale. Malgré un large succès, l’Alliance la décrète officiellement terminée le 3. En de nombreuses villes pourtant elle continue sous forme insurrectionnelle, dont seuls viendront à bout policiers et militaires, appuyés des canons de marine, et bien sûr renforcés des fascistes.
Qui a défait l'énergie prolétarienne ? La grève générale a été brisée par l'Etat et les fasci, mais autant étouffée par la démocratie, et son échec ouvre la voie à la solution fasciste à la crise.
On peut à peine parler de coup d'Etat, plutôt de transfert du pouvoir avec l'accord des parties concernées. La "marche sur Rome" du Duce (qui se contenta de prendre le train) est moins une épreuve de force qu'une mise en scène: les fascistes font mine d'assaillir l'Etat, lequel fait mine de livrer bataille, et Mussolini reçoit le pouvoir. Son ultimatum du 24 octobre ("Nous voulons devenir l'Etat !") n’est pas la menace d’une guerre civile, mais le signe adressé à la classe dirigeante que désormais le Parti National Fasciste représente la seule force capable de restaurer l'autorité étatique, et d'assurer l'unité politique du pays. L’armée pouvait encore remettre à la raison les groupes fascistes rassemblés à Rome, mal équipés et notoirement inférieurs sur le plan militaire, et l'Etat ne pas céder à la pression factieuse. Mais le jeu ne se jouait pas sur un terrain militaire Sous l'influence notamment de Badoglio (chef d’état - major en 1919-21), l'autorité légitime cède. Le roi refuse de proclamer l'état de siège, et le 30 demande au Duce de former le nouveau gouvernement, auquel participent les libéraux - les mêmes sur lesquels l'antifascisme voudrait s'appuyer pour faire barrage au fascisme. PS et PC exceptés, tous les partis se rapprochent du PNF et votent pour Mussolini: le parlement, qui ne compte que 35 fascistes, lui accorde l'investiture par 306 voix contre 116. Giolitti lui-même, la grande figure libérale de l'époque, réformateur autoritaire, fréquemment président du conseil avant 14 et à nouveau chef de l'Etat en 1920-21, en qui il est de bon ton de voir rétrospectivement le seul capable de s'opposer à Mussolini, le soutiendra jusqu'en 1924. Non seulement le dictateur tient son pouvoir de la démocratie, mais celle-ci le ratifie.
Face à la tempête qui se lève (bientôt 17.000 cheminots licenciés, les journaux communistes saccagés puis interdits, des arrestations par centaines, puis par milliers), le PC avait proposé le 26 octobre une grève générale, et la CGIL ainsi répondu :
« Au moment où les passions politiques s’exacerbent, et où deux forces étrangères aux syndicats se disputent âprement le pouvoir, la CGL sent de son devoir de mettre les travailleurs en garde contre les spéculations de partis ou de mouvements politiques visant à entraîner le prolétariat dans une lutte à laquelle il doit rester étranger s’il ne veut pas compromettre son indépendance. »
Devant une réaction de toute évidence politique, la CGIL se déclare apolitique, et espère des fascistes la tolérance que lui accordaient les démocrates. Le rêve sera bref. Dans les mois qui suivent, quelques syndicats, entre autres ceux des cheminots et des marins, se déclarent nationaux, non hostiles à la patrie et par conséquent au régime - la répression ne les épargnera pas
Si la démocratie italienne s'est livrée presque sans combat au fascisme, ce dernier réengendre la démocratie lorsqu'il a cessé de correspondre à l'état des forces politico-sociales.
Comment maîtriser la classe ouvrière ? question centrale après 1943 comme en 1919. En Italie plus encore que dans d’autres pays, la fin de la seconde guerre mondiale atteste la dimension de classe des conflits entre Etats, que n’explique jamais la seule logique militaire. Une grève générale éclate à FIAT en octobre 1942. En mars 1943, une vague de grèves secoue Turin et Milan, avec tentatives de former des conseils. En 1943-45 surgissent des groupes ouvriers, parfois indépendants du PC, parfois se proclamant "bordiguistes", souvent à la fois antifascistes, rossi, et armés. Le régime n'assure plus l'équilibre social, tandis qu'au même moment l'alliance allemande devient intenable devant la montée des Anglo-Américains dont chacun pressent qu'ils vont dominer l'Europe occidentale. Changer de camp, c'est se ranger aux côtés des futurs vainqueurs, mais aussi canaliser les révoltes ouvrières et les groupes de partisans vers un objectif patriotique à contenu social. Le 10 juillet 1943, les Alliés débarquent en Sicile. Le 24, mis en minorité au Grand Conseil Fasciste par 19 voix contre 17, Mussolini se retire. Rarement dictateur aura dû s'incliner devant la règle majoritaire.
Devenu depuis son appui à la Marche sur Rome un dignitaire du régime, le maréchal Badoglio, soucieux d'éviter, dit-il, que "l'écroulement du régime aille trop à gauche", forme un gouvernement encore fasciste mais sans le Duce, et s'adresse à l'opposition démocratique. Celle-ci refuse, faisant un préalable du départ du roi. Après un second gouvernement de transition, le maréchal en constitue un troisième en avril 1944, dont fait partie le chef du PC, Togliatti: sous la pression des Alliés et du PC, les démocrates acceptent maintenant le roi (la République sera proclamée par référendum en 1946). Mais Badoglio rappelle trop de mauvais souvenirs. En juin, Ivanoe Bonomi, celui qui l3 ans plus tôt envoyait par circulaire les officiers encadrer les fasci, forme un ministère excluant cette fois les fascistes. En la personne de cet ex-socialiste avant 14, ex-belliciste après 14, ex-ministre, ex-député du « bloc national » (incluant les fascistes), ex-chef de l’Etat de juillet 1921 à février 1922, c’était l’un des artisans de la transmission du pouvoir à Mussolini qui prenait la tête d’un gouvernement antifasciste. On ne saurait mieux illustrer la continuité du pouvoir d’Etat - au service de la classe dominante – à travers la succession de formes politiques différentes et opposées. Enfin la situation est canalisée vers le tripartisme (PC + PS + Démocratie Chrétienne) qui dominera en Italie comme en France les toutes premières années de l'après-guerre.
Chassés-croisés d’un personnel politique souvent identique, valse des pantins sanglants, tel est le décor derrière lequel la démocratie se métamorphose en dictature, et vice-versa, selon que les phases et ruptures d'équilibre (des conflits de classes et de nations entraînent une succession et une recombinaison de formes politiques afin de maintenir le même Etat garant du même contenu. Nul ne sera mieux qualifié pour le dire que le PC espagnol, déclarant avec cynisme ou naïveté, au milieu des années 70, lors de la transition du franquisme à la monarchie démocratique:
"La société espagnole souhaite que tout soit transformé afin que soit assuré, sans a-coups ni convulsions sociales, le fonctionnement normal de l'Etat. La continuité de l'Etat exige la non - continuité du régime." (4)
C'est sur le terrain révolutionnaire que triomphe la contre-révolution, à sa façon bien sûr. Lors de son procès après le putsch manqué de Munich en 1923, Hitler se présentera en « révolutionnaire… contre la révolution ». A travers sa “communauté populaire”, le national-socialisme prétendra éliminer le parlementarisme et la démocratie bourgeoise contre lesquels s'était insurgé le prolétariat après 1917. Mais la révolution conservatrice reprenait aussi d'anciennes tendances anticapitalistes (retour à la nature, fuite des villes...) que les partis ouvriers, même extrémistes, avaient niées ou mésestimées par incapacité à intégrer la dimension a-classiste et communautaire du prolétariat, à critiquer l'économie, et à penser le monde futur autrement que comme prolongement de la grande industrie. Dans la première moitié du XIXe, de tels thèmes figuraient au coeur du mouvement socialiste, avant d'être délaissés par le "marxisme" au nom du progrès et de la Science, et ne survivre que dans l'anarchisme, ou chez des sectes. (5)
Volksgemeinschaft contre Gemeinwesen, communauté populaire ou communauté humaine... 1933 n'est pas la défaite, seulement sa consommation. Le nazisme est venu résorber, résoudre, clôre une crise sociale si ample que nous l’apprécions mal. L’Allemagne, berceau de la plus grande social-démocratie du monde, a vécu aussi le mouvement radical le plus fort, anti - parlementaire, anti - syndical, aspirant à un monde "ouvrier" mais capable d'attirer bien d'autres contestations anti-bourgeoises et anti-capitalistes. La présence d'artistes d'avant-garde aux côtés de la "gauche allemande" n'est pas un accident. Elle signale la mise en cause du capital comme "civilisation", au sens où la critiquait Fourier. Perte de communauté, individualisme et grégarisme, misère sexuelle, famille rongée mais valorisée comme refuge, éloignement de la nature, alimentation industrielle, artificialité croissante, prothéisation de l'homme, course après le temps, mort de l'art, relations de plus en plus médiatisées par l'argent et la technique... toutes ces aliénations passent alors au feu d'une critique confuse et multiforme, dont un regard superficiel ne distingue après coup que l'inévitable récupération.
La contre-révolution n'en a triomphé dans les années 20 qu'en inaugurant en Allemagne comme aux Etats-Unis les débuts d'une société de consommation et du fordisme, entraînant dans la modernité industrielle et marchande des millions d'Allemands, ouvriers compris. Dix ans d'un règne fragile, comme le montre l'hyperinflation folle de 23... En 1929, formidable ébranlement: ce n'est plus le prolétariat, c'est la pratique capitaliste qui renie son idéologie d'un progrès offrant à tous une consommation croissante d'objets et de signes.
