Est-il encore possible, dans notre époque, de croire raisonnablement à la possibilité (je ne dis pas la nécessité) d’une révolution sociale, et d’agir en conséquence ? Quelles sont les conditions de possibilité d’une telle révolution ?
Plus d’un siècle et demi après le Manifeste communiste, la révolution se fait attendre : la question que vous posez est donc non seulement légitime, mais nécessaire.
Tout dépend de comment chacun la pose... ou l’escamote.
Certains de nos camarades ont cru à la révolution, essayé de contribuer à sa venue, puis cessé d’y croire quand ils ne l’ont pas vue arriver. Sans doute n’avait-elle pour eux de réalité ou de possibilité que si elle survenait de leur vivant, disons plutôt dans leur jeunesse.
D’autres ne maintiennent la perspective révolutionnaire qu’en se faisant vivre sous pression, comme si la combinaison d’un capitalisme de plus en plus insupportable et de luttes de plus en plus vives conduisait inévitablement à la révolution.
Nous ne pouvons rien pour les déçus, les fatigués, les impatients ou les énervés de l’histoire.
A notre avis, la nature de la société n’a pas changé depuis 1848, elle s’est même renforcée et approfondie, les conditions des crises révolutionnaires sont toujours là, donc la possibilité de révolution communiste aussi. Qu’elle ne soit pas advenue ne prouve pas qu’elle ne viendra jamais. Inversement, la persistance de luttes sociales et de minorités communistes ne prouve rien non plus, sinon que la société est contradictoire, mais cela, tout le monde le sait.
Votre question le dit bien : possibilité, et non nécessité au sens où la venue du communisme serait déjà (voire depuis toujours) inscrite dans l’histoire. La révolution est déterminée par des circonstances favorables, mais celles-ci créent une occasion à saisir, et pour cela il faut une envie collective qui dépasse les contingences de l’explosion sociale. On ne peut trouver aucune cause ultime expliquant pourquoi en 1919 des centaines de milliers d’ouvriers berlinois n’ont pas participé à l’insurrection spartakiste : aucune, sinon le fait qu’ils n’en éprouvaient pas socialement le besoin. La volonté n’est pas tout, mais sans volonté on n’a rien.
A elle seule, aucune condition objective ne suffira à déclencher ce saut, - car il s’agit bien d’un saut dans l’inconnu. La crise et la misère, par exemple, peuvent pousser aux réactions les plus variées, en sens contraires, mais pas forcément dans le sens de la révolution. 1929 a porté le nazisme au pouvoir, renforcé le stalinisme, promu les Fronts populaires et le New Deal keynésien, avant d’aboutir à 39-45.
En quoi consiste la transformation communiste de ce qui existe ou, en d’autres termes, le contenu du communisme ? Comment conçois-tu le processus révolutionnaire qui devrait y conduire ?
Répétons ce que nous entendons par communisation, car si l’idée est simple, la simplicité parfois est chose difficile à saisir.
Comparons avec ce qu’envisageait par exemple Marx en 1875 dans sa Critique du programme de Gotha. Son système des bons de travail (souvent repris ensuite, y compris par nous-même dans Le Mouvement Communiste de J. Barrot, Champ Libre, 1972) correspond à l’idée d’une « période de transition » intermédiaire entre capitalisme et communisme, étape historique qui ne serait plus capitaliste sans être déjà communiste, pendant laquelle le travail serait étendu à toute la population afin de développer l’économie, non plus pour le profit et pour le patron, mais pour les travailleurs eux-mêmes, afin que « les forces productives » « jaillissent en abondance » et produisent en quantité suffisante les biens de consommation nécessaires aux besoins de tous. Donc, on travaillerait encore et le travail persisterait comme activité séparée du reste de la vie, avec une triple différence : les ouvriers dirigeraient les usines et toute l’économie, aucun capitaliste n’empocherait les bénéfices, et le temps de travail serait fortement réduit.
S’il est permis de douter de la pertinence d’un tel programme en 1875, le reprendre en 1972 était nettement une erreur. Ce projet n’est pas celui d’une révolution communiste. Il ne l’était pas autrefois et l’est encore moins aujourd’hui. L’industrialisation n’a pas à être développée systématiquement, surtout l’industrie telle que nous la subissons. Et nous n’écrivons pas ceci sous la pression de la mode ou du courant anti-industriel dans les milieux radicaux. Comme disait l’un de nous au milieu des années 70, il faudrait fermer la moitié des usines. (Nous y reviendrons dans la réponse 10.)
Croire, comme Cardan/Castoriadis (Socialisme ou Barbarie, n°35, 1964) qu’ « (..) une société révolutionnaire ne saurait survivre et se développer si elle n’instaure pas immédiatement l’égalité absolue des salaires », c’est opter pour un salariat démocratisé et égalitaire, donc rester dans le capitalisme. Kropotkine voyait plus juste en 1892 quand il refusait « toute idée de salariat, soit en monnaie, soit en bons de travail, sous quelque forme qu’on le présente. » (Œuvres, La Découverte, 2001) Cette affirmation (ainsi que d’autres présentes chez Marx, le « jeune » comme celui de la maturité) montre que le communisme était déjà pensable et pensé au 19e siècle : sa réalisation aurait pris un chemin très différent de celui qu’elle suivrait de nos jours, mais elle faisait partie des possibilités historiques.
La transformation communiste ne peut réussir que si elle commence dès le début de la révolution. Le processus et la transformation sont une seule et même chose. Nous nous permettrons de citer un passage d’Au-delà de la démocratie (G. Dauvé & K. Nesic, L’Harmattan, 2009) :
« Notre émancipation ne viendra que d’une révolution qui transformerait toute la vie quotidienne en même temps qu’elle s’attaquerait au pouvoir politique et créerait ses propres organes, par une insurrection combinant œuvre destructrice et créatrice, mise à bas des appareils répressifs et mise en place de rapports sociaux non mercantiles, allant vers l’irréversible en enlevant aux êtres et aux choses leur qualité de marchandise, sapant les bases du pouvoir bourgeois et étatique, changeant structures matérielles et mentales.
Faire circuler des matières premières et des produits sans la médiation de l’argent passe aussi par la suppression de murs d’appartements étriqués parce qu’adaptés aux normes de la famille nucléaire, ou par la plantation de légumes dans une rue ou sur un toit. C’est rompre la scission entre un univers urbain minéralisé et une nature de plus en plus réduite à un spectacle et un loisir, où un trek annuel de dix jours au désert compense l’obligation de faire ses courses en voiture chaque samedi. C’est pratiquer dans un rapport social ce qui relevait d’une activité privée et payante, voire bénévole (car là où tout se paye, rien ne saurait être gratuit). C’est ne plus traiter son voisin en étranger, mais aussi cesser de considérer l’arbre au coin de la rue comme un décor entretenu par des employés municipaux. C’est produire une relation différente avec les autres et avec soi, où la fraternité ne découle pas d’un principe, mais d’une pratique qui inclut une lutte, y compris violente, y compris armée. »
Ce dernier point est essentiel. Non seulement la communisation ne remplace pas la destruction des forces politiques bourgeoises, mais elle renforce leur destruction, qui sinon ne serait qu’un combat militaire.
La révolution communiste n’est pas successive, comme si d’abord elle s’occupait du pouvoir (afin de le prendre ou de le supprimer), pour seulement ensuite changer la vie sociale. Chacun des deux aspects nourrit l’autre. Ils agissent ensemble, ou échouent tous les deux. Si les prolétaires ne se débarrassent pas de la police, de l’armée, des partis et de la machinerie parlementaire, tôt ou tard les transformations sociales dépériront de l’intérieur ou seront brisées de l’extérieur, comme on l’a vu en Espagne après 1936. Mais si la lutte armée se résume à un duel entre deux fronts, tôt ou tard le camp prolétarien perdra sa dynamique sociale, puis sera battu sur les barricades ou les champs de bataille, comme on l’a vu aussi en Espagne après 1936.
Un tel bouleversement ne se fera évidemment pas en quelques semaines ou mois, et s’étendra au moins sur une génération, mais le processus de communisation commencera dès le début. Plus tôt il s’amorcera, plus tôt il sera large et profond, et plus il aura de chance de s’imposer. Pour réussir, une révolution dépasse les conditions qui lui ont donné naissance, dépassant ainsi les résultats qu’elle a obtenus, et ce de manière permanente.
Nous savons ce dont nous ne voudrons plus : l’Etat, le travail, les classes, la propriété privée… Mais ce que nous en ferons déterminera de nouvelles relations sociales dont on aurait aujourd’hui du mal à imaginer le contenu.
