L'avenir dira qui de nous deux a raison. (Lénine à Gorter, discussion à Moscou, novembre 1920)
Nous reproduisons ici, légèrement modifiée, la postface au recueil Ni parlement, ni syndicats : les conseils ouvriers ! (Les Nuits Rouges, 2003), qui réunit un ensemble de textes de la Gauche Communiste allemande des années 1919-21.
Faire une anthologie, c'est souvent le signe qu'un mouvement n'est plus. La refaire vingt ans après, c'est l'aveu qu'un nouveau mouvement n'a pas surgi. Laissant le lecteur tirer lui-même ses conclusions des documents et des faits ici réunis, nous voudrions seulement indiquer dans quelle perspective cet ouvrage a été conçu.
Jamais sans doute on n'a autant vendu de livres d'histoire, Mais le "devoir de mémoire" ne s'applique évidemment pas aux révolutions. Des trois grandes tentatives émancipatrices qui marquèrent la première moitié du 20e siècle, deux sont assez bien connues malgré les manteaux d'hagiographie et de calomnie qui les recouvrent: la Russie après 1917, l'Espagne de 1936. Sur ces deux séries d'événements, le lecteur motivé dispose d'un minimum de récits, de documents et d'analyses contradictoires. Ce n'est pas le cas de la troisième: la révolution allemande, qui avait sans doute trop de force et de sens pour que le monde accepte de la regarder en face. Elle reste la seule qui ait éclaté dans un pays "moderne", c'est-à-dire fortement industrialisé et doté d'une vie politique (relativement) démocratique, la plus proche donc de soulèvements révolutionnaires que nous pourrions vivre.
Dans la faible mesure où il s'y intéresse, l'historien retient d'abord un nom, celui de Rosa Luxemburg, en y associant parfois celui de Karl Liebknecht. La bourgeoisie aime les révolutionnaires morts. Dans les années 1970, le même Etat allemand qui avait assassiné Luxemburg émit un timbre postal en son souvenir. Quant au mouvement ouvrier, longtemps les staliniens firent de "Rosa" une de leurs icônes, et les sociaux-démocrates tirèrent dans leur sens (un sens purement démocratique) la critique de Lénine par Luxemburg. Au mieux on ajoutera éventuellement l'expérience bavaroise et Kurt Eisner. Mais au fond l'intérêt se limite à un groupe: les spartakistes. On se rappelle le livre célèbre de Lénine, Le Gauchisme, remède à la maladie infantile du communisme,qu'au lendemain de Mai 68 les frères Cohn-Bendit avaient détourné en publiant Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, mais la réponse d'Hermann Gorter est tombée dans un quasi oubli. De plus, comme l'opinion courante fait du refus du PC allemand de 1930 de s'allier à la social-démocratie l'une des principales causes de la venue d'Hitler au pouvoir, l'anti-parlementarisme vivace des années 1918-23 suscite parfois la méfiance. Heureusement, après 1968, une amorce d’auto-organisation ouvrière et la critique de la bureaucratie ont ranimé un intérêt pour les conseils (reflété dans l'Internationale Situationniste), mais le thème de l’autonomie (ouvrière ou non) a tendance à voiler les questions de fond posées par la Gauche communiste allemande.
Le fait que des accusations fondamentales lancées au monde en 1919 restent d'actualité au début du 21e siècle n'a rien de réjouissant: il signifie que le monde n'a pas fondamentalement changé depuis 1919. Au contraire, l'emprise du capital s'y est approfondie, et devenue planétaire. Même si elles ont changé d'apparence, les structures de la société capitaliste, telles qu'Etat, parlement, syndicats ont perduré et conservent leurs fonctions essentielles. Le grand mérite, pratique et théorique, des révolutionnaires allemands est d'avoir identifié parmi leurs adversaires le parlement et les syndicats, ces derniers étant jusqu'alors l'ossature même du mouvement ouvrier dans les pays capitalistes avancés.
Le rejet des syndicats, en 1919, en Allemagne, n'était pas une rhétorique, mais une réalité. Ni un renoncement, mais une création. Sortez des syndicats! exprimait l'action réelle de centaines de milliers d'ouvriers, qui les quittaient pour former des organisations unitaires, les Unionen. "Union" doit être pris ici en ses deux sens: la réunion des prolétaires, mais aussi l'organisation unique, combinant fonctions économique et politique. Ce n'était pas la résurgence d'un "économisme" plus ou moins proudhonien, occupé avant tout de gérer autrement l'atelier, puis l'usine, enfin toute l'industrie. A l'automne 1919, l'AAU de Brême déclare ne pas être un syndicat, pas même de type "syndicaliste révolutionnaire", et lutter pour le pouvoir politique.