L'extrémisme nazi, et son déferlement de violence, seront à la mesure de la profondeur du mouvement révolutionnaire qu'il reprend et nie, et de cette double remise en cause, à dix ans d'intervalle, de la modernité capitaliste, par les prolétaires d'abord, par le capital ensuite. Comme les radicaux de 1919-21, le nazisme propose une communauté salariale, mais autoritaire, fermée, nationale, raciale, et réussit pendant 12 ans à transformer les prolétaires en salariés et en soldats. Hitler a beau emprunter à des âges révolus, il n’en naît pas moins des contradictions du monde moderne : le fascisme est fils d’un capitalisme qui ruine des relations anciennes sans pouvoir y substituer celles qui accompagnent la communauté marchande.
La dictature vient toujours après la défaite des mouvements sociaux, chlorophormés et massacrés par la démocratie, les partis de gauche et les syndicats. En Italie, quelques mois séparent les ultimes échecs prolétariens de la nomination du chef fasciste à la tête de l'Etat. En Allemagne, un écart d'une douzaine d'années coupe la continuité et fait apparaître le 30 janvier 1933 comme phénomène essentiellement politique, voire idéologique, non comme effet d'un ébranlement social antérieur. L'assise populaire du national-socialisme et son déchaînement d'énergie meurtrière restent des mystères si l'on ignore la question du travail, de sa soumission ou de sa révolte, de son contrôle et de la place à lui accorder dans la société.
La défaite allemande de 1918 et la chute de l'empire libèrent un assaut prolétarien assez fort pour ébranler la société, mais impuissant à la révolutionner, et qui promeut la social-démocratie et les syndicats clé de voûte de l'équilibre politique. Leurs chefs, hommes d'ordre, font naturellement appel aux corps-francs, groupements parfaitement fascistes comptant en leurs rangs nombre de futurs nazis, pour réprimer une minorité ouvrière radicale au nom des intérêts de la majorité réformiste. Battue dans les règles de la démocratie bourgeoise, les communistes le sont aussi par la démocratie ouvrière: les "conseils d'entreprise" accordent leur confiance aux organisations traditionnelles, non à des révolutionnaires qu'il sera facile de dénoncer comme anti - démocrates.
Démocratie et social-démocratie sont alors indispensables au capitalisme allemand pour encadrer les ouvriers, tuer l'esprit de révolte dans l'isoloir, obtenir des patrons une série de réformes et disperser les révolutionnaires.(6)
Après 1929, par contre, le capitalisme doit se concentrer, éliminer une partie des classes moyennes, discipliner les prolétaires et même la bourgeoisie. Lemouvement ouvrier, défendant le pluralisme politique et les intérêts ouvriers immédiats, bloque la situation. Assurant la médiation entre capital et travail, les organisations ouvrières tiennent leur fonction autant de l'un que de l'autre, mais entendent rester autonomes face aux deux comme par rapport à l'Etat. La social-démocratie n'a de sens qu'aux côtés du patronat et de l'Etat, non absorbée en eux. Elle a vocation à gérer un immense réseau politique, municipal, social, mutualiste, culturel, et tout ce que l'on appellerait aujourd'hui associatif. Le KPD, d'ailleurs, a vite constitué le sien, moindre mais vaste également. Or le capital de plus en plus organisé tend à rassembler tous les fils, mettant de l'étatique dans l'entreprise, du bourgeois dans la bureaucratie syndicale, et du social dans l'administration. Le poids du réformisme ouvrier, qui se fait sentir jusqu'au sein de l'Etat, son existence de "contre-société", en fait un facteur de conservation sociale, de malthusianisme, que le capital en crise devait éliminer. Expression de la défense du travail salarié en tant que composant du capital, SPD et syndicats ont rempli en 1918-21 une fonction anti-communiste indispensable, mais cette même raison les entraîne ensuite à tout faire passer après l'intérêt des salariés, au détriment de la réorganisation de l'ensemble du capital.
Un Etat bourgeois stable aurait tenté d'y remédier par une législation anti-syndicale, une réduction des "forteresses ouvrières", dressant les classes moyennes contre les prolos au nom de la modernité contre l'archaïsme, comme bien plus tard l'Angleterre thatchérienne. Une telle offensive supposait un capital lui-même relativement uni derrière quelques fractions dominantes. Mais la bourgeoisie allemande de l930 était profondément divisée, les classes moyennes déconfites, et l'Etat-nation déchiré.
Par la négociation ou la force, la démocratie moderne représente et concilie les intérêts antagonistes...tant que c’est possible. Les crises parlementaires à répétition et les complots réels ou inventés (dont l'Allemagne était le théâtre depuis la chute du dernier chancelier socialiste en 1930) sont en démocratie le signe invariable d'une désunion durable des milieux dirigeants. Au début des années 30, face à la crise, la bourgeoisie est tiraillée entre des stratégies sociales et géopolitiques inconciliables: intégration accrue ou élimination du mouvement ouvrier; commerce international et pacifisme, ou autarcie posant les bases d'une expansion militaires. La solution n'impliquait pas forcément d'en passer par un Hitler, mais supposait en tout cas une concentration de force et de violence aux mains du pouvoir central. Fini le compromis centriste-réformiste, la seule option ouverte était étatiste, protectionniste, et répressive.
Pareil programme comportait la mise à l'écart violente d'une social-démocratie qui en domestiquant les ouvriers était venue occuper une place excessive, sans pour autant unifier toute l'Allemagne derrière elle. Ce fut la tâche du nazisme, qui sut faire appel à toutes les classes, des chômeurs aux capitaines d'industrie, par une démagogie surpassant même celle des politiciens bourgeois, et un antisémitisme visant à exclure pour rassembler.
Comment les partis ouvriers auraient-ils fait obstacle à une telle folie xénophobe et raciste, après avoir si souvent servi de compagnons de route au nationalisme ? Pour le SPD, c'est clair depuis le début du siècle, évident en 1914, et signé en 1919 dans le sang de l'alliance avec des corps-francs sortis d'un moule guerrier voisin de celui des fasci à la même époque. Quant au racisme, il n’était pas rare qu’un journaliste du SPD, un dirigeant syndical, ou même la prestigieuse revue théorique Die Neue Zeit, s’en prenne aux Juifs « étrangers » (polonais et russes). En mars 1920, la police berlinoise, alors sous contrôle socialiste, rafle un millier de personnes dans le quartier juif et les enferme dans un camp, avant finalement de les libérer. Comment la social-démocratie allemande échapperait-elle aux obsessions et aux phobies d’un Volk auquel elle se fait un devoir d’appartenir ?
Le KPD, lui, n'avait pas hésité à tendre la main aux nationalistes contre l'occupation française de la Ruhr en 1923. Pour Radek, « seule la classe ouvrière peut sauver la nation ».Thalheimer, dirigeant du KPD, ne cachait pas que le parti devait combattre aux côtés d’une bourgeoisie allemande jouant alors « un rôle objectivement révolutionnaire par sa politique étrangère ». Zinoviev ne dit pas autre chose à la session de l’Exécutif Elargi de l’IC, en juin 1923 :
« La question nationale est aussi la question vitale de la politique allemande. Notre parti peut dire à bon droit que, bien que nous ne reconnaissions pas la patrie bourgeoise, c’est nous qui défendons, en Allemagne, l’avenir du pays, et de la nation. »
Et Radek à la même réunion : « Poser la question nationale, c’est-à-dire faire comprendre au prolétariat qu’il doit être le Parti de la Nation, ce n’est en Angleterre qu’une formule de propagande pour le but final. Il n’en est pas de même en Allemagne. Il est significatif qu’un journal national-socialiste s’élève violemment contre les soupçons dont les communistes sont l’objet : il les signale comme un parti combatif qui devient de plus en plus national-bolchévik. Le national-bolchévisme signifiait en 1920 une tentative en faveur de certains généraux : aujourd’hui il traduit le setiment unanime que le salut est entre les mains du PC. Nous seuls sommes capables de trouver une issue à la situation actuelle de l’Allemagne. Mettre la nation au premier plan, c’est en Allemagne comme dans les colonies faire œuvre révolutionnaire. » (citations extraites du compte-rendu paru dans le Bulletin Communiste, 28 juin 1923)
Une dizaine d’années staliniennes plus tard, le KPD appelait à une « révolution nationale et sociale », dénonçait le nazisme comme « traître à la nation », et usait tant du slogan de "révolution nationale" qu’il inspira à Trotsky en 31 un pamphlet Contre le national - communisme. Malheureusement pour les militants du KPD, en matière de démagogie nationale, les nazis étaient imbattables.
Janvier 1933: les jeux sont faits. Personne ne peut nier que la république de Weimar se soit donnée à Hitler. Droite et centre avaient fini par le considérer comme une solution valable pour sortir le pays de l'impasse, ou comme un moindre mal provisoire. Le "grand capital", réticent devant tout chambardement incontrôlable, ne s'était pas jusque-là montré plus généreux pour le NSDAP que pour les autres formations de droite ou nationalistes. C'est seulement en novembre 1932 que Schacht, homme de confiance de la bourgeoisie, convainc les milieux d'affaires d'appuyer Hitler (qui vient pourtant de subir un léger recul électoral) parce qu'il y perçoit une force unificatrice de l'Etat et de la société. Que les grands bourgeois n'aient ni prévu ni toujours apprécié l'évolution ultérieure, la guerre et encore moins la défaite, est une autre affaire, et de toute façon ils seront peu nombreux dans la résistance clandestine au régime.