Par exemple, si la voiture individuelle est un instrument remarquablement adapté à la civilisation moderne, son sort ne se règlera pas à partir de la nécessité d’économiser l’énergie, ou de se déplacer de préférence collectivement parce que ce serait plus convivial. Plus exactement, ces deux impératifs ne seront pas déterminants : le fait décisif, c’est que le besoin et la notion de déplacement eux-mêmes changeront. Nous ne dénonçons pas la voiture pour vanter le TGV, et laissons la question de « l’amélioration des moyens de transports » aux gestionnaires et experts de la société actuelle. Le TGV est fait pour rouler vite. Mais vitesse ou lenteur ne sont pas des buts en soi, et privilégier l’une ou l’autre découle d’un mode de vie. Ces réalités et leur perception ont changé entre 1800 et l’an 2000 : elles changeront encore, et bien plus dans un monde où le temps cessera d’être une substance à perdre ou à gagner comme aujourd’hui où il est, au sens fort du mot, de l’argent, car en quoi se mesurent travail et rentabilité, sinon en temps ? Nous voulons un monde capable d’envisager le désir et la possibilité d’aller de Lille à Marseille en trois semaines. Pour autant, il serait absurde de faire d’ores et déjà des plans pour l’avenir et de supposer par exemple préférable de se déplacer surtout à cheval ou à bicyclette. Tout ce que l’on sait, c’est que l’obsession de la vitesse est intimement liée au capitalisme. Cela ne veut pas dire que le goût de la vitesse disparaîtra. Ce que deviendra la vitesse, nous n’en savons rien. En tout cas, une révolution qui n’en transformerait pas le besoin en plaisir aurait peu d’attrait. (Voir aussi notre réponse 10 et la culture des pommes de terre…)
En quoi ta conception de la révolution, de la destruction du capital et de l’Etat (la communisation) diffère-t-elle de la conception anarchiste ?
La confrontation marxisme/anarchisme a donné lieu à trop de confusions, de sottises et de calomnies. Même R. Luxemburg écrit en 1906 de l’anarchisme russe : « Il est devenu l'enseigne de voleurs et de pillards vulgaires; c’est sous la raison sociale de l'anarcho-communisme qu'ont été commis une grande partie de ces innombrables vols et brigandages chez des particuliers qui, dans chaque période de dépression, de reflux momentané de la révolution, font rage. L'anarchisme dans la révolution russe n'est pas la théorie du prolétariat militant mais l'enseigne idéologique du Lumpenproletariat contre-révolutionnaire grondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution. Et c'est ainsi sans doute que finit la carrière historique de l'anarchisme. » (Grève de masse, parti et syndicat)
Inversement, M. Rubel a présenté un Marx, théoricien de l’anarchisme, et rappelé que l’adversaire acharné de Bakounine avait, des écrits de jeunesse à la fin de sa vie, développé une critique de l’Etat, de l’argent et de l’économie. Le plan initial du Capital prévoyait un Livre sur l’Etat dont M. Rubel ne doute pas qu’il aurait envisagé un communisme sans Etat. Même au cœur de sa polémique contre Bakounine, Marx affirme : «Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l'abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l'État [...] disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives» (Les Prétendues Scissions dans l'Internationale,1872).
Pour nous en tenir ici à la communisation, et en se méfiant des mots, car il y a autant de variétés d’anarchistes que de marxistes (et Marx refusait l’étiquette marxiste), on peut dire que, contrairement à la plupart des marxistes, beaucoup d’anarchistes ont affirmé le contenu concret du communisme, et parfois cherché à le mettre en pratique dès maintenant : dépassement de la famille, école éveillant l’esprit de l’élève, mise en commun des ressources, alimentation différente, tentative de vivre hors du salariat, solidarité immédiate, etc. Bien que ces efforts aient parfois fini dans la secte, la recette ou le spiritualisme, il y a là une perception de la révolution comme pratique de relations sociales débarrassées de l’Etat et du travail salarié, et comme auto-production d’un individu immédiatement social.
Le mérite historique de l’anarchisme, c’est d’être l’adversaire impitoyable de l’Etat et du parlementarisme : il a montré (contre la majorité des militants et des penseurs du mouvement ouvrier et socialiste) que ces institutions n’étaient pas des outils au service de l’émancipation prolétarienne, mais des chaînes. Pourtant, par refus de faire une critique de la politique, et donc de la démocratie, les libertaires ont autant de mal à saisir la dynamique révolutionnaire que les autoritaires qu’ils dénoncent.
Res Publica a réédité en 2009 L’Etat et la Révolution d’Arthur Arnould (1833-95), publié en 1877, donc 40 ans avant l’ouvrage de Lénine qui porte le même titre. Cet ancien communard tire de l’expérience de 1871 la même leçon que Marx (il faut détruire la machine d’Etat), à ceci près qu’Arnould s’oppose à tout système parlementaire, même issu de la révolution : « Personne ne peut représenter le peuple », sinon lui-même. Il écrit l’année suivante : « Pas de Centralisation ! Pas de pouvoir fort ! L’Autonomie du Groupe et l’Union des Groupes autonomes (..)».
Mais décentralisation et autogestion ne sont que des formes, qui en elles-mêmes ne suffisent pas à produire leur contenu. Se représenter soi-même, fort bien, mais qu’est-ce que ce soi ? Le vrai problème est ce que doivent faire les prolétaires pour rester autonomes. Au bout du compte, l’anarchisme aboutit à prendre la démocratie au mot ou au sérieux : pour qu’elle fonctionne vraiment, au lieu de concentrer les procédures et organes démocratiques, il les divise et les multiplie. Un parlement central ne saurait être qu’oppresseur : des millions de micro-parlements locaux, dans l’immeuble, le quartier, l’école, le lieu de production, l’association, etc. resteront sous le contrôle de ceux qui les animent. A supposer que cela soit le cas, ce groupe de quartier, cette commune, ce conseil d’école, une fois réunis, n’amplifieront leur autonomie locale en autonomie collective que si leur pratique ne leur échappe pas. Nous voilà donc ramenés à la nature de ce que feront les participants à la transformation révolutionnaire. L’organisation de la société (et les institutions, même minimales et souples, qui l’expriment) découle des rapports sociaux, de comment l’on produit sa nourriture et les objets quotidiens, comment l’on mange, dort, habite un lieu, se déplace, vit avec d’autres, fait des rencontres, voyage, etc. On n’éliminera pas l’Etat en le découpant en morceaux si petits qu’ils deviendraient inoffensifs. Elisée Reclus, pourtant loin de notre point de vue, observait en 1880 : « Jusqu’à maintenant, les communes n’ont été que de petits Etats (..) ». La seule solution sera d’inventer des façons de vivre et d’être ensemble qui permettent aux médiations – inévitables - de ne pas se dresser au dessus de nous comme des puissances qui nous écrasent. (On ne développera ici ce qu’exposent le livre Au-delà de la démocratie, et le texte – disponible sur notre site - Contribution à la critique de l’autonomie politique).
Concluons sur une citation de Debord :
« Le fait de regarder le but de la révolution prolétarienne comme immédiatement présent constitue à la fois la grandeur et la faiblesse de la lutte anarchiste réelle (..) De la pensée historique des luttes de classes modernes, l’anarchisme retient uniquement la conclusion, et son exigence absolue de cette conclusion se traduit également dans son mépris délibéré de la méthode. (..) C’est l’idéologie de la pure liberté (..) » (La Société du spectacle, thèse 92)
Dans une perspective révolutionnaire, les notions de prolétariat, de lutte de classe et de contradiction capital/travail sont-elles encore significatives ? De quelle façon ?
Au 16e siècle, à l’époque de la Guerre des Paysans, ou au 17e, au temps des Niveleurs et des Bêcheurs, quand l’immense majorité de la population mondiale était paysanne, toute pensée sociale sérieuse partait forcément du rapport entre ceux qui travaillaient la terre, et ceux qui organisaient et exploitaient ce travail. Quelle qu’ait été l’infinie variété des types de dépossession ou de dépossession, de contrôle ou de propriété du sol, l’opposition entre les travailleurs de la terre et leurs maîtres structurait alors le monde, et aucune perspective de changement social radical - ni d’ailleurs de réforme - ne pouvait en faire l’impasse.
Quelques siècles plus tard, même si les salariés ne sont pas la majorité de l’humanité (en tout cas pas les salariés ayant officiellement un emploi), le rapport capital/travail domine la planète et son évolution. Par conséquent, début 21e siècle, une réflexion – et plus encore une critique – sociale doit partir du fait que le capitalisme (et non par exemple l’hypertrophie technique, la domination, l’autorité ou la relation homme/femme, ou même l’argent en tant que force autonomisée) structure le monde. Ni plus ni moins. Autre chose serait de tout attribuer au rapport capital/travail, qui ne suffit ni à expliquer pourquoi la guerre fait rage au Congo, ni pourquoi la Ligue du Nord est forte en Italie.