L'unionisme, c'est la tendance à briser les divisions professionnelles: lorsque les ouvriers quittent le syndicat, c'est par entreprises entières, non métier par métier. Et la volonté de rassemblement aussi au-delà de la branche industrielle: les unions se coordonnent au niveau de toute une région économique. Négativement, l'unionisme a été une réaction contre des organes qui ont accepté la guerre, collaboré avec l'Etat-major pour pousser à la production, puis brisé les grèves. Positivement, c'était une solidarité, une communauté d'action. Ouvriérisme? Le critère d'adhésion à l'AAUD est de se déclarer en faveur de la dictature du prolétariat. Un ouvrier partisan des luttes catégorielles n'y sera donc pas admis. L'unionisme ne réduit pas le prolétaire à un producteur.
Dans la pratique, à Hambourg et Brême notamment, là où cette tendance est la plus vive, les communistes s'en prennent aux permanences syndicales, distribuent les fonds aux chômeurs, sans que la base fasse quoi que ce soit pour défendre une institution qu'elle a cessé de regarder comme sienne. Cette tendance persistera au sein du KPD purifié de ses gauchistes. En 1919, le congrès d'Heidelberg du KPD, celui-là même qui exclut la gauche, envisage encore "si cela est nécessaire" "la destruction de la forme des syndicats et (..) la création de nouvelles formes d'organisation".
Là non plus, nous n'avons pas affaire à une position simplement théorique, mais à la systématisation d'une expérience concrète. En 1919, le mécanisme électoral, à l'Assemblée Constituante comme dans les conseils officiels dominés par la sociale-démocratie, se révèle comme un obstacle à la dynamique révolutionnaire. Si en 1916 Pannekoek n'excluait pas un usage subversif du parlement,les événements ont ensuite éclairé la fonction de la démocratie: "Le suffrage universel a été (..) un indice que la bourgeoisie l'a emporté sur la classe ouvrière (..)", écrit ainsi en janvier 1919 Johann Knief. Dans son congrès de fondation (30 décembre 1918-1er janvier 1919), le KPD s'oppose à la participation aux élections à la Constituante, par 62 voix contre 23. Contre Rosa Luxemburg, partisan d'utiliser une tribune même si on la récuse, ceux qui constituent pour quelques mois encore la majorité du parti répliquent: les procédures et institutions électorales sont l'une des meilleures façons de canaliser l'énergie révolutionnaire, et de noyer la minorité radicale sous l'opinion de prolétaires encore sous influence social-démocrate. L'unique moyen de les en détacher est l'action dans l'entreprise et dans la rue, non l'utilisation d'une institution qui échappe aux révolutionnaires, et où ils sont sûrs d'être toujours perdants, quel que soit le nombre de leurs élus.
Le problème se complique quand le parlementarisme ne s'exerce plus seulement dans une arène visiblement "bourgeoise", mais aussi à l'intérieur des formes que se donne le mouvement social surgi contre la guerre. Dans le même article, J.Knief affirme: "Les conseils de soldats, qui étaient à l'origine des organes de classe du prolétariat, se sont transformés en organes de la démocratie bourgeoise (..) Il en est tout à fait de même pour ce qui concerne les conseils ouvriers." De fait, en décembre 1918, les communistes sont ultra-minoritaires au Congrès des conseils d'ouvriers et de soldats du Reich, pour lequel ni Liebknecht ni Luxemburg n'ont même pu se porter candidats... faute d'être inscrits dans une entreprise.
Précisons que beaucoup, y compris dans la gauche communiste, conçoivent encore l'anti-parlementarisme comme une position conjoncturelle. Pour Pannekoek, en 1919, si le parlement ne peut plus être l'instrument de la révolution, ni de l'administration de la société future, il n'est pas exclu de s'en servir dans une période pré-révolutionnaire.
Mais en 1919, la participation aux élections était récusée par bon nombre de ceux qui deviendront des figures connus du KPD, comme P.Frölich ou W.Münzenberg, alors "gauchistes" sur ce point essentiel. Ce qu'ils mettaient en doute, ce n'était pas la voie parlementaire au socialisme, car tous les militants du KPD, à cette époque, voyaient les soviets ou les conseils, et non le parlement, comme la forme politique de la révolution. En 1919-20, le débat portait sur l'usage possible de la démocratie bourgeoise avant la révolution. Dans les années précédant 1914, la gauche de la IIème Internationale s'en était pris au Nur-Parlementarismus ("seulement le parlement"), à l'idée et à la pratique que le mécanisme électoral bourgeois convenait à la transformation socialiste. Pour la gauche, il fallait aussi (et surtout) la grève et la mobilisation de masse dans la rue, sans refus de principe des institutions représentatives établies. Or, c'est précisément cela que les communistes de gauche rejettent en 1919: un usage même tactique, même pour la propagande, même comme tribune, de la démocratie bourgeoise.