C'est en parfaite légalité qu'Hitler est nommé chancelier le 30 janvier 1933 par Hindenburg, lui-même constitutionnellement élu président un an plus tôt avec l'appui des socialistes qui y voyaient... un rempart contre Hitler, et les nazis sont minoritaires dans le premier gouvernement formé par le chef du NSDAP.
Dans les semaines qui suivent, les masques tombent, les militants ouvriers sont pourchassés, leurs locaux dévastés, la terreur s'installe, et les élections de mars 33, sous la violence conjointe des SA et de la police, envoient au Reichstag 288 députés NSDAP (mais encore 80 KPD et 120 SDP).
Les naïfs s'étonnent que l'appareil répressif se soit mis docilement au service des dictateurs: comme toujours en pareil cas, du flic de quartier au directeur de ministère, la machine étatique obéit à l'autorité qui la commande. Les nouveaux dirigeants politiques n'ont-ils pas pleine légitimité ? D'éminents juristes ne mettent-ils pas leurs décrets en conformité avec les lois supérieures du pays ? Dans l’"Etat démocratique" et Weimar en était bien un, s'il y a conflit entre les deux composants du binôme, ce n’est pas la démocratie qui l’emportera. Dans l’ « Etat de droit », et Weimar en était bien un, s’il y a contradiction, c’est le droit qui devra plier, servir l'Etat, jamais l'inverse.
Pendant ces quelques mois, que faisaient les démocrates ? Ceux de droite se faisaient une raison. Le Zentrum, parti catholique du Centre, ex-pivot des majorités de Weimar en tandem avec le SPD, qui a même amélioré son score aux élections de mars 33, vote pour 4 ans les pleins pouvoirs à Hitler - base légale de la future dictature. Le Zentrum devra s'auto-dissoudre en juillet.
Les socialistes, eux, tentent d'échapper au sort d'un KPD interdit depuis le 28 février (lendemain de l'incendie du Reichstag). Le 30 mars 1933, ils quittent la IIe Internationale pour prouver leur caractère national allemand. Le 17 mai, le groupe parlementaire vote la politique étrangère d'Hitler. Le SPD sera pourtant dissout le 22 juin en tant qu' "ennemi du peuple et de l'Etat".
Quant aux syndicats, en 1932, à la façon de la CGL italienne professant l'apolitisme pour sauver ses meubles, leurs dirigeants s'étaient proclamés indépendants de tout parti et indifférents à la forme de l'Etat, ce qui ne les avait pas empêchés de chercher un accord avec Schleicher, chancelier entre novembre 32 et janvier 33, alors en quête de base ou de démagogie ouvrière. Le nazisme hissé au gouvernement, les mêmes se persuadent qu'à condition de reconnaître le national-socialisme, le régime leur laisserait une petite place. Et l'on aboutit au dérisoire défilé des syndicalistes derrière les croix gammées, lors du 1er Mai 1933 transformé en "Fête du Travail Allemand". Peine perdue. Dès le lendemain, les nazis liquident les syndicats, arrêtent les militants...
Formée à encadrer les masses et négocier en leur nom, voire les réprimer, la bureaucratie ouvrière n'avait que l'intelligence d'une situation révolue. Multiplier les signes d'allégeance ne lui a servi à rien. On ne lui reprochait pas de faire injure à la patrie, mais au coffre-fort des classes possédantes. Ce n’était pas son internationalisme verbal hérité d’avant 14 qui gênait la bourgeoisie, mais l’existence d'un syndicalisme soumis mais encore indépendant, à une époque où le capital ne tolérait plus d'autre communauté que la sienne, et où même un organe de collaboration de classe devenait de trop si l'Etat ne le contrôlait entièrement. .
En Italie, en Allemagne, le fascisme a pris l'Etat par les voies légales. La démocratie capitule devant la dictature. Pire, elle lui ouvre les bras. Et l'Espagne...? Loin de 1'exception d'une action résolue mais hélas défaite, l'Espagne représente le cas extrême d'affrontement armé entre démocratie et fascisme sans que la lutte change de nature: elle oppose deux formes de développement du capital, deux formes politiques de l'Etat capitaliste, deux structures étatiques se disputant la légitimité dans un même pays.
« Objection !!... » s’exclame ici l’antifasciste : "Alors, selon vous, Franco et une milice ouvrière, c'est du pareil au même ? Les propriétaires fonciers et les paysans pauvres collectivisant la terre, ce seraient deux camps de même nature ? !..."
D'abord, il n'y a eu affrontement que parce que les ouvriers se sont dressés contre le fascisme. Toute la force, la contradiction du mouvement tient en ses premières semaines, toute sa complexité: une guerre de classe indéniable s'est transformée en guerre civile capitaliste, les prolétaires des deux camps mourant pour des structures étatiques capitalistes rivales (quoiqu'à aucun moment, bien sûr, il n'y ait eu entente préalable et répartition des rôles où deux fractions bourgeoises auraient téléguidé les masses à leur profit). (7)
L'histoire d'une société divisée en classes tourne autour de la nécessité de les réunir. Quand à la poussée populaire s'ajoute comme en Espagne le déchirement des couches dirigeantes, la crise sociale prend l'aspect d'une crise de l’Etat. Mussolini comme Hitler ont triomphé dans des pays à structure nationale faible, d'unification récente, aux tendances régionalistes puissantes. En Espagne, de la Renaissance aux temps modernes, l'Etat s'est nourri d'une société commerçante dont il a été le fer de lance colonial, mais qu'il a ensuite ruinée, paralysant l'une des conditions d'un essor industriel: une réforme agraire. De fait, l'industrialisation a dû se frayer son chemin à travers le monopole, la concussion, le parasitisme.
La place manque pour résumer ici l'imbrication au XIXe siècle d'innombrables réformes et impasses libérales, des querelles dynastiques, des guerres carlistes, la succession bouffonne et tragique des régimes et partis après 14-18, et le cycle insurrections-répressions depuis l'avènement de la République en 1931. Au fond de ces soubresauts gît la faiblesse d'une bourgeoisie montante coincée entre sa rivalité avec l'oligarchie foncière, et le besoin absolu de contenir les révoltes paysannes et ouvrières. En 1936, la question de la terre n'est pas résolue: contrairement à la France après 1789, la vente des biens du clergé espagnol imposée au milieu du XIXe a renforcé une bourgeoisie latifundiaire. Même dans les années qui suivent 1931, l'Institut pour la Réforme Agraire n'utilise qu'un tiers de ses fonds au rachat des grands domaines. Jamais la déflagration de 36-39 n'aurait connu une telle montée politique aux extrêmes, jusqu'à éclatement de l'Etat en deux fractions qu'oppose pendant trois ans une guerre civile, sans les secousses qui n'avaient cessé d'ébranler les profondeurs sociales depuis un siècle.
Une telle désunion interdisait l’alternance entre deux partis de la Conservation et de la Réforme (comme en Angleterre ou aux Etats-Unis), ou la force stabilisatrice d’une formation au centre de gravité politique (comme le parti radical français sous la IIIe République). Avant juillet 36, dans une Espagne où les ouvriers agricoles n’hésitaient pas à occuper les terres et la foule à libérer de force quelques-uns des 30.000 prisonniers politiques,
Eté 1936. Après avoir laissé toute facilité aux militaires rebelles pour se préparer, le Front Populaire élu en février allait négocier et peut-être céder. Les politiciens s'en seraient accommodé comme de la dictature de Primo de Riveira (1923-31), soutenue par d'éminents socialistes (Caballero en fut conseiller technique, avant de devenir ministre du Travail en 1931, puis chef du gouvernement républicain de septembre 36 à mai 37). Et puis, le général qui avait obéi aux ordres républicains deux ans plus tôt en écrasant 1‘insurrection des Asturies - Franco - ne pouvait pas être entièrement mauvais.
Mais les prolétaires se levèrent, empêchant le succès du putsch dans la moitié du pays, et restèrent en armes. Ce faisant, ils combattaient de toute évidence le fascisme, mais n'agissaient pas en anti-fascistes puisque leur action était dirigée à la fois contre Franco, et contre un Etat démocratique plus embarrassé par leur initiative que par la rébellion militaire. En 24 heures, trois premiers ministres se succèdent avant d'accepter le fait accompli: l'armement du peuple.
Une fois encore, le déroulement insurrectionnel montre que le problème de la violence n'est jamais d'abord technique. La victoire ne va pas à ceux qui ont l'avantage des armes (les militaires) ou du nombre (le peuple), mais à qui ose l'initiative. Là où les ouvriers font confiance à l'Etat, celui-ci reste passif ou paye de promesses, comme à Saragosse. Quand leur riposte est vive, elle l'emporte (Malaga); si elle manque de vigueur, elle périt dans le sang (20.000 morts à Séville).
Ainsi, la guerre d'Espagne a pour origine une authentique insurrection, mais ce fait ne suffit pas à la caractériser toute entière. Il ne définit que le premier moment de la lutte - un effectif soulèvement prolétarien. Après avoir vaincu la réaction dans un grand nombre de villes, les ouvriers ont le pouvoir. Mais qu'en font-ils ? Le remettent-ils à l'Etat républicain, ou s'en servent-ils pour aller plus loin dans un sens communiste ?