Qui dit rapport capital/travail, dit contradiction entre les deux pôles du rapport, et donc lutte. Périodiquement, nous croisons des gens qui n’y perçoivent que des concepts réifiés, là où nous voyons au contraire des réalités, sans lesquelles il n’y a pas de projet révolutionnaire. Encore faut-il s’entendre sur les mots et les réalités. Nous l’avons expliqué plus d’une fois, par exemple au début de L’Appel du vide (2003) : la « lutte » entre capital et travail salarié ne signifie pas qu’ils s’affrontent sans cesse, de manière larvée ou violente, dans l'entreprise ou dans la rue, mais qu’ils vivent en partenaires obligés et en ennemis. Des lutteurs se combattent rarement à mort. Lutter, c'est le plus souvent être forcé d’accepter le cadre où on lutte. Si le capital a besoin du travail salarié, tant qu'existe ce système, le travail aussi a besoin du capital.
Ceux qui dans le milieu radical nient l’existence des classes et de leur lutte, ou en minimisent l’importance, comprennent encore moins l’histoire que les bourgeois qui ont mis à jour cet antagonisme dès le début du 19e siècle. Le problème révolutionnaire n’est pas de savoir si la lutte de classes existe, mais de se demander comment, au lieu de s’entretenir elle-même, elle pourrait avoir une fin, par la révolution.
Si la lutte de classes semble disparue de nos pays développés, elle n’en joue pas moins son rôle. Un lien logique unit lutte et échec. Le négociation syndicale, tout juste capable aujourd’hui de freiner les avancées d’un patronat qui rogne sans cesse sur les acquis des luttes antérieures, correspond au niveau des luttes actuelles.
A partir de la fin des années 1970, bourgeoisie et classe ouvrière étaient devenues socialement et imaginairement invisibles : quand la bourgeoisie triomphe, il semble ne plus y avoir de classes sociales. Pour le dire autrement, quand les ouvriers font peu de grèves, on ne parle plus de classe ouvrière. La société dite post-industrielle était présentée comme composée d’une immense classe moyenne si vaste qu’elle passait pour occuper quasiment tout l’espace social, avec à un extrême une poignée de riches financiers, et à l’autre extrême une underclass vouée à l’extinction. Dans tout cela, nous expliquait-on, peu ou pas d’ouvriers, ou éventuellement très loin, au Mexique ou en Thaïlande. Corrélativement, le bas niveau des conflits entre capital et travail entraîne la valorisation (et la médiatisation) d’autres modes de critique, l’écologie par exemple, qui tout en se basant sur des réalités n’en prennent pas moins la partie pour le tout.
Or, depuis quelques années, des ouvriers agissent ou réagissent plus qu’il y a vingt ans. En Asie, voire en Amérique latine, ils obtiennent parfois des concessions, en Europe et en Amérique du Nord ils perdent plutôt la partie, mais en se remuant ils font aussi bouger les idées, et ce resurgissement a suffi à provoquer un regain d’intérêt pour les notions de classe sociale, sinon de lutte de classe. On peut se demander ce qu’il en serait ou ce qu’il en sera si la radicalisation s’approfondit. Si par exemple, au lieu de placer des bombonnes de gaz devant l’usine en déclarant qu’ils ne les feraient pas exploser, les futurs licenciés de New Libris avaient laissé entendre qu’ils pourraient mettre leur menace à exécution… Aujourd’hui la moindre violence choque, et les réalités du New York ou du Turin de 1900 sembleraient inimaginables à nos contemporains. Mais un durcissement des conflits montrera cette société pour ce qu’elle est : une société de classe, aux contradictions explosives. Ce qu’il en sortira, personne ne pourrait le prévoir, mais nous n’avons d’autre terrain que celui-là.
Quelles sont les tâches des communistes dans une période de contre-révolution comme actuellement ?
Une réponse rapide serait : rester disponible, ne pas renoncer à comprendre le monde, étant entendu qu’on le comprend en agissant dans et sur lui. Encore faut-il voir quelle action… car il y a des façons d’agir qui stérilisent.
L’activisme a toujours raté son but, ou s’il l’a atteint c’est en créant une organisation comme Lutte Ouvrière. Nous n’y insisterons pas.
Or, il y a un autre activisme, qui ne se lève pas à 4 heures du matin pour distribuer des tracts à la porte des usines, mais croit aux vertus de la communication.
Kautsky et Lénine se voulaient les professeurs de la classe ouvrière. Des pédagogues plus modernes, conscients de la nécessité d’un auto-apprentissage collectif, imaginent que ce qui fait défaut aux prolétaires, c’est l’information. Bien sûr la méthode d’enseignement est différente, car ici l’apprenant, mis en autonomie, est invité à s’instruire lui-même. Pourtant on continue à assimiler le mouvement révolutionnaire à une école. Nous ferons grâce au lecteur de la 3e thèse de Marx sur Feuerbach et l’éducateur ayant besoin lui-même d’être éduqué… Disons seulement que le transmission des luttes (présentes et passées) ne peut venir que des luttes elles-mêmes. C’est en s’engageant aujourd’hui dans un conflit avec la direction que des salariés de Peugeot en sont venus à se renseigner sur les grèves antérieures de l’entreprise, faisant resurgir une mémoire de trente ans quand ils en ont eu besoin. Ce qui vaut dans le temps est vrai aussi dans l’espace. Les ouvriers de Peugeot s’intéressent à ceux de Fiat quand à Peugeot comme chez Fiat le niveau de l’affrontement pose quelque chose de commun aux deux entreprises, et exige plus qu’une transmission d’informations : une action commune, qui se donnera ses propres canaux de communication. On ne « communique » jamais que sur ce que l’on a de commun. Sinon, c’est une simple information, qui ne pèse pas plus que des millions d’autres au même moment.
Vouloir se faire le chroniqueur des luttes, c’est raisonner comme si toutes les conditions étaient réunies pour qu’à Rio comme à Shanghai les prolétaires s’insurgent, toutes sauf une : ceux de Rio ignoreraient que ceux de Shanghai y sont autant disposés qu’eux (et vice-versa). Donc le problème révolutionnaire consisterait à mettre en relation les prolétaires de ces deux villes et de partout.
Nous ne nous prononcerons pas sur la Chine et le Brésil, mais pour ce qu’il en est du monde occidental, c’est certainement plus en se déconnectant de l’infinie et omniprésente (voire obligatoire) communication ambiante que les prolétaires iront chercher les contacts qui nourriront leur critique radicale. Ce n’est pas la pénurie de paroles et d’informations qui empêche de penser, mais la parole sur commande et le trop-plein informationnel. Bientôt, annonçait Arthur Cravan à la veille de 1914, il n’y aura plus dans la rue que des artistes. Un siècle plus tard, tout le monde est journaliste, reporter photographe, autobiographe, polémiste, critique de livres, de films, de tout. Parler est nécessaire : se taire aussi, parfois, et le silence peut être une force, disait le cinéaste Elia Suleiman (metteur en scène d’Intervention divine).
Nous n’avons pas, jour après jour, à rendre publique l’idée ou le fait dont la révélation, ajoutée comme une molécule à des milliers d’autres, finirait par renverser chimiquement la situation, et changerait les révoltes partielles en insurrection généralisée. D’ailleurs, dans ce monde qui fait de la vitesse et de la mobilité son mode de vie, l’information « indispensable » à cet instant cède automatiquement la place l’instant suivant à une nouvelle information tout aussi urgente. A fonctionner ainsi, nous nous condamnerions à la fuite en avant qui fait le pain quotidien des médias, mais contredit complètement la logique critique qui est la nôtre.
Sur un lieu de travail, atelier, bureau ou école (et les possibilités de critique radicale ne sont pas les mêmes dans ces trois lieux), le « révolutionnaire », en période de paix sociale, n’est guère en position très différente des autres salariés. Il n’essaye pas d’ « élever » le niveau. Il n’apporte pas à ceux qui luttent le sens de leur lutte. Il participe aux luttes quand il y en a.
Comme chacun a pu le constater, il est fréquent que ceux qui propagent des idées révolutionnaires (en écrivant de la théorie, en participant à une revue ou un journal, ou en publiant des livres sur le passé et le présent) disent faire autre chose que ce qu’ils font. L’essentiel de leur activité consiste à diffuser des textes mais, comme si cela ne suffisait pas, et comme pour éviter d’être taxés de théoriciens (en chambre, il va sans dire), ils se présentent en praticiens. On dirait que cela les gêne de se reconnaître pour ce qu’ils sont. Ce n’est pourtant pas un défaut de manipuler plutôt des mots que des pavés ou des fusils, à condition d’en être conscient, et de savoir quand et où l’édition, les sites, les rencontres et les débats, au-delà d’une simple circulation d’idées, commencent à modifier si peu que ce soit la réalité sociale. Il y a une différence quantitative certaine entre un texte diffusé à 100 exemplaires et un autre diffusé à 10.000 : mais la seule différence qui nous importe est qualitative, lorsqu’un texte influe sur le cours des événements. Alors, l’ampleur de sa diffusion joue son rôle.
Là où les choses se compliquent, c’est dans le cas, plus fréquent qu’on le pense, de luttes sociales à la fois intenses mais incapables de s’en prendre à la racine du mal, par exemple dans l’Espagne des années 30. Les prolétaires espagnols ne pouvaient guère agir autrement qu’ils l’ont fait. Non pas parce que le capitalisme n’aurait pas encore atteint la phase qui permette la révolution communiste. Mais parce qu’à peu près toutes les conditions de l’époque étaient contre eux. Ils sont même allés au-delà de ce que permettait la période (et c’est seulement en ce sens que l’on peut comprendre Bilan, non en y lisant l’expression d’un pessimisme négatif). Ils sont en effet les seuls à encore manifester une énergie révolutionnaire dans un monde où la contre-révolution triomphe, sous des visages opposés, ce qui incite beaucoup à se rallier à l’un pour en éviter un autre : Staline contre Hitler, Thorez contre Blum, « Roosevelt vaut quand même mieux que les bourgeois anti-syndicats », démocratie contre réaction, la CGT d’un côté, le CIO de l’autre… Partout les prolétaires sont mis au pas, à commencer par la « patrie du socialisme », où ils ont été étouffés dès 1921, avant même de l’être en Italie. Ailleurs, depuis les années 20, la classe ouvrière n’arrête pas de se battre tout en perdant ses combats essentiels, les seules pointes étant les vagues de grèves avec occupation aux Etats-Unis et en France, mais qui s’intègrent au New Deal et au Front Populaire. Le soulèvement armé des ouvriers de juillet 36, contre Franco et malgré la démocratie, n’est pas le sommet d’une tendance générale, mais l’exception qui confirme la règle. Si l’on veut repérer une « erreur » dans Bilan, c’est de s’obstiner malgré tout à poser le problème de la révolution en Espagne. C’est seulement 70 ans plus tard que l’on peut présenter comme une possibilité digne d’intérêt la perspective de Bilan, alors que la quasi-totalité du mouvement ouvrier et des groupes se réclamant du socialisme, du communisme ou de l’anarchisme en 1936 la tenaient alors pour une position absurde, voire une trahison : attaquer l’Etat démocratique après l’été 36 pour faire la révolution, seul moyen de gagner la guerre contre le fascisme. Signe des temps peut-être, dans les premières pages de son livre sur le POUM, Histoire d’un parti révolutionnaire espagnol 1935-52 (L’Harmattan, 2006), Michel Christ analyse comme envisageable une telle perspective sans d’ailleurs la reprendre à son compte ni se référer à Bilan.
La critique globale de l’anti-fascisme ne pouvait être qu’ultra-minoritaire et sans effet, la pratique sur le terrain ayant d’autres exigences immédiates, d’où la division abyssale entre critique théorique et critique pratique de ce monde. Rappelons l’état des forces trotskystes en Espagne en 36 (quelques dizaines de militants autour de G. Munis), pour ne pas parler de celles de la Gauche Communiste, italienne ou allemande.
Quelles sont, au contraire, les tâches des communistes dans une période révolutionnaire ?
Elles ne sont pas si éloignées de celles en période contre-révolutionnaire, car les principes restent les mêmes. En passant d’une période à l’autre, les comportements changent, non une façon fondamentale de se situer face à la société. Là encore, nous ne cherchons ni à éduquer ni à organiser. L’expérience prouve la vanité des efforts pour organiser les luttes des autres, pour centraliser des mouvements isolés (comme si leur dispersion était due à l’absence d’intervention révolutionnaire), ou pour élever de l’extérieur le niveau d’une lutte. Essayons plus simplement de nous organiser nous-mêmes en fonction de ce que nous croyons possible.
Pour la même raison, si nous ne cherchons pas un rôle dirigeant, nous n’avons non plus aucune raison de le refuser au cas où les circonstances nous y conduisent. Lorsque nous pensons avoir la bonne solution à un problème, il serait absurde de ne pas la proposer ni de mettre ensuite en pratique la décision prise. Aucun désir de devenir « chef » ne nous anime, donc aucune peur non plus.
Il y a d’ailleurs d’autant moins de crainte à avoir à ce sujet qu’un mouvement social dynamique « sélectionne » lui-même ses responsables, et ne se prive pas de les renouveler. Le fait que certains se spécialisent aujourd’hui dans la théorie et l’écriture ne les qualifie ni disqualifie nullement pour exercer des responsabilités quelconques dans de futures tempêtes sociales. Une révolution communiste remettant à plat tous les aspects de la vie, elle bouleversera aussi les individus et les groupes. Dans une phase révolutionnaire, encore moins qu’avant, personne n’est propriétaire de lui-même, et ce que chacun a pu faire hier ne l’engage pas pour demain. Les actes accomplis et les idées développées aujourd’hui ne sont pas garantes de ce que nous ferons pendant une révolution.
Quelle est la fonction de l’activité théorique dans le cadre du « mouvement réel » ?
Personne ne doute du rôle de la pensée sociale dans l’histoire : le cours que prendra une crise sera marqué par la production et la circulation des idées critiques ayant précédé cette crise. On ne comprend pas 1789 sans les philosophes des Lumières.
Mais votre question porte sur tout autre chose, et à juste titre : non sur le brassage intellectuel en général, fait indéniable étudié par « l’histoire des idées », mais sur la place et la portée de la théorie révolutionnaire, au sens de théoriecommuniste, dans le mouvement social susceptible de mener au communisme.
Ici notre réponse étonnera peut-être.
Avant la révolution, la théorie révolutionnaire sert avant tout à ceux qui la font et en débattent, et sans doute pas à grand-chose d’autre.
Pendant la révolution, les idées et discussions menées auparavant dans ce que nous appellerons le milieu révolutionnaire (forcément faible en nombre et en capacité d’action) jouent un rôle pour le moins limité.
Affirmations sans doute jugées défaitistes par certains, et pourtant confirmées par l’histoire.
Avant 1871, les grèves, les publications socialistes et anarchistes, et les activités de l’Internationale ont préparé le surgissement de la Commune, mais cela relevait plus de la propagande et de l’agitation (au meilleur sens du mot) que de « l’activité théorique » dont parle votre question, qui concerne avant tout des textes comme ceux de Marx ou de Bakounine, lesquels étaient alors très peu connus. C’est seulement ensuite que ces deux révolutionnaires (tout en menant par ailleurs une activité pratique) ont tiré des leçons de la Commune, où ni l’un ni l’autre n’avait vraiment eu d’influence. Après 1871, qu’est-ce qui a joué un rôle « dans le cadre du mouvement réel » ? Pour nous limiter aux socialistes, la Commune a nourri tous les courants, des plus modérés aux plus radicaux, 1871 a autant servi de mythe rassembleur que d’expérience positive, et il a fallu des décennies avant que la « leçon » essentielle tirée par Marx (pas de révolution sans destruction de l’Etat) soit vraiment mise en valeur, par Pannekoek et Lénine notamment. Cette redécouverte, on pourrait dire cette découverte, n’était pas le fruit d’un cheminement purement théorique : elle est venue surtout sous la pression des masses, des immenses grèves à la charnière des 19e et 20e siècles et de l’apparition des soviets en 1905. D’autres percées théoriques fondamentales remontant au milieu du 19e (comme la critique des droits de l’homme et de la démocratie, et tout simplement le communisme) attendent encore aujourd’hui d’être reprises par des forces historiques capables d’en faire des réalités matérielles.
Dans les décennies qui suivent la parution du Livre I du Capital (1867), qu’avait-on retenu d’un ouvrage dont par exemple en Allemagne même des lassalliens et des socialistes récemment encore alignés sur la bourgeoisie libérale comme W. Liebknecht faisaient l’éloge ? Avant tout la démonstration de la confrontation entre capital et travail, très peu la perspective de la révolution, encore moins du communisme.
A une échelle bien plus réduite, en 1967, à Strasbourg, l’I.S. n’a pas joué à l’avant-garde. Elle a accompli un acte, porteur d’une réflexion, acte et réflexion repris par une frange étudiante. Un an avant, ou un an après, ce n’aurait peut-être été qu’un scandale sans lendemain. De même, l’occupation du bâtiment administratif de Nanterre le 22 mars 1968. Des initiatives étudiantes importantes, comme fin 1960 la manifestation contre la guerre d’Algérie, organisée par l’UNEF malgré l’opposition du PCF et de la CGT, n’avaient rien entraîné (sauf, dans ce cas, contribué à l’indépendance algérienne). Ceux qui lancent une idée radicale ou prennent l’initiative d’un geste subversif ignorent généralement si l’idée ou le geste se révèlera ou non en phase avec son époque. Il ne dépend pas de nous, ou très peu, que l’activité théorique fusionne avec le mouvement réel.
Quelle est l’importance du facteur caractériel et de la critique des relations sociales « intériorisées », par rapport à la possibilité de succès d’une révolution communiste (je pense à Wilhelm Reich ou à Giorgio Cesarano, par exemple) ?