Créé au lendemain de l'insurrection, le Comité Central des Milices Antifascistes réunit des délégués de la CNT, de la FAI, de 1'UGT, du POUM, du PSUC (issu de la récente fusion des PC et PS en Catalogne), des partis modérés, et 4 représentants de la Généralité, le gouvernement régional catalan. Véritable pont entre le mouvement ouvrier et l’Etat, et qui plus est relié, sinon intégré au Département de la défense de la Généralité par la présence en son sein du conseiller à la Défense, du commissaire à l'ordre public, etc., le C.C. des Milices ne tardera pas à se dissoudre.
Certes, en renonçant à leur autonomie, la plupart des prolétaires croient malgré tout conserver le pouvoir réel, et n'abandonner aux politiciens qu'une autorité de façade, dont ils se méfient, mais qu'ils pourront contrôler et orienter dans un sens favorable. Ne sont-ils pas en armes ?
Erreur fatale. La question n'est pas: Qui a le fusil ?, mais plutôt: Que fait celui qui a le fusil ? 10.000, 100.000 prolétaires arme au poing ne sont rien s'ils font confiance à autre chose que leur propre pouvoir de changer le monde. Sinon, demain, dans un mois ou dans un an, de gré ou de force, le pouvoir dont ils ont reconnu l'autorité leur retirera ces fusils dont ils n'auront pas fait usage contre lui.
Les insurgés ne s'en prennent pas au gouvernement légal, donc à l'Etat existant, et toute leur action ultérieure se fera sous sa direction. "A revolution that had begun but never consolidated", écrira Orwell. Là, est le point central, déterminant aussi bien le destin d'une lutte armée de plus en plus perdue contre Franco, que l'épuisement, voire la destruction violente par les deux camps des collectivisations et socialisations. Après l'été 36, le pouvoir réel est exercé en Espagne par l'Etat et non par les organisations, syndicats, collectivités, comités, etc. Bien qu'en Catalogne le chef du POUM, Nin, soit conseiller à la Justice, "le POUM ne parvint nulle part à influer sur la police", admet un défenseur de ce parti. (8) Les milices ouvrières ont beau constituer un des fleurons de l'armée républicaine, et payer un lourd tribut au combat, elles ne pèseront jamais sur les décisions de l'état-major qui n'aura de cesse de les intégrer aux unités régulières (ce sera chose faite début 37), préférant les réduire plutôt que tolérer leur autonomie. Quant à la puissante CNT, elle devra céder devant un PC très faible avant juillet 36 (14 députés élus à la chambre de Front populaire de février 36, contre 85 socialistes), mais qui a su se fondre dans une partie de l'appareil d'Etat et en tirer la force dont il usera de plus en plus contre les radicaux, en particulier contre les militants de la CNT. Qui est le maître ? voilà la question. Et sa réponse: l'Etat sait faire un usage brutal de son pouvoir lorsqu'il le faut.
Si la bourgeoisie républicaine et les staliniens vont gaspiller un temps précieux à démanteler des communes paysannes, à désarmer les milices du POUM, à traquer les "saboteurs" trotskystes et autres "complices d'Hitler", au moment même où l'antifascisme est censé mettre tout en oeuvre pour abattre Franco, ce n'est pas par erreur suicidaire. Pour l'Etat et le PC qui en devenait l'ossature militaro-policière, ce temps n'était pas perdu. On prêtait ce mot au chef du PSUC: "Avant de prendre Saragosse, il faut prendre Barcelone." Leur priorité n'avait jamais été d'écraser Franco, mais de garder le contrôle des masses, parce que telle est la fonction d’un Etat. Barcelone fut reprise aux prolétaires. Saragosse resta aux mains des franquistes.
La police tente d'occuper le central téléphonique contrôlé par les ouvriers anarchistes (et socialistes). Dans la métropole catalane, coeur et symbole révolutionnaire, la légalité est prête à tout pour désarmer ce qu'il reste de vivant, de spontané, d'anti-bourgeois. La police locale est d'ailleurs aux mains du PSUC. Face à un pouvoir qui se comporte ouvertement en ennemi, les prolétaires comprennent enfin qu'il n'est pas le leur, qu'ils lui ont fait cadeau dix mois plus tôt de leur insurrection et qu'il l'a retournée contre eux. Par réaction au coup de force, une grève générale paralyse Barcelone. Trop tard. La capacité de s’insurger contre l’Etat (cette fois sous sa forme démocratique) est toujours là, non celle de mener le combat au point de rupture.
Comme toujours, le “social” prime le militaire. L'autorité légale ne s'impose pas par des combats de rue. En quelques heures s'installe non une guérilla urbaine, mais une guerre de position, un face à face, immeuble contre immeuble, dans une défensive où nul ne l'emporte parce que personne n'attaque. Bloquée dans son offensive, la police ne se risque plus à investir les bâtiments où les anarchistes se sont retranchés. En gros, le PC et l'Etat tiennent le centre-ville, CNT et POUM les quartiers populaires. Le statu quo ne se dénoue que politiquement. Les masses font confiance aux deux organisations attaquées, lesquelles, de peur de s'aliéner l'Etat, obtiennent non sans mal la reprise du travail, sapant ainsi l'unique force capable de les sauver politiquement et... "physiquement". A l'instant où cesse la grève, sachant qu'il maîtrise désormais la situation, le gouvernement fait venir de Valence 6000 Gardes d'Assaut, l'élite de la police. Pour avoir accepté la médiation des "organisations représentatives" et les conseils de modération du POUM et de la CNT, ceux qui ont vaincu les militaires fascistes en juillet 36 cèdent sans combat devant les gendarmes républicains en mai 37.
La répression peut commencer. Quelques semaines suffisent pour interdire le POUM, arrêter ses dirigeants, les assassiner légalement ou non, et faire disparaître Nin. Une police parallèle se met en place, organisée par le NKVD et l'appareil clandestin de la Comintern, en des locaux secrets, et ne rend de comptes qu'à Moscou. Dorénavant, tout ce qui conteste tant soit peu l'Etat républicain et son principal soutien - l'URSS - sera stigmatisé et traqué comme "fasciste", et d'un continent à l'autre une légion de bonnes consciences en répéteront la calomnie, certaines par ignorance, d'autres par intérêt, mais toutes convaincues qu'on ne saurait trop dénoncer quand le fascisme attaque.
L’acharnement contre le POUM n’était pas une aberration. En s’opposant aux procès de Moscou, le POUM se condamnait à la destruction par un stalinisme engagé dans une lutte mondiale sans merci contre ses rivaux pour le contrôle des masses. A l'époque, la plupart des partis, des commentateurs, et même la Ligue des Droits de 1'Homme ont avalisé la thèse de la culpabilité des accusés. Soixante ans plus tard, la version officielle est de dénoncer ces procès et d'y lire le signe d'une folle volonté de puissance du Kremlin. Comme si les crimes staliniens étaient sans rapport avec l'antifascisme ! La logique antifasciste sera toujours de s'aligner sur le plus modéré et de combattre le plus radical.
Au plan purement politique, Mai 37 engendre ce qui était quelques mois avant inimaginable: un socialiste encore plus à droite que Caballero, Negrin, à la tête d'un gouvernement qui s'affirme carrément du côté de l'ordre, y compris de la répression anti-ouvrière. De toute évidence, constate Orwell (qui faillit y laisser la vie), la guerre "pour la démocratie" est morte: restent face à face deux fascismes, l'un seulement moins inhumain que son rival. (9) Pour autant, Orwell ne renonce pas à la nécessité d'éviter le fascisme "plus nu et plus développé de Franco et d'Hitler". Il ne s'agirait donc plus que de combattre pour un fascisme moins pire que l'autre...
Le pouvoir n'est pas plus au bout du fusil que dans l'urne. Aucune révolution n'est pacifique, mais la dimension militaire n'en est pas centrale. Le problème n'est pas que les prolos se décident enfin à piller les armureries, mais qu'ils mettent en oeuvre ce qu'ils sont: des êtres marchandisés qui ne peuvent ni ne veulent plus exister comme marchandise, et dont la révolte fait éclater la logique capitaliste. De cette "arme" découlent barricades et mitrailles. Plus grande sera la vitalité sociale, moindres seront l'usage effectif des fusils et le chiffre des morts. Jamais une révolution communiste ne ressemblera à une boucherie: non par principe non-violent, mais parce qu’elle n’est révolution que si elle subvertit les militaires professionnels plus qu'elle ne les détruit. Imaginer un front prolétarien face à un front bourgeois, c'est penser le prolétariat en termes bourgeois, à la façon d'une révolution politique ou d'une guerre (prendre le pouvoir à l'autre, occuper son territoire). Au passage, on réintroduit tout ce que le moment insurrectionnel avait abattu: hiérarchie, respect des spécialistes, de la science qui sait, de la technique qui résoud, de tout ce qui rabaisse l'homme commun. Au service de l'Etat, le "milicien" ouvrier mue inévitablement en "soldat". En Espagne, à partir de l'automne 36, la révolution va fondre dans la guerre, et dans un type de combat typique des Etats: la guerre de front.
Formés en "colonnes", les ouvriers quittent Barcelone pour battre le fascisme dans d'autres villes, et d'abord à Saragosse. A supposer qu'ils aient tenté de porter la révolution à l'extérieur des zones républicaines, il aurait fallu également révolutionner ces zones elIes-mêmes. Or, même Durruti ne tient pas compte du fait que l'Etat y est toujours debout. En chemin, sa colonne, composée à 70% d'anarchistes, pousse à la collectivisation: les miliciens aident les paysans et propagent les idées révolutionnaires. Mais, déclare Durruti, "nous n'avons qu'un seul but: écraser les fascistes". Il a beau dire: "ces milices ne défendront jamais la bourgeoisie", elles ne l'attaquent pas non plus. Une quinzaine de jours avant sa mort (21 novembre 1936), il affirme:
"Une seule pensée, un seul objectif (..) : écraser le fascisme (..) Que personne ne songe plus à présent aux augmentations de salaires et aux réductions d'heures de travail (..) se sacrifier, travailler autant que cela est nécessaire (..) il faut former un bloc de granit. Le moment est venu d'inviter les organisations syndicales et politiques à en finir une fois pour toutes. A l’arrière, il faut savoir administrer (..) Ne provoquons pas, par notre incompétence, après cette guerre, une autre guerre civile entre nous (..) Face à la tyrannie fasciste, nous ne devons opposer qu'une seule force; il ne doit exister qu'une seule organisation, avec une discipline unique." (11)
Durruti et ses camarades incarnent une énergie qui n'avait pas attendu 1936 pour se lancer à l'assaut d'un monde. Mais la meilleure volonté de lutte ne suffit pas quand les ouvriers dirigent exclusivement leurs coups, non contre l'Etat, mais contre une de ses formes particulières. Accepter la guerre de front, à la mi-36, signifiait partir avec les armes contre Franco en laissant à l'arrière l'arme politique et sociale aux mains de la bourgeoisie, et en définitive priver l'action militaire elle-même d'une vigueur initiale née sur un autre terrain, le seul favorable au prolétariat.
A l'été 36, loin de posséder une supériorité militaire décisive, les nationalistes ne tiennent aucune ville majeure. Leur principale force provient de la Légion Etrangère et de "Maures" recrutés dans un Maroc soumis au protectorat espagnol en 1912, mais longtemps rebelle aux rêves coloniaux de l'Espagne comme de la France. L'armée royale y avait subi une grave défaite en 1921, due en particulier à la défection de soldats marocains. Malgré la coopération franco-espagnole (où s'illustre un général nommé Franco), la guerre du Rif ne s'était conclue par la capitulation d'Abd el-Krim qu'en 1926. Dix ans plus tard, proclamer l'indépendance immédiate et inconditionnelle du Maroc espagnol aurait au minimum semé le trouble parmi les troupes de choc de la réaction. La République repoussa évidemment cette solution, sous la double pression des milieux conservateurs et des démocraties anglaise et française, peu désireuses de voir éclater leurs propres empires. D'ailleurs, au même moment, le Front Populaire français, non seulement n'accorde aucune réforme digne de ce nom à ses sujets coloniaux, mais dissout l'Etoile Nord-Africaine, mouvement algérien prolétarien.
La “non-intervention”, on le sait, fut une comédie. Une semaine après le putsch, Londres fait savoir son opposition à toute livraison d'armes au gouvernement légalespagnol, et sa neutralité au cas où la France serait entraînée dans un conflit. La démocratique Angleterre mettait alors sur le même plan République et fascisme… En conséquence, la France de Blum et Thorez envoya quelques avions, l'Allemagne et l'Italie des corps entiers avec leur matériel. Quant aux Brigades Internationales, sous contrôle de l'URSS et des PC, leur valeur militaire se faisait payer au prix fort: l'élimination de toute contestation du stalinisme dans les rangs ouvriers. C'est début 37, après les premières livraisons d'armes russes, que la Catalogne exclut Nin de son poste de conseiller à la Justice.
Rarement 1' "histoire - batailles", comptable des canons et des stratégies, aura été aussi inapte à expliquer le cours d'une guerre directement "sociale": la dynamique interne à l'antifascisme en détermine l'évolution. L'élan révolutionnaire brise d'abord celui des nationalistes. Puis les ouvriers acceptent la légalité: le conflit s'installe, se fige. Dès la fin 36, les colonnes piétinent devant Saragosse. L'Etat arme les unités politiquement sûres, c'est-à-dire qui ne porteront pas atteinte à la propriété. Début 37, parmi les miliciens du POUM mal habillés qui combattent les franquistes avec de vieux fusils, la possession d'un revolver est un luxe. De passage dans les villes, ils croisent des soldats réguliers parfaitement équipés. Les fronts s'enlisent comme les prolétaires de Barcelone face aux flics. Ultime sursaut, la victoire républicaine devant Madrid. Bientôt le gouvernement ordonne aux particuliers de rendre leurs armes: décret peu suivi d'effet, mais significatif d'une volonté affichée de désarmer le peuple. Déception et suspicion rongent le moral. La guerre devient affaire de spécialistes. Enfin le recul républicain s'accélérera au fur et à mesure du dépérissement du contenu social et des apparences révolutionnaires dans le camp antifasciste.
Réduire la révolution à la guerre simplifie et fausse la question sociale: l'alternative n'étant que de gagner ou perdre, pour être "le plus fort", il suffit de disposer de soldats disciplinés, d'un matériel supérieur, d'officiers compétents, et du soutien d'alliés sur le régime desquels on ne se montre pas trop regardants. Curieusement, cela signifie aussi éloigner le conflit de la vie quotidienne. La guerre a ceci de particulier que, même parmi ceux qui y adhèrent, personne ne veut la perdre mais chacun souhaite en voir la fin. A la différence de la révolution, sauf en cas de défaite la guerre ne franchit pas ma porte. Muée en affrontement militaire, la lutte antifranquiste cesse d'être un engagement personnel, perd sa réalité immédiate, devient mobilisation économique (travailler pour le front), idéologique (affiche dans la rue, meeting), et humaine: à partir de janvier 37, les engagements volontaires se tarissent, et la guerre civile, dans les deux camps, repose avant tout sur le service militaire obligatoire. En conséquence, un milicien de l’été 36, parti un an plus tard de sa colonne par dégoût de la politique républicaine, peut être arrêté et fusillé comme "déserteur" !
Dans des conditions historiques différentes, l'évolution militaire de l'antifascisme - insurrection, puis milices, enfin armée régulière - rappelle la guérilla (le terme est passé en français sous le 1er Empire) anti-napoléonienne décrite par Marx:
"Si l'on compare les trois périodes de la guerre de guérilla avec l'histoire politique de l'Espagne, on constate qu'elles représentent les trois degrés correspondants auxquels le gouvernement contre-révolutionnaire avait peu à peu ramené l'esprit du peuple. Au début, toute la population s'était levée, puis des bandes de guérillas firent une guerre de francs-tireurs dont les réserves étaient constituées par des provinces entières; et enfin il y eut des corps sans cohésion, toujours sur le point de se muer en bandits ou de tomber au niveau de régiments réguliers.” (12)
En 1936 comme en 1808, l'évolution militaire ne s'explique pas seulement ni surtout par l'art de la guerre, mais découle du rapport des forces politiques et sociales et de sa modification dans un sens anti-révolutionnaire. Le compromis évoqué par Durruti, la nécessité de l'unité à tout prix, ne pouvaient que donner la victoire à l'Etat républicain d'abord (sur le prolétariat), à l'Etat franquiste ensuite (sur la République).
Il y a un début de révolution en Espagne, mais qui se renverse en son contraire dès que les prolétaires, persuadés de détenir le pouvoir effectif, font confiance à l'Etat pour lutter contre Franco. Sur cette base, les initiatives et mesures subversives qu'ils multiplient dans la production et la vie quotidienne se vouent à l'échec du simple et terrible fait qu'elles se déroulent à l'ombre d'une structure étatique nullement démantelée, d'abord mise en veilleuse, puis revigorée - paradoxe incompris de la plupart des groupes révolutionnaires d'alors - par les nécessités de la guerre anti-franquiste. Pour se consolider et s'étendre, les transformations sociales, sans lesquelles la révolution est un mot vide, devaient se poser comme antagoniques à un Etat clairement désigné comme adversaire. Or, l'existence d'un double pouvoir après juillet 36 n'a été qu'apparence. Non seulement les organes prolétariens surgis de l'insurrection, et ceux qui vont ensuite mener les socialisations, tolèrent l'Etat, mais ils lui reconnaissent la prééminence dans la lutte antifasciste, comme s'il fallait passer tactiquement par lui pour vaincre Franco. En fait de "réalisme", le recours aux méthodes militaires traditionnelles, acceptées par l'extrême - gauche (POUM et CNT inclus) au nom de l'efficacité, se révélera presque toujours inefficace. Cinquante ans après, on le déplore encore. Mais 1’Etat démocratique est aussi peu fait pour la lutte armée contre le fascisme que pour lui interdire l’accession pacifique au pouvoir. Il est normal qu’un Etat répugne à la guerre sociale, et craigne plus qu’il n’encourage toute fraternisation. Quand, en mars 37, à Guadalajara, les antifascistes s'adressent en tant que travailleurs aux soldats italiens envoyés par Mussolini, un groupe d'Italiens fait défection. Le fait restera exceptionnel.