L’aliénation est aussi - inévitablement – une réalité vécue dans notre corps et à l’intérieur de notre tête. La communisation, ce n’est donc pas seulement occuper la rue, affronter les forces de l’ordre, ouvrir et transformer les lieux de production (voire les fermer), faire circuler des biens et services sans les payer et commencer à vivre sans argent, modifier l’urbanisme, produire d’autres types de nourriture et la manger autrement, c’est aussi, et à travers tout ce processus, se débarrasser de la cuirasse caractérielle décrite par Reich. On pourrait lui ajouter B. Malinowski, un des premiers ethnologues à partager la vie de ceux qu’il étudie, et dont l’œuvre était connue de Reich. Malinowski (1884-1942) critiquait « la séparation entre psychanalyse et sociologie » (et même entre psychanalyse et histoire), et à partir de là mettait en doute l’universalité du complexe d’Œdipe. Et nous ne résumerons pas l’apport de l’anti-psychiatrie (Laing, Cooper, etc.).
Pour ce qui nous intéresse, une révolution ne triomphera de la répression externe (armée, police, milices bourgeoises diverses…) qu’en démantelant aussi l’auto-répression, ce mécanisme de défense, cet « inconscient corporel » qui nous protège contre les chocs émotionnels tout en nous enfermant en nous-même et en nous handicapant socialement. Les comportements et les psychologies changeront en changeant le monde. Une révolution ne se faisant pas en un jour, elle exigera et produira (les deux à la fois) une capacité à quitter ses habitudes et certitudes, à sortir de soi, à s’ouvrir aux autres en agissant avec eux.
Le communisme ne sera pas l’œuvre de psychorigides, ni de « décomposés », comme l’on disait dans les années 70. Il suppose une autre attitude personnelle, une façon différente de se situer dans le monde. Le militant, lui, renvoie toujours à plus tard le changement, tant social qu’individuel, donc aussi le sien.
Cela posé, et qui est vital, la question est de savoir quelle place occupe cet aspect dans la vie des sociétés, ainsi que dans leur évolution et révolution. Certains ont pris la partie pour le tout.
C’est le cas de l’Ecole de Francfort. Même quand elle accepte l’analyse marxienne de l’exploitation du travail, elle ne considère plus comme central le rapport capital/travail, et le réduit à un rôle mineur par rapport à des facteurs comportementaux qui finalement s’avèrent tellement implantés ou enracinés dans l’individu que la solution doit partir de cet individu : chacun de nous devrait se libérer d’abord lui-même avant de s’insurger collectivement. Pour le W. Reich des années 30 (avant que les Etats-Unis lui soient fatals), cette libération personnelle était un point de passage nécessaire afin de rendre possible la lutte collective pour une révolution prolétarienne. Après 1945, l’Ecole de Frankfort cessera définitivement de se poser la question révolutionnaire. Pour E. Fromm, par exemple, l’homme fuit devant la liberté parce qu’il en a peur, et il faut qu’il apprenne à se délivrer de cette peur.
E. Fromm avant guerre, Th. Adorno en 1950, et surtout W. Reich (Psychologie de masse du fascisme, 1933) expliquent de façon convaincante comment le nazisme ne serait pas venu au pouvoir sans un concentré de personnalité autoritaire et d’auto-répression appelant un chef, substitut d’un pater familias dont la crise avait déstructuré la fonction et le pouvoir traditionnel. Cependant ce concentré était présent à la même époque chez des Allemands non nazis ou anti-nazis, ainsi que dans d’autres pays, y compris les pays qui ont combattu l’Allemagne. Les enquêtes de l’Ecole de Francfort aux Etats-Unis y ont d’ailleurs retrouvé une structure caractérielle voisine. Il fallait donc qu’en Allemagne elle ait été animée par autre chose qu’elle-même, par des conditions qui en ont fait un facteur politique décisif. La psychologie de masse n’explique que la psychologie, car c’est bien de psychologie qu’il s’agit : même si ces penseurs se réclament d’une analyse totale, faisant notamment appel à l’anthropologie, ce qu’ils appellent fait social est traité comme de l’inter-subjectif. Les rapports sociaux sont détachés des rapports de production, c’est-à-dire de la production de nos conditions d’existence, donc de rapports qui, dans une société de classe, sont des rapports entre classes.
Quand ensuite cette psychologisation de l’histoire est reprise par la radicalité des années 70, c’est dans la perspective d’un changement de fond auquel Horkheimer, Adorno ou Habermas avaient, eux, pour de bon et explicitement renoncé. Mais si la visée était différente, la méthode restait similaire : le mouvement social s’étant avéré défaillant, transférer la priorité à la subjectivité. Après avoir cru que l’incapacité du capital à satisfaire les besoins élémentaires des prolétaires pousserait ceux-ci vers la révolution, on espérait maintenant (en sens inverse, en quelque sorte) qu’avec la saturation de la fausse jouissance consommatrice, la privation non plus de nourriture mais de sens et de communauté, déclencherait une insurrection non plus pour avoir mais pour être. Après l’épuisement des vagues de grèves en France, en Italie, en Angleterre, etc., la classe ouvrière s’est vue déclarée pour de bon « intégrée » au capitalisme, avec l’idée qu’au mieux les revendications des travailleurs aboutissaient à compenser l’aliénation dans le travail par une consommation elle aussi aliénante. Certains radicaux ont alors cherché un autre agent révolutionnaire, et remplacé le besoin (sans cesse comblé, frustré et renouvelé par la frénésie consommatoire) par ce qu’ils ont cru in-intégrable : le désir, ou l’aspiration à une authenticité opposée à l’artificialité capitaliste.
A la racine de cette conception, il y a une analyse du capitalisme que nous ne partageons pas, car elle n’y voit qu’un emballement de la valeur autonomisée de tout, y compris du travail : d’où la thèse d’un capitalisme capable de s’auto-réguler, y compris à travers ses crises, si graves soient-elles, capable de tout absorber, du bouddhisme au syndicalisme en passant par la contre-culture, et méritant d’ailleurs à peine le qualificatif de capitaliste car les notions de production, travail, capital, valeur et classe fondent en un système global auto-entretenu où elles perdent toute réalité distincte. Le capitalisme, s’il faut garder le mot, est devenu une représentation, qui perdure parce chacun de nous en maintient la fictivité.
Si, comme J. Camatte en 1973, on privilégie la lutte Contre la domestication, et si tout dépend de notre obstination à rester enfermés dans la prison de nos attitudes, l’unique solution est d’en sortir, de quitter ce monde, de (re)trouver au fond de soi ce qui a été perdu mais non tout à fait détruit, donc ce qu’il faut bien appeler une nature. Pour échapper, il faut en fait s’échapper. Dès lors il est logique de donner la priorité à la façon dont chacun pourrait changer de mentalité et d’attitude, par exemple en remplaçant l’économie par la psychanalyse : dans la 5e série d’Invariance, l’exégèse de Marx cède la place à celle de Freud.
Face à ces errances, la question toujours valable reste celle posée à Marcuse par un participant au congrès du SDS allemand, le 12 juillet 1967 : « Le problème qui devrait nous intéresser vraiment, et sur lequel vous ne nous avez pas encore fourni de réponse, est celui des forces matérielles et intellectuelles agents du bouleversement. »
Devant une révolution communiste qui tarde, c’est le moins qu’on puisse dire (cf. réponse 1), deux tentations symétriques apparaissent : objectiver la révolution, ou la subjectiver. La première attitude, repérée en son temps par W. Benjamin, présente la révolution sociale comme le terme forcé du développement de la société, comme l'effet inéluctable d'un mécanisme selon lequel la production capitaliste engendrerait « sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » (la formule est de Marx : on lira le contexte de cette citation dans la réponse suivante). La seconde tentation renvoie la solution historique au niveau personnel, et au mieux assimile la vie sociale à une inter-subjectivité.
Mais comment vivre autrement dès aujourd’hui, surtout si le tableau est aussi noir que le peignent les partisans de cette position ? Comment se placer hors monde, dans un monde qui aurait tout avalé ? G. Cesarano a fait en 1975 le choix de se tuer. Un suicide ne se laisse jamais réduire à une seule cause, et il y a des morts volontaires plus riches que certaines existences. « Le suicide est-il une solution ? », demandait le n°2 de La Révolution Surréaliste dans une enquête publiée en 1925. Dans le milieu surréaliste, ou sur ses marges, J. Vaché, J. Rigault et R. Crevel se sont donné la mort. « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante », écrivait Maïakovski en 1930, deux jours avant de se tuer, ajoutant : « N’accusez personne de ma mort ». Il est quand même permis de penser que le poids de la contre-révolution stalinienne a pesé dans sa décision, comme 64 ans plus tard la marée basse des eaux radicales n’était pas pour rien dans le coup de fusil par lequel G. Debord a mis fin à ses jours. Giorgio Cesarano, lui, a pris au sérieux l’impératif de quitter ce monde. Le suicide peut être une solution individuelle. Socialement, dans la mesure où il retourne contre soi le nihilisme ambiant, il équivaut à une défaite.
Le refus du monde existant ne peut être qu’une tension, non une réalisation effective, et nous ne nous désaliénerons que dans un processus révolutionnaire collectif :
«Dans la praxis révolutionnaire coïncideraient le changement des circonstances et la transformation de la conscience des hommes. (..) Ce n'est qu'au cours de leur propre praxis révolutionnaire que les masses exploitées et opprimées peuvent briser les circonstances qui les enchaînent et leur conscience mystifiée. » (L'Idéologie allemande, 1845)
Qu’y a-t-il encore de valable dans la théorie de Marx ? qu’est-ce qui y est obsolète et devrait être rejeté ?
Les contradictions de Marx sont à la mesure de la puissance de la synthèse qu’il a effectuée, profonde mais inévitablement marquée par son temps. A défaut de ses œuvres complètes, on peut s’en apercevoir en lisant l’anthologie de K. Papaioannou, Marx et les marxistes.
Marx fait l’éloge du développement industriel comme étape positive dans l’évolution humaine et comme moment nécessaire de la venue du communisme, mais il émet aussi l’hypothèse qu’en Russie le mode d’organisation de la paysannerie (le mir) pourrait épargner à ce pays l’obligation du passage par le capitalisme. Il est intéressant que cette réflexion lui vienne au soir d’une vie en grande partie vouée à produire un Grand Œuvre qu’il ne s’empressait pas de publier ni même d’achever.
Chacun (et nous aussi) trouve chez Marx ce dont il a besoin, et le choix du texte retenu sera symptomatique du contenu de la lutte de classes que l’on estime possible et nécessaire. Lire dans son œuvre une glorification du travail, de la croissance, et une justification par avance de l’épuisement de la planète, signifie réduire Marx à ses aspects les plus faibles, ceux d’un bourgeois progressiste.
Agir ainsi, c’est choisir de ne pas tenir compte du reste de ce qu’il a écrit.
Un grand nombre, sinon la plupart de ses textes les plus révolutionnaires, ceux en tout cas en rapport avec le communisme, n’ont été publiés (ou republiés) ni par Marx, ni par Engels : c’est sans doute le signe que leur auteur n’en percevait pas assez lui-même l’intérêt. Cela est vrai de beaucoup d’oeuvres de jeunesse (les Manuscrits de 1844 ne sont rendus publics qu’en 1932), mais aussi de textes de maturité comme les manuscrits des années 1860 (les Grundrisse publiées en Russie au milieu de la deuxième guerre mondiale, et le « 6e chapitre inédit » du Capital). Le contenu communiste de la révolution est le plus souvent absent des deux textes emblématiques, les plus connus et les plus cités, le Manifeste et le Capital (le Livre I), ou n’y est présent qu’en creux. L’avant-dernier chapitre du Livre I (dont on peut penser avec M. Rubel qu’il concluait mieux l’ouvrage que le chapitre « La Théorie moderne de la colonisation ») présente la fin du capitalisme comme la conséquence logique de la socialisation capitaliste du monde :
« Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. (..) la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation. (..) Là, il s'agissait de l'expropriation de la masse par quelques usurpateurs; ici, il s'agit de l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse. » (« Tendance historique de l’accumulation capitaliste »)
En affirmant que le capitalisme finirait par étouffer dans ses propres limites et serait donc son propre fossoyeur, Marx voulait démolir l’idée – répandue en son temps comme au nôtre – que ce système représente la phase ultime dans la marche de l’humanité vers le progrès et la liberté. Or, sa réfutation avait le défaut de remplacer une finalité par une autre. Le capitalisme, laissait entendre l’auteur du Capital, avait bien une mission historique, mais ce n’était pas de faire notre bonheur, seulement un malheur qui ne pouvait que mener ensuite à notre émancipation.
L’expérience prouve les limites d’un optimisme catastrophique qui, au temps de Marx et depuis, aura servi à justifier les politiques les plus opposées : une ligne révolutionnaire, bien sûr, mais aussi toutes les variantes de réformisme. En effet, si le capitalisme est condamné à mort par l’histoire, les dirigeants ouvriers peuvent passer avec la bourgeoisie n’importe quel compromis, y compris partager avec elle le pouvoir d’Etat, puisque de toute façon la venue du socialisme est inéluctable. C’est en se fondant sur une citation comme celle-ci tout en ignorant les autres textes que les socio-démocrates, suivis au 20e siècle par les staliniens, ont créé le « marxisme », gardant de Marx ce qui justifiait leur encadrement des masses et leur propre participation à la gestion d’un capitalisme effectivement de plus en plus socialisé. De leur côté, les bourgeois ont appris à apprécier un Marx « sociologue » et « économiste » qui les éclaire sur les contradictions de leur système. Quant aux prolétaires eux-mêmes et à ceux qui maintenaient la visée communiste, ils ont cherché et vu chez Marx ce qui correspondait au niveau atteint par leur critique sociale à chaque époque : comme il est rare que la question communiste soit posée, il est normal que la plupart du temps non seulement le début, mais de gros morceaux du milieu et même de la fin (correspondance avec V. Zassoulitch sur la Russie en 1881) de l’œuvre marxienne restent négligés. Les périodes non-révolutionnaires favorisent la tendance à retenir chez Marx un (grand) penseur philosophique, politique et économique, et non le critique de la philosophie, de la politique et de l’économie, lequel ne refait surface que sous la pression des luttes sociales. Le jour où les prolétaires juifs et arables vivant en Palestine sortiront de l’impasse tragique où ils sont maintenant engagés, il est probable que leur dépassement des diverses barrières identitaires fera « découvrir » un article Sur la Question juive publié en 1843.
Ajoutons que nul n’est devin. Il était tentant en 1867 de se représenter l’avenir capitaliste (un avenir que Marx estimait assez bref) sous ses formes les plus avancées de l’époque, celles de l’Angleterre par exemple, bientôt étendues à l’ensemble du monde. Marx s’interrogeait donc sur les possibles conséquences pour le mouvement ouvrier et révolutionnaire d’un développement capitaliste avant tout intensif, d’une « domination réelle » plus ou moins généralisée. Il était difficile alors d’imaginer qu’un capitalisme installé dans la durée recourrait largement aussi à un développement extensif, à une production de plus-value non seulement relative mais absolue, comme on l’a vu avec l’industrialisation de l’Est européen au 19e siècle, puis de l’Asie, et comme on le voit aujourd’hui en Chine et en Inde, dont l’essor mêle modernité et archaïsme (horaires démesurés, salaire de misère, etc.).
Question subsidiaire mais non négligeable, cette réflexion oblige à revenir sur la place de l’analyse des crises, ou de « la crise », dans notre critique globale de ce monde. Qu’il y ait parmi les révolutionnaires une idéologie de la crise, c’est indéniable. Beaucoup parlent de crise alors qu’ils traitent, quoi qu’ils en pensent, des ratés ou des pannes du capital, donc de crise économique. La seule qui nous intéresse est sociale. Enfin, banalité maintes fois répétée, mais que nous répèterons : aucune crise n’est pas par elle-même productrice de radicalité révolutionnaire.
Trotsky n’est pas sans défauts, mais il voyait juste quand il écrivait en 1929 : « Si, au cours des 150 dernières années, le monde capitaliste a passé par 18 crises, il n’y a pas de raison de conclure que le capitalisme doit tomber à la 19e ou à la 20e. En réalité, les cycles de conjoncture jouent, dans la vie du capitalisme, le même rôle que les cycles de circulation du sang dans la vie de l’organisme. Du caractère périodique des crises découle aussi peu l’inéluctabilité de la révolution que du caractère rythmique du pouls découle l’inéluctabilité de la mort. »
Autre exemple, la crise du milieu des années 1970 n’a pas exacerbé ni même relancé le mouvement social, mais contribué à son déclin. Non parce qu’automatiquement le chômage éteindrait l’ardeur revendicative. Mais parce que cette montée du chômage est venue alors que déjà le mouvement s’était essoufflé. « La crise », par quoi on entend en fait généralement avant tout la chute de la production et de l’embauche, n’est pas le facteur historique déterminant.
Si, pour Marx et le marxisme révolutionnaire « classique », le développement des forces productives était une condition objective nécessaire du communisme, après deux siècles au cours desquels ces forces ont montré leur caractère largement nuisible et destructeur, et montré en tout cas qu’elles ne sont pas « neutres » dans la lutte de classes, que reste-t-il aujourd’hui de cette théorie ? Dans quelle mesure doit-elle être corrigée ou rejetée ?
Il est difficile d’être plus intelligent que son époque : si radicale soit-elle, la critique sociale, aujourd’hui comme hier, n’échappe pas aux évolutions et aux oscillations de l’histoire.
Marx partageait l’illusion de son temps sur une maîtrise humaine quasi complète sur la nature. Nous nous flattons maintenant d’avoir compris qu’il n’est ni possible ni souhaitable de réaliser le rêve de Descartes : « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Une chose est sûre : les forces productives n’ont jamais fait éclater d’elles-mêmes les rapports de production comme un enfant en grandissant fait craquer les coutures de ses vêtements. Mais il n’y a pas à renverser la position ancienne. Ce n’est pas parce qu’on a présenté longtemps ces fameuses forces productives comme un facteur d’émancipation que nous devrions maintenant les déclarer uniquement négatives.