De la bataille pour Madrid (mars 37) à la chute finale de la Catalogne (février 39), le cadavre de la révolution avortée s'est décomposé sur les champs de bataille. On peut parler de guerre en Espagne, non de révolution. Cette guerre finit par avoir pour première fonction de résoudre un problème capitaliste: constituer en Espagne un Etat légitime qui développe tant bien que mal son capital national tout en maîtrisant les masses populaires. En février 39,
B. Péret commente ainsi la consommation de la défaite:
"La classe ouvrière (..) ayant perdu de vue ses buts propres ne se reconnait plus de raison urgente de se faire tuer pour la défense du clan bourgeois démocratique contre le clan fasciste, c'est-à-dire en fin de compte pour la défense du capital anglo - français contre l'impérialisme italo-allemand. La guerre civile est devenue de plus en plus une guerre impérialiste." (Clé, n°2)
Il est incontestable que les deux camps avaient une composition sociologique et une signification sociale fort différentes. Si la bourgeoisie était présente des deux côtés, l'immense majorité des ouvriers et paysans pauvres appuyaient la République, tandis que les couches archaïques et réactionnaires (intérêts fonciers, petite propriété, clergé) s'alignaient derrière Franco. Cette polarisation de classe donne une allure progressiste à l'Etat républicain, mais ne livre pas le sens historique du conflit. Pas plus, par exemple, que le pourcentage d'adhérents ouvriers au SPD, à la SFIO ou au PCF n'épuise la question de la nature de ces partis. De tels faits sont réels, mais secondaires par rapport à la fonction sociale de ce qu’il s’agit de comprendre. Le parti à recrutement ouvrier contrôlant ou combattant tout débordement prolétarien, il amortit les contradictions de classe. L'armée républicaine comptait un grand nombre d'ouvriers, mais pour quoi, avec qui, et sous les ordres de qui se battaient-ils ? Poser la question, c'est y répondre... à moins de croire possible de lutter contre la bourgeoisie aux côtés de la bourgeoisie.
"La guerre civile est l'expression suprême de la lutte des classes." (Leur morale et la nôtre, 1938) L'affirmation de Trotsky est juste à condition d'ajouter que, des guerres dites de Religion aux convulsions irlandaises ou libanaises de notre temps, la guerre civile est aussi, et le plus souvent, la forme d'une lutte sociale impossible ou échouée, où des contradictions de classe incapables de s'affirmer comme telles éclatent en blocs idéologiques ou ethniques, éloignant davantage d'une émancipation humaine.
La social-démocratie n'avait pas "capitulé" en août 14, comme un lutteur jetant l'éponge avant le combat, mais suivi le cours normal d'un puissant mouvement internationaliste dans le discours, et en réalité depuis longtemps profondément national. Le SPD avait beau représenter la première force électorale d'Allemagne en 1912, il n'était puissant que pour la réforme, dans le cadre du capitalisme et selon ses lois, ce qui incluait par exemple d'accepter le colonialisme, et la guerre quand elle devient l'unique issue aux contradictions sociales et politiques.
De même, l'intégration de l'anarchisme espagnol à l'Etat en 1936 ne surprend que si l'on oublie sa nature: la CNT est un syndicat, original certes, mais un syndicat, et il n'existe pas de syndicat anti-syndical. La fonction transforme l'organe. Quels que soient ses idéaux originels, tout organisme permanent de défense salariale se transforme en médiateur, puis en conciliateur. Même animée par des radicaux, même réprimée, l’institution est vouée à échapper à la base pour devenir instrument modérateur. Syndicat anarchiste, la CNT est syndicat avant d'être anar. Un monde sépare le groupe de base du dirigeant assis à la table patronale, mais la CNT en tant qu'appareil diffère peu de l'UGT: l'une et l'autre oeuvrent à moderniser et gérer rationnellement l'économie - en clair, socialiser le capitalisme. Un même fil relie le vote des crédits militaires par les socialistes en août 14, à la participation gouvernementale des chefs anarchistes, en Catalogne (septembre 36), puis à l'échelle de la République (novembre 36). Dès 1914, Malatesta qualifiait d' "anarchistes de gouvernement" ceux de ses camarades (dont Kropotkine) qui avaient accepté la défense nationale.
De compromis en recul, la CNT finira par renier l'anti-étatisme qui faisait sa raison d'être, y compris après que la République et son allié russe aient montré leur visage en s'acharnant contre les radicaux en mai 37, sans compter tout ce qui suivit, dans les prisons et les caves. Alors, comme le POUM, la CNT désarmera encore mieux les prolétaires en appelant à cesser la lutte contre des polices officielle et stalinienne résolues à aller jusqu'au bout. Certains auront même l'amère surprise de séjourner dans une prison administrée par un brave anar dépourvu de contrôle réel sur ce qui se déroulait entre ses murs. En 1938 une délégation CNTiste venue en URSS demander de l'aide n'élève pas la voix contre les procès de Moscou.
Priorité à la lutte antifasciste...
Priorité aux canons et aux fusils... (13)
Pourtant, dira-t-on, les anars sont vaccinés par nature contre le virus étatique. En apparence...
Les "marxistes" peuvent réciter des pages de Marx sur la destruction de la machine d'Etat, ou de Lénine annonçant dans L'Etat et la révolution qu'un jour les cuisinières géreraient la société en lieu et place des politiciens, et n'en pratiquer pas moins la statolâtrie la plus servile, pour peu qu'ils voient dans l'Etat l'agent du progrès ou d'une nécessité historique. Concevant l'avenir comme une socialisation capitaliste sans capitalistes, un monde toujours salarial mais égalitaire, démocratisé et planifié, tout les prépare à accepter un Etat... transitoire, ça va de soi, voire à partir en guerre sous la direction d'un Etat capitaliste jugé mauvais contre un autre jugé pire.
L'anarchisme, lui, soit surestime le pouvoir étatique en voyant dans l'autorité l'ennemi principal, soit le sousestime en croyant que sa destruction puisse s'opérer toute seule. Il ne perçoit pas le rôle effectif de l'Etat, garant mais non créateur du rapport salarial. Ni moteur ni pièce centrale du capital, l'Etat est son représentant, son unificateur. Du fait incontestable que les masses étaient en armes, l'anarchisme en déduisit que l'Etat perdait de sa substance. Or celle-ci ne réside pas dans des formes institutionnelles, mais dans sa fonction unificatrice. L'Etat assure le lien que les êtres humains ne peuvent ou n'osent créer entre eux, et tisse un réseau de services à la fois parasitaires et réels. Lorsqu'il semble faible dans l’Espagne républicaine de l’été 36, il subsiste comme cadre capable de rassembler les morceaux de société capitaliste, il vit encore, il hiberne. Puis il se réveille, se renforce dès que les rapports sociaux ébauchés par la subversion se distendent et se déchirent, il ranime des organes mis en sommeil, et le cas échéant réinvestit ceux que la contestation avait fait surgir. Ce que l'on avait pris pour une coquille sans chair, s'avère capable non seulement de revivre, mais de vider de leur contenu les formes de pouvoir parallèle auxquelles la révolution a cru mettre le meilleur d'elle-même.
La justification suprême de la CNT se résume à l'idée qu'en réalité le gouvernement légal ne détenait plus le pouvoir, le mouvement ouvrier l'ayant conquis de fait.
"(..) le gouvernement a cessé d'être une force d'oppression contre la classe ouvrière, de même que l'Etat n'est plus l'organisme qui divise la société en classes "
(Solidaridad Obrera, septembre 1936)
Autant que le "marxisme", l'anarchisme fétichise l'Etat, l'imagine incarné en un lieu. Déjà Blanqui jetait sa petite troupe à l'assaut d'une mairie, d'une caserne - lui au moins ne prétendait pas fonder son action sur le mouvement prolétarien, seulement sur une minorité réveillant le peuple. Un siècle plus tard, la CNT décrète l'Etat espagnol un fantôme face à la réalité tangible des "organisations sociales" (entendez: milices, syndicats, etc.). Mais l'existence de l'Etat, sa raison d'être, est de pallier les insuffisances de la société "civile" par un système de relations, de noeuds, de concentrations de force, un maillage administratif, policier, judiciaire, militaire, lequel passe en "stand by" lors de crise, en réserve, attendant l'heure où l'enquête policière ira puiser dans les dossiers des services sociaux. La révolution n'a pas de bastille à "prendre", commissariat ou palais du gouverneur, mais avant tout à saper et détruire ce qui fait leur force.
L'ampleur des socialisations industrielles et agricoles après juillet 36 n'est pas un hasard historique. Marx notait la tradition espagnole d'autonomie populaire, et le décalage entre le peuple et l'Etat, manifeste dans la guerre anti-napoléonienne, puis dans les révolutions du XIXe siècle, qui renouvellent la séculaire résistance communale au pouvoir dynastique. La monarchie absolue, observe-t-il, n'a pas brassé les couches sociales pour forger un Etat moderne, mais laissé subsister les forces vives du pays. Napoléon a pu voir dans l'Espagne "un cadavre": "mais si l'Etat espagnol était bien mort, la société espagnole était pleine de vie", et "ce que nous appelons l'Etat au sens moderne du mot ne se matérialise vraiment que dans l'armée, par suite de la vie exclusivement "provinciale" du peuple." (14)
Dans l'Espagne de 1936, la révolution bourgeoise est faite, et il était vain de rêver des scénarios similaires à celui de 1917, encore moins 1848 ou 1789. Mais si la bourgeoisie dominait politiquement, et le capital économiquement, ils étaient loin d'avoir créé un marché intérieur unifié et un appareil d'Etat moderne, soumis toute la société et réduit la vie locale et ses particularismes. Pour Marx, en 1854, un gouvernement "despotique" coexistait avec un manque d'unité allant jusqu'à des monnaies et régimes fiscaux distincts: l'observation demeurait en partie valable 80 ans plus tard. L'Etat ne parvenait ni à impulser l'industrie, ni à accomplir une réforme agraire, ni à extraire de l'agriculture les profits nécessaires à l'accumulation du capital, ni à unir les régions, ni surtout à mater les prolétaires des villes et des campagnes.