S’il y a un apport historique du capitalisme à l’humanité, ce n’est pas d’avoir multiplié les machines grandes et petites, c’est d’avoir relié les groupes et les régions, d’avoir socialisé le monde. Les conditions de notre vie matérielle, à commencer par ce que nous mangeons, ne sont plus produites, comme elles l’ont été pendant des millénaires, dans le cercle de la famille ou du village, mais par un ensemble qui nous dépasse et dont nous dépendons. A nous, par une révolution, d’en faire autre chose, de transformer cette unification marchande en universalité humaine.
Un peu d’histoire. Le capitalisme est destructeur, certes, mais il l’a toujours été. Affirmer qu’il l’est davantage aujourd’hui qu’au temps de la colonisation, de l’accumulation primitive, de 14-18, de 39-45, de Staline et d’Hitler, c’est se baser sur un critère qui semble aujourd’hui aller de soi : la civilisation salariale, industrielle et marchande menace les équilibres vitaux de la planète. Sans doute… mais en 14-18 il semblait tout aussi évident aux contemporains de vivre une catastrophe sans précédent. De même, après 1945, avec une force de certitude que l’on a oubliée, la menace de guerre nucléaire paraissait ouvrir pour la première fois à l’humanité la possibilité de l’anéantissement. Comment écrire de la poésie après Auschwitz et Hiroshima ?, s’est-on demandé.
De plus, la critique – indispensable - de la société de consommation ne saurait faire oublier que des milliards d’êtres humains souffrent du dénuement - et près d’un milliard de la famine -, et qu’au sein des pays riches l’omniprésence des écrans et des portables va de pair avec une réelle pauvreté, qui frappe souvent aussi ceux qui achètent écrans et portables. (Un signe de richesse, et de distinction pour parler comme Bourdieu, c’est d’ailleurs de pouvoir se passer de ces objets.) Le capitalisme a beaucoup évolué depuis 1867, mais nous ne vivons pas dans un monde de gavés repus.
Notre problème n’est pas de repérer la misère maximale, celle qui déclencherait le Grand Soir, ni l’aliénation maximale qui pousserait les individus à se soulever contre un univers dépourvu de sens, ni non plus de croire à un péril à la fois écologique et humain si terrible qu’il forcerait enfin à abattre le monstre. Il n’y a pas de lien de cause à effet (ni de proportionnalité) entre le degré de gravité d’une situation, et la riposte révolutionnaire des prolétaires. De gré et de force, ils ont accepté les horreurs de l’industrialisation, Verdun, les dictatures, les camps, et bien d’autres infamies et souffrances. Il n’y a aucune raison qu’en soi la menace de destruction de la vie sur Terre ou d’une plongée dans la barbarie suffise cette fois à déclencher la révolution communiste. Il n’y a pas un seuil intolérable à partir duquel les prolétaires cesseraient de subir les fausses solutions pour imposer la bonne.
Longtemps le communisme, sous ses diverses versions « marxistes » ou « anarchistes », a été synonyme d’un monde où règnerait l’« universalité des besoins et des capacités de jouissances » (Grundrisse). Aujourd’hui que l’idéologie dominante en Europe et en Amérique du nord, tout en incitant à acheter Hi-Tech, vante le light et la modération consommatoire (plutôt le vélo que la voiture), la critique sociale se voit sommée de renoncer à la perspective d’un individu social communiste éprouvant et satisfaisant un maximum de besoins.
Comme nous l’avons rappelé plus haut, pendant longtemps, les critiques du capitalisme lui attribuaient le mérite d’avoir socialisé le monde, ce dont la révolution ferait une véritable universalité. Nous écrivions en 1848 : « Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. (..) Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. » (Manifeste communiste)
Il y a ici un évident problème d’échelle. La possibilité de voyager de Paris aux Caraïbes est une chose ; la fantaisie de faire en avion l’aller-retour Paris-Fort de France pour passer un week-end sous le soleil antillais en est une autre. Quand un yaourt mangé à Paris incorpore des composants empruntés à une demi-douzaine de pays européens et parcourt plusieurs milliers de kilomètres avant d’atteindre le frigo de l’acheteur, la rationalité productive-marchande de ce processus devient absurde, y compris pour le capital global : même si aujourd’hui cette organisation est rentable, elle entraîne des faux-frais croissants que l’entreprise ne pourra éternellement externaliser. Dans d’autres cas, la pression du marché force à produire pour l’exportation aux dépens des cultures vivrières : le Sénégal se nourrit de riz venu de Thaïlande. Mais nous n’en conclurons pas qu’il faille faire une règle du local, et ne manger à Amiens que des pommes picardes.
Aux Etats-Unis, foyer de toutes les monstruosités et de toutes les utopies, des gens bien intentionnés ont décidé de n’acheter que des produits fabriqués à moins de 100 km de leur domicile, mais ce choix d’une sobriété heureuse n’ira certainement pas jusqu’à vivre sans ordinateur. En Occident, chacun, nous y compris, critique les défauts (graves et souvent rédhibitoires) d’un système dont il profite, et cette inévitable contradiction renvoie plus profondément à la contradiction imposée au prolétaire individuel comme aux prolétaires en tant que groupe : vivre dans une organisation sociale, même en essayant de la changer, c’est aussi en subir les règles et les habitudes, auxquelles nul n’échappe totalement. Ceux qui, comme nous, critiquent le pouvoir médical et même la médecine en tant que sphère séparée hésitent rarement à se faire soigner quand ils estiment en avoir besoin. Et les sectes qui refusent la transfusion sanguine ne sont pas un ferment de radicalité.
Historiquement, chaque programme communiste successif répond aux nécessités et aux préoccupations de son temps :
Fin 18e siècle, dans une société largement paysanne, où la masse laborieuse souffre de la faim alors qu’une minorité privilégiée accapare une grande part des ressources, Babeuf veut une réforme agraire capable de nourrir tout le monde, couplée à une répartition égale des richesses : donner le nécessaire à tous exige de refuser le superflu à quelques-uns : « La suffisance, mais rien que la suffisance » (Manifeste des plébéiens, 1795). C’est pourquoi Babeuf s’en prend non seulement au luxe, mais aussi à ceux des arts qu’il juge inutiles.
Quelques décennies plus tard, dans un monde où industrialisation rime avec paupérisation, Marx n’est pas le seul à souhaiter une révolution ouvrière qui développera l’industrie et l’agriculture « moderne » afin de fournir les masses en objets de consommation courants et en nourriture suffisante. Passer du règne de la nécessité à celui de la liberté, c’est d’abord passer de la pénurie à l’abondance. Malgré la persistance d’un courant très minoritaire qu’on dirait aujourd’hui anti-industriel, ce point de vue l’emportera jusqu’au dernier tiers du 20e siècle.
A partir de la fin du 20e, les pays dits riches (et, ailleurs, les classes privilégiées) sont emportés dans une escalade d’obsolescence et de gaspillage, dont nul n’ignore plus qu’elle s’effectue aux dépens de ressources souvent ni renouvelables ni renouvelées. Mais ce n’est pas la critique radicale qui a obligé à cette prise de conscience (très peu suivie d’effets) : c’est le capitalisme lui-même, par ses dirigeants et penseurs les plus lucides, qui est amené à s’inquiéter des conditions naturelles et humaines de sa reproduction, en n’y apportant d’ailleurs que des remèdes provisoires, autre forme de fuite en avant. En 1960, l’I.S. montrait la fausseté de l’abondance marchande : cinquante ans après, on dénonce une consommation qui ruine la planète, et l’on répète qu’elle n’est pas généralisable (cela, on le savait en 1960, mais la question ne se posait pas, les couches sociales ayant accès à la marchandise restant alors marginales ou, comme en Chine, inexistantes).
Les « anti-industriels » ont le mérite de répéter que la technique n’est pas neutre, et qu’il serait vain de remplacer le patron bourgeois d’une aciérie ou d’un élevage de volaille en batterie par un conseil ouvrier sans se demander dans quelle mesure et à quelles conditions nous avons besoin d’acier et voulons ou non manger des oeufs. Ce que le courant anti-industriel ne comprend pas, c’est que la technique n’est pas non plus la source de tous nos maux. La « mégamachine » ne s’est pas créée elle-même, ni ne s’auto-entretient elle-même. Loin de fonctionner en technostructure autonomisée et délivrée des impératifs de rentabilité, le lobby nucléaire d’EDF est pris dans les réalités de classe et de profit d’entreprise qui font la nature et les normes du capitalisme.
Au temps de Marx, on a pu croire possible (et souhaitable) de multiplier à l’infini les besoins. Mais s’agit-il de les limiter au strict nécessaire, comme le voulait Babeuf, en ne produisant que ce qu’il faut pour manger, s’habiller, se soigner, etc. ?