C'est donc quasi - naturellement que le choc de juillet 36 fait se dresser, en marge du pouvoir politique, un mouvement social dont les réalisations à potentialité communiste seront réabsorbées par un Etat qu'elles ont laissé subsister. Les premiers mois d'une révolution qui reflue déjà mais dont l'extension couvre encore l'échec, offrent l'image d'un éclatement, où chaque région, commune, entreprise, collectivité, municipalité, échappe à l'autorité centrale sans l'attaquer, et entreprend de vivre autrement. L'anarchisme, et même le régionalisme du POUM, expriment à l'intérieur du mouvement ouvrier cette originalité espagnole, mésestimée si l'on ne voit que du négatif dans ce "retard" du capitalisme. Même le reflux de 1937 ne met pas fin à l'élan de centaines de milliers d'ouvriers et de paysans qui s'étaient emparé de terres, d'usines, de quartiers, de villages, portant atteinte à la propriété, socialisant la production, dans une autonomie, une solidarité quotidienne, une fraternité qui frappent observateurs et participants. (15) Hélas, si ces innombrables faits et actes, parfois sur plusieurs années, attestent, comme à leur façon les expériences russe et allemande, l'existence d’un mouvement communiste travaillant toute la société, et ses formidables capacités subversives lorsqu’il émerge à large échelle, il n’en demeure pas moins qu’il s’était condamné dès l'été 36. La guerre d'Espagne prouve à la fois la vigueur révolutionnaire des liens et formes communautaires pénétrés mais non encore reproduits directement par le capital, et leur impuissance à assurer à eux seuls une révolution. En l'absence d'un assaut contre l'Etat et de l'instauration de rapports différents à l'échelle de tout le pays, ils se vouaient à une autogestion parcellaire conservant le contenu et même les formes du capitalisme, notamment l'argent et la division entre entreprises. Toute persistance du salariat perpétue la hiérarchie des fonctions et des revenus. (16)
Des mesures communistes auraient pu entamer les bases des deux Etats (républicain et nationaliste), ne serait-ce qu'en commençant à résoudre la question agraire: dans les années 30, plus de la moitié de la population était sous-alimentée. Une force subversive a jailli, mettant en avant les couches les plus opprimées, les plus éloignées de la "vie politique" (les femmes par exemple), mais n'a pu aller jusqu'au bout, prendre les choses à la racine.
A l'époque, le mouvement ouvrier des grands pays industriels correspondait à des zones socialisées par un capital dominant toute la société, où le communisme était à la fois plus proche de par cette socialisation, et plus lointain par la dissolution progressive de toute relation en marchandise. Le nouveau monde y était le plus souvent perçu comme ouvrier, sinon industriel.
Les prolétaires espagnols, au contraire, demeuraient tributaires d'une pénétration plus quantitative que qualitative du capital dans la société, et en tiraient force et faiblesse, ainsi qu'en témoignent la tradition et la revendication d'autonomie représentées par l'anarchisme.
"Au cours des cent dernières années, il n'y a pas eu en Andalousie un seul soulèvement qui n'aboutit pas à la création de communes, au partage des terres, à l’abolition de la monnaie et à une déclaration d’indépendance (..) l’anarchisme des ouvriers n’est pas très différent. Ceux-ci aussi réclament d'abord la possibilité de gérer eux-mêmes leur communauté industrielle ou leur syndicat, puis la réduction des heures de travail et une diminution de l'effort de chacun (..)." (17)
Une foule de propositions ont été lancées, quelques-unes réalisées, d'autres amorcées. Le communisme est aussi ré-appropriation des conditions d'existence.
L'une des faiblesses majeures fut l'attitude devant l'argent. La "disparition de la monnaie" n'a de sens que si elle est plus que le remplacement d'un instrument de compte des valeurs par un autre (les bons de travail, par exemple). Or, suivant en cela la plupart des groupes radicaux, qu'ils se réclament du marxisme ou de l'anarchisme, les prolétaires espagnols ne voyaient pas dans l'argent l'expression, l'abstraction de rapports réels, mais un outil de mesure, un moyen comptable, réduisant ainsi le socialisme à une gestion différente des mêmes catégories et composants fondamentaux du capitalisme . (18)
L’échec des tentatives anti-mercantiles n’est pas dû à la mainmise du syndicat UGT
( hostile aux collectivisations) sur les banques: comme si l'abolition de l'argent était d'abord une mesure du pouvoir central ! La fermeture des banques privées et de la Banque Centrale ne met fin au mercantilisme que si s'organisent une production et une vie non médiatisées par la marchandise, qui peu à peu gagnent l'ensemble des rapports sociaux. L'argent n'est pas le ''mal" opposé à la production qui serait le bien, mais la manifestation (aujourd'hui de plus en plus immatérielle) du caractère marchand de tous les aspects de la vie. On ne le détruira pas en éliminant des signes, mais en faisant dépérir l'échange lui-même comme rapport social.
En fait, seules des collectivités agricoles se sont passé d'argent, souvent à l'aide de monnaies locales, et les bons servaient fréquemment de "monnaie interne". Incapables d'étendre une production non-mercantile au-delà de zones autonomes généralement juxtaposées sans action globale, soviets, collectifs et villages libérés se sont transformés en communautés précaires, tôt ou tard détruites de l'intérieur ou anéanties par les armes, soit fascistes, soit républicaines. En Aragon, la colonne du stalinien Lister s'en était fait une spécialité. Entrant dans le village de Calanda, son premier geste sera d'écrire sur un mur: "La collectivisation, c'est le vol" .
Depuis l’AIT, à l'étatisation social-démocrate, l'anarchisme oppose l'appropriation collective des moyens de production. Les deux visions partent pourtant de la même exigence: celle d'un collectif chargé de la gestion - mais pour gérer quoi ? Certes, ce que la social-démocratie a opéré d'en haut, bureaucratiquement, les prolétaires espagnols l'ont pratiqué à la base, en armes, chacun étant responsable devant tous, enlevant ainsi la terre ou l’usine à une minorité organisatrice et profiteuse du travail des autres. L’inverse, en somme, de la co-gestion des charbonnages par les syndicats socialistes ou staliniens. Cependant, qu'une collectivité, et non l'Etat ou une bureaucratie, prenne en mains la production de sa vie matérielle, ne supprime pas de ce seul fait le caractère capitaliste de cette vie.
Le salariat est le passage d'une activité, quelle qu'elle soit, labour ou impression d'un journal, par la forme de l'argent qui tout en la rendant possible s'y accroît. Egaliser le salaire, décider ensemble de tout, remplacer les billets par des bons, n'a jamais suffi à faire dépérir le rapport salarial. Ce que l'argent relie ne peut être libre, et tôt ou tard il s'en rend maître.
Substituer l'association à la concurrence sur une base locale, c'était marcher à sa perte. Car si la collectivité abolissait en son sein la propriété privée, elle se constituait elle-même en unité distincte, en élément particulier coexistant aux côtés d'autres dans l'économie globale, donc en collectif privé, obligé d'acheter et de vendre, de commercer avec l'extérieur, devenant à son tour entreprise vouée à jouer bon gré mal gré sa partie dans la concurrence régionale, nationale, mondiale - sinon à disparaître.
Qu'une partie de l'Espagne ait implosé, on ne peut que s'en réjouir: ce que l'opinion appelle "anarchie" est condition nécessaire de la révolution, Marx l'a écrit en son temps. Mais ces mouvements tenaient leur impact subversif d'une force centrifuge qui alimentait aussi le localisme. Les liens communautaires ravivés enfermaient chacun dans son village, son barrio, comme s'il s'était agi de retrouver un monde perdu, une humanité dégradée, d'opposer le quartier ouvrier à la métropole, la commune autogérée au vaste domaine capitaliste, la campagne populaire à la ville mercantile, en un mot le pauvre au riche, le petit au grand ou le local à l'international, oubliant que la coopérative est souvent synonyme du plus long chemin vers le capitalisme.
Pas de révolution sans destruction de l'Etat, telle est la "leçon" espagnole. Pour autant, la révolution n'est pas bouleversement politique, mais mouvement social où destruction de l'Etat et élaboration de nouveaux modes de débat et de décision vont de pair avec la communisation. Nous ne voulons pas "le pouvoir", mais le pouvoir de changer toute la vie. S'agissant d'un processus historique étendu sur des générations, imagine-t-on tout ce temps de continuer à verser des salaires et payer nourriture et logement ? Si la révolution devait être politique d'abord, sociale ensuite, elle créerait un appareil n'ayant pour fonction que la lutte contre les tenants du vieux monde, fonction négative, de répression, système de contrôle ne reposant sur d'autre contenu que son “programme”, sa volonté de réaliser le communisme le jour où les conditions en seraient enfin réunies. C’est ainsi que la révolution s’idéologise et légitime la naissance d'une couche spécialisée chargée de gérer la maturation et l'attente du surlendemain qui chante. Le propre de la politique est de ne rien pouvoir ni vouloir changer: elle réunit ce qui est séparé sans aller au-delà. Le pouvoir est là, il gère, administre, surveille, rassure, réprime: il est.
La domination politique (où toute une école de pensée voit le problème n° 1) découle de l'incapacité des êtres humains à se prendre en mains, à organiser leur vie, leur activité. Elle ne tient que par la dépossession radicale qui caractérise le prolétaire. Quand tout un chacun participera à la production de son existence, les capacités de pression et d'oppression dont dispose aujourd'hui l'Etat deviendront inopérantes. C'est parce que la société salariale nous prive des moyens de vivre, de produire, de communiquer, allant jusqu'à envahir l'espace autrefois privé, à nous livrer elle-même nos émotions, que son Etat est tout-puissant. La meilleure garantie contre la réapparition d'une nouvelle structure de pouvoir au-dessus de nous, c'est l'appropriation la plus profonde des conditions d'existence, à tous les niveaux. Par exemple, s'il semble exclu que chacun pédale dans sa cave pour produire son électricité, la domination du Léviathan vient aussi de ce que l'énergie (terme significatif, qui en anglais se dit power...) nous rend dépendants de complexes industriels qui, nucléaires ou pas, restent forcément extérieurs à nous et échappent à tout contrôle.
Concevoir la destruction de l'Etat comme lutte armée contre la police et les forces militaires, c'est prendre la partie pour le tout. Le communisme est d'abord activité. Un mode de vie où hommes et femmes produisent leur existence sociale paralyse ou réabsorbe l'émergence de pouvoirs séparés.
L’échec espagnol de 1936-37 est symétrique de l’échec russe de 1917-21. Les ouvriers russes ont su arracher le pouvoir, non le faire servir à une transformation communiste. L'arriération, le délabrement économique et l'isolement international n'expliquent pas toute l'involution. La perspective tracée par Marx, et peut-être applicable autrement après 1917, de renaissance sous forme nouvelle des structures agraires communautaires, n'était même pas pensable alors. Sans parler de l'éloge du taylorisme par Lénine, et de la justification du travail militarisé par Trotsky, pour la quasi-totalité des bolcheviks et l'immense majorité de la IIIe Internationale, gauche communiste incluse, le socialisme équivalait à la socialisation capitaliste PLUS les soviets, et l'agriculture de l'avenir ressemblait à de grands domaines gérés démocratiquement. (La différence, et de taille !, entre la gauche germano-hollandaise et la Comintern sur ce sujet, c'est que la gauche prenait au sérieux les soviets et la démocratie, où les communistes russes - leur pratique le prouve - ne voyaient que formules tactiques.)
En tout cas, les bolchéviks offrent la meilleure illustration de ce qui arrive à un pouvoir qui n'est que pouvoir, et doit tenir sans changer grand chose aux conditions réelles. Très logiquement et au début en toute bonne foi, l'Etat des soviets s'est perpétré coûte que coûte, dans la perspective de la révolution mondiale d'abord, pour lui-même ensuite, et n'eut bientôt d'autre solution que la coercition, la priorité absolue étant de préserver l'unité d'une société qui partait en morceaux. D'où, d'une part, les concessions à la petite propriété paysanne, suivies de réquisitions, les unes comme les autres éloignant encore plus d'une production et d’une vie communautaires. D'où, d'autre part, la répression anti-ouvrière, et anti-oppositionnelle au sein du parti. Un pouvoir qui en vient à massacrer les mutins de Cronstadt (lesquels présentaient tout bonnement des revendications démocratiques) au nom d'un socialisme qu'il ne réalise pas, et se justifie au surplus par le mensonge et la calomnie, signe simplement sa perte de tout caractère communiste. Lénine est décédé en 1924, mais le révolutionnaire Lénine était mort chef d'Etat dès 1921, sinon avant... Il ne restait plus aux dirigeants bolchéviks qu'à se faire les gestionnaires du capitalisme.
Hypertrophie de la politique acharnée à éliminer les obstacles qu'elle était incapable de subvertir, la Révolution d'Octobre, elle aussi, a fondu dans une guerre civile auto-dévorante. Son drame est celui d'un pouvoir qui, faute de transformer la société, dégénère en organe contre - révolutionnaire. Dans la tragédie espagnole, les prolétaires, parce qu'ils ont quitté leur terrain, finissent prisonniers d'un conflit où la bourgeoisie et son Etat sont présents de part et d'autre des lignes de front. En 36-37, le prolétariat d'Espagne ne se bat pas contre Franco seul, mais contre les pays fascistes, contre les démocraties et la farce de la "non- intervention”, contre leur propre Etat, contre l’URSS qui ne les arme qu’afin de désarmer les révolutionnaires, contre...
1936-1937 clôt le moment historique ouvert par 1917.
Dans une période révolutionnaire future, les plus fins et plus dangereux défenseurs du capitalisme ne seront pas ceux qui crieront des slogans pro-capitalistes ni pro-étatiques, mais ceux qui auront vu le lieu de la rupture possible. Loin de vanter la publicité ou l'obéissance, ils proposeront de changer la vie... mais pour cela d’édifier au préalable un vrai pouvoir démocratique. S'ils réussissaient à s'imposer, l'instauration de cette nouvelle forme politique avalerait les énergies, userait les aspirations radicales et, le moyen devenant fin, ferait une fois encore de la révolution une idéologie. Contre eux, et bien sûr contre la réaction ouvertement capitaliste, l'unique voie du succès des prolétaires sera la multiplication et l'extension coordonnée d'initiatives communistes concrètes, dénoncées naturellement comme anti-démocratiques, voire .. "fascistes".
“(. .) dans toutes les révolutions passées, le mode d'activité est constamment resté intact et il ne s'est agi que d'une autre distribution de cette activité et d'une nouvelle répartition du travail entre d'autres personnes; tandis que la révolution communiste est dirigée contre le mode d'activité tel qu'il a existé jusqu'ici et supprime le travail et la domination de toutes les classes, en supprimant les classes elles-mêmes, parce qu'elle est exécutée par la classe qui n'est plus, dans la société, considérée comme une classe et est déjà l'expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc. à l'intérieur de la société elle-même (..)" (Marx, L'idéologie allemande, 1845-46)
G.D.
Ceci est une version abrégée et entièrement refondue de la préface au recueil Bilan / Contre-révolution en Espagne 1936-39, 10/18, 1979. Ce texte a été publié par ADEL en 1997, et réédité l'année suivante par La Sociale au Québec..Depuis 1997, de nombreux textes et documents sont parus sur la Gauche Communiste (tant "allemande" qu' "italienne"), sa pratique et ses positions face à la démocratie et au fascisme.Voir ces sites: reocities.com/~johngray ; collectif-smolny.org ; sinistra.net ; pcint.org ; dndf.org ; left-dis.nl (contenant les études approfondies de Ph. Bourrinet) ; pour les anglophones : libcom.org
(1) D.Guérin, Fascisme et grand capital, La Découverte, et Front Populaire, Révolution manquée, Actes Sud.
(2) Pour une vue historique synthétique, P.Milza, Les Fascismes, Imprimerie Nationale.
(3) A.Tasca, Naissance du fascisme, Gallimard. Communisme et fascisme, Programme Communiste. La Gauche Communiste d'Italie, Courant Communiste International.
(4) Cité dans Le Prolétaire, n°206.
(5) Sur la "révolution conservatrice", beaucoup d'éléments dans "Pensée, révolution, réaction et catastrophes", préface en 4 parties aux Textes du mouvement ouvrier révolutionnaire, Invariance, mai, juin, septembre et octobre 1996.
(6) D.Authier, J.Barrot, La Gauche Communiste en Allemagne (1914-21), Payot.
(7) Outre le volume épuisé chez 10/18, de nombreux articles de Bilan sont parus dans la Revue Internationale du CCI et dans Invariance, qui a aussi publié un recueil de textes d'O.Perrone, l'un des animateurs de Bilan. Sur l'Espagne: Brenan, Le Labyrinthe espagnol, Champ Libre. V.Richards, Enseignements de la révolution espagnole, Acratie. Broué, Staline et la Révolution. Le cas espagnol, Fayard, et Histoire de l'I.C., Fayard.(Pour Broué, le tort de l'antifascisme est d'avoir été perverti par le stalinisme.) Voir aussi Chazé, Chroniques de la révolution espagnole, Spartacus (articles d'Union Communiste, 1933-39, groupe en désaccord avec le trotskysme comme avec Bilan) et M. Seidmann, Workers Against Work During the Popular Front , UCLA Press, 1993.
(8) V.Alba, Histoire du POUM, Champ Libre.
(9) La Catalogne libertaire, Champ Libre. Paru en avril 38, le livre s'était diffusé à moins de 1500 exemplaires en 1951. La 1ère traduction attendra 1948, la publication aux E.-U. 1952.
(10) Titre emprunté au livre de H.Paechter, Espagne 1936-37. La guerre dévore la révolution, Spartacus, 1986 (1ère éd.: 1938).
(11) Cité dans A.Paz, Durruti. Le peuple en armes.
(12) Oeuvres Politiques, Costes, t.VIII. Un choix de textes de Marx sur l'Espagne est disponible dans Oeuvres, Gallimard, Pléiade, t. IV.
(13) H.Wagner, L'Anarchisme et la révolution espagnole, A.D.E.L., 1997 (lère éd.: 1937).
(14) Cité par M. Laffranque, Cahiers de l'ISEA, série S. n°15.
(15) Orwell, ou par exemple M.Low, J.Brea, Carnets de la guerre d'Espagne, Verticales, 1997.
(16) Sur les collectivisations, F.Mintz, L'Autogestion dans l'Espagne révolutionnaire, Bélibaste.
(17) Brenan.
(18) Sur l'argent, Marx, entre autres passages celui des Oeuvres, Gallimard, Pléiade, t.II, pp.195 sq.