Cette position a le mérite de la simplicité, mais son évidence apparente a le défaut de ne définir les besoins que de façon négative : ne pas mourir de faim, ne pas dormir sous la pluie, ne pas souffrir du froid et de la maladie… Or, pour l’être humain, se loger, se nourrir ou se vêtir n’existent pas en soi, comme s’il suffisait de savoir que sans une quantité x de calories par jour, je meurs, et que sans une alimentation variée, je risque des carences. Les besoins sont historiques et « socio-culturels ». Nous ne pouvons définir un « minimum » nécessaire qu’à partir des réalités sociales où nous vivons. Entre le superflu et le nécessaire, comment trancher ? L’essentiel, qui en décidera ? le peuple ? la majorité ? des experts ? Même les plus démunis cherchent aussi un superflu… nécessaire à leur mode de vie. Au lendemain d’un tremblement de terre, il est plus urgent de réparer les canalisations d’eau que de monter un opéra, mais les survivants répareront d’autant mieux ce qui doit l’être qu’ils organiseront les spectacles qu’ils peuvent. L’idée que le soin du potager passe avant la leçon de piano est fort juste, mais un peu courte. Quant à décider aujourd’hui si les êtres humains feraient mieux de renoncer à l’opéra (parce qu’élitiste) ou au rock (parce que crétinisant), pour leur préférer par exemple les plaisirs simples et vrais de la fête populaire chère à Rousseau, nous ne nous aventurerons pas sur ce terrain, sachant qu’il est vain de projeter nos goûts et dégoûts d’aujourd’hui sur un monde de demain.
Le nœud de l’affaire n’est pas que l’homme doive manger pour vivre (et donc que nous devions créer une société où chacun mange à sa faim), mais que, pour l’homme, manger soit toujours plus que manger : on ne comprend l’alimentation humaine qu’en se demandant aussi où, comment, avec qui, l’homme mange, pourquoi il lui arrive de sauter volontairement des repas, et même de choisir de « mal » ou de trop manger. Si nous avons une histoire, c’est parce que l’homme ne coïncide pas avec lui-même, et qu’il modifie sans cesse sa nature. On ne résoudra jamais la question humaine en faisant rentrer l’existence dans une essence, quelle qu’en soit la définition.
Comme l’a montré la revue Hic Salta en 1998, nous ne cultiverons pas des pommes de terre parce qu’il faut manger pour vivre et que les pommes de terre sont nutritives et faciles à cultiver. Nous entretiendrons des relations mêlant l’effort au plaisir, et le jeu à ce qui prend aujourd’hui la forme du travail, et ces relations incluront la culture des pommes de terre. Les experts en productivité ne feront pas la loi sous le communisme, les agronomes et diététiciens non plus.
Le communisme ne viendra pas résoudre un besoin : hier le besoin pour les prolétaires de vivre, de rompre le cycle infernal de la misère et de la guerre, auquel s’ajouterait aujourd’hui le besoin de sauver la vie sur Terre. Une révolution ne traite pas un problème comme un technicien à sa table de travail, et la révolution communiste encore moins. Elle ne naît ni du seul désir, ni de l’impératif de répondre aux urgences historiques. Il y a et il y aura toujours plus d’une réponse à une crise ou à une catastrophe, serait-elle planétaire et fatale, et la révolution communiste n’est qu’une réponse possible. D’autres issues se présenteront et se combineront : la réforme, la dictature et la fuite en avant guerrière. Les prolétaires n’ont pas fait la révolution quand le capitalisme « se contentait » de les exploiter en temps de paix et de les massacrer en temps de guerre. Nous serions naïfs de croire qu’ils la feront maintenant que le capitalisme menace non plus seulement les prolétaires mais toute la vie. Pour que la solution communiste soit tentée et qu’elle l’emporte, la gravité du problème ne suffit pas : encore faudra-t-il aussi que nous en ayons envie.
« Le communisme, théorique n'est pas une téléologie; il ne prétend pas que l'industrie était inéluctablement inscrite dans le destin de l'humanité. Il constate seulement que les êtres humains n'ont pas trouvé en eux-mêmes le moyen de s'unifier en une espèce humaine. S'ils avaient été télépathes, l'universalité de l'espèce se serait peut-être affirmée autrement, en évitant de faire le détour historique par les sociétés de classe. » (La Banquise, n°2, 1983)
Ce n’a pas été le cas et, telle qu'elle existe aujourd'hui, l'humanité, pour se communiser, reprendra une partie, mais une partie seulement, des moyens de production et de communication créés par le capitalisme :
« En l'absence de l'industrie moderne, les babouvistes pouvaient difficilement faire une révolution. La lacune décisive de leur époque ce n'était pas le défaut d'abondance de biens de consommation car la richesse matérielle ne s'apprécie pas purement et simplement du point de vue de la quantité (la révolution réorientera la production et fermera toutes les usines inadaptables au communisme). Ce qui manquait aux babouvistes c'était cette masse de gens qui, disposant de forces productives mondialement unifiées, ont la capacité de faire aboutir leur révolte. La technique ne sert pas tant à produire des biens en abondance qu'à créer la base matérielle d'un lien social. Et c'est seulement à ce titre que la capacité de produire beaucoup, de se transporter vite, etc., est une condition du communisme. L'apport historique du capital est le produit d'une des pires horreurs commises par lui. Il n'a en effet permis à l'homme de devenir social, humain, en tant qu'espèce humaine, qu'en l'arrachant au sol. L'écologie voudrait l'y renvoyer mais l'homme ne s'enracinera de nouveau que s'il s'approprie toutes ses conditions d'existence. Ayant renoncé à l'obsession de ses racines perdues, il en plantera de nouvelles qui s'enchevêtreront à l'infini. » (La Banquise, Id.)
Votre question a le mérite de rappeler que la critique du capitalisme ne peut se limiter au capitalisme. Ce qu’il s’agit de révolutionner, c’est plus que l’exploitation du travail par le capital. A sa façon, le capitalisme intègre et résume des millénaires de domination de l’homme sur l’homme, dépasse certaines contradictions anciennes (par la démocratie, notamment) et en décuple d’autres. La puissance industrielle (ce que certains appellent la mégamachine) rend dramatiquement réalisable le rêve de l’homme de tout domestiquer – y compris d’autres hommes - voire de se créer lui-même.
Pour autant, comme l’expose notre réponse 4, le monde actuel, baptisé à tort « post-industriel », repose sur le rapport travail/capital, et nous ne nous débarrasserons de l’aliénation-réification-domination-domestication qu’en mettant fin au salariat qui continue à déterminer l’évolution humaine, et plus encore aujourd’hui qu’en 1867.
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L’intérêt de ce questionnaire, c’est son caractère global. Les questions 8 et 10 renvoient à la 1ère, qui obligeait à s’interroger sur l’absence ou « le retard » d’une révolution communiste tant annoncée depuis plus d’un siècle et demie. On ne peut fournir aucune garantie qu’elle finira par advenir, ni aucune « clé » théorique qui la prouverait. Il n’y a pas de raccourci. Théoriser une réaction personnelle de sortie du monde s’avère inopérant : le changement social ne sera pas la résultante de millions de changements individuels (réponse 8). Inversement, fonder la nécessité de la révolution sur l’urgence de besoins essentiels, et la société communiste sur la satisfaction des besoins, semble asseoir notre théorie sur un socle enfin solide, puisque sur des exigences physiologiques et physiques, mais cette solidité n’est qu’apparente : aucun besoin humain ne peut être compris ni satisfait uniquement comme un fait matériel (réponse 10). Tant que nous nous débattrons dans les couples désir/besoin, pénurie/abondance, individu/société, et bien sûr sujet/objet, ce sera le signe que l’enjeu de la révolution communiste n’est pas encore posé historiquement.
M. Rubel, Marx, théoricien de l’anarchisme, in Marx critique du marxisme, Payot, 2000 (recueil de textes de 1957-73)
B. Malinovski, La Sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, 1921, disponible chez Payot et sur Internet
Freud, La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse des temps modernes,1908
Sur Giorgio Cesarano, voir le site Invariance
Rolf Wiggershaus, L’Ecole de Francfort : histoire, développement, signification, PUF, 1993, une « somme » très documentée
K. Papaioannou, Marx et les marxistes, 1965, 1972, rééditée par Gallimard, coll. TEL, 2001
Et pour les anglophones : H. Draper, K. Marx’s Theory of Revolution, vol. II, The Politics of Social Classes, Monthly Review Press, New York-Londres, 1978
F. Mehring, Karl Marx, Bartillat, 2009 (1ère édition, 1918 : une biographie, non une hagiographie)
Trotsky, Crise de conjoncture et crise révolutionnaire du capitalisme, 22 déc. 1929, in Le Mouvement communiste en France, Ed. de Minuit, 1967
Le texte d’Hic Salta auquel nous renvoyons est celui B. Asturian, Le Communisme. Tentative de définition, 1996 disponible sur le site Hic Salta
W. Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940, in Ecrits, Gallimard-Folio, t.3
(Nous avons emprunté notre titre au livre de souvenirs d’Henri Calet (1904-56), Le Tout sur le tout, paru en 1948, réédité chez Gallimard, coll. L’Imaginaire.)