Bordiga, pour sa part, s'est toujours déclaré opposé à un abstentionnisme systématique, d'inspiration anarchiste selon lui. Pourtant, les futurs fondateurs du PC d'Italie proclamaient "l'incompatibilité des principes et des méthodes communistes avec une participation aux élections aux instances représentatives bourgeoises". Leur abstentionnisme n'était donc pas seulement lié aux circonstances de 1919, et très proche d'un refus "de principe". En s'appelant "Fraction abstentionniste", ils montraient bien l'importance essentielle qu'eux-mêmes accordaient à cette question.
En réalité, l'Allemagne d'après 1918 enlève sa consistance à la distinction entre anti-parlementarisme "conjoncturel" et "de principe": rébellion endémique, attentats, bandes armées pro et anti-révolutionnaires, complots réactionnaires, préparatifs de coups de force (du putsch de Kapp en 1920 à celui auquel participe Hitler à Munich en 1923), etc. Sans même parler de l'assassinat de très nombreux militants et cadres révolutionnaires et ouvriers, le crime faisait partie des moeurs politiques: meurtre de Haase, dirigeant USPD (1919), d'Erzberger, chef du Zentrum, parti catholique modéré, et ministre des Affaires étrangères (1921), de Rathenau, grand industriel libéral, également ministre des Affaires étrangères (1922). Tous ces attentats visaient à éliminer le centre, qui forme le pivot d'une démocratie. Lutter pour la révolution, dans de telles conditions, excluait d'accorder toute illusion et participation à une démocratie parlementaire qui fonctionnait si peu. Mais sur le plan d'une compréhension plus globale, rares étaient ceux qui, comme Otto Rühle, voyant au-delà de ces années troublées, proclamaient une époque définitivement révolue, et le parlementarisme, praticable ou non, comme le syndicalisme, efficace ou non, désormais consubstantiels au fonctionnement de la société capitaliste.
Dans sa critique du PC hollandais (rédigée à l'été 1919), Gorter montre en quoi la démocratie renforce le capital. S'il est vrai que le communisme de conseils oppose volontiers la démocratie "ouvrière" à la "bourgeoise", il est clair aussi qu'il saisit clairement le rôle de la seconde, comme le prouvera son attitude une dizaine d'années plus tard, quand Mussolini aura pris le pouvoir, et que les nazis mobiliseront des foules immenses. Deux citations parmi des dizaines possibles : "La démocratie se fascise, s'allie tranquillement avec les dictatures; et les dictatures se couvrent d'un manteau démocratique." (1931) "Le fascisme ne s'oppose pas à la démocratie bourgeoise; au contraire, il en est la continuation par d'autres moyens." (1932)
Pour les communistes de conseils, ce n'est pas en refusant de s'unir que sociaux-démocrates et staliniens ont favorisé la venue des nazis au pouvoir, mais en s'unissant contre la révolution. En 1933, Hitler ne fit que parachever la contre-révolution entamée par le SPD en 1919, et acceptée par le KPD dans les années suivantes, par social-démocratisme originel et défense inconditionnelle de l'Etat russe.
L'ajout du mot "ouvrier" dans K "A" PD indiquait la volonté de fonder un parti issu de la base, et en appelait à l'auto-organisation. Il s'agit d'une affirmation de classe: les ouvriers face au reste de la société. Car les ouvriers sont seuls, martèle Gorter. Non seulement les travailleurs d'usine devront s'imposer aux autres classes, mais la "mise en vigueur impitoyable de l'obligation au travail" (Programme du KAPD, point 2-8), dans les conditions de l'époque, équivalait à l'extension la plus large possible d'un travail de type ouvrier. Pareille insistance peut surprendre. Considérons un petit professeur revenu dégoûté de la boucherie de 14-18, conscient de la mort des idéaux dans les tranchées, de la faillite des structures politiques, et cherchant une voie. Comment suivrait-il des révolutionnaires dont le programme semble impliquer d'envoyer son fils et peut-être sa femme en usine ? Le sort du prolétaire, qui lui apparaît comme le moins enviable de tous, voilà ce que lui promet le communisme. Bref, au lieu de proclamer la nécessité de dépasser la condition prolétarienne, on entend la généraliser. N'est-ce pas un excellent moyen de dresser le petit bourgeois contre l'ouvrier, de le pousser vers les partis d'ordre, sinon dans les bras des corps francs... ?
Poser ainsi la question, c'est faire preuve d'anachronisme. C'est oublier la peur, le mépris, sinon la haine de classe animant alors l'essentiel des artisans, commerçants, fonctionnaires et professions libérales envers les travailleurs d'usine. La révolution ouvrière se présentait alors comme la seule historiquement possible. C'est seulement quelques dizaines d'années plus tard, et avec le recul historique, que nous pouvons comprendre en quoi Gorter et le KAPD théorisaient à l'extrême un état de fait qui ne dépendait pas d'eux, et renforçaient ainsi malgré eux les obstacles à la révolution qu'ils tentaient de mettre en oeuvre. Car la haine de classe du petit-bourgeois est encore accrue par la menace de se voir "rabaissé" au rang d'un travailleur manuel. D'où l'insistance sur l'ouvrier : "le travailleur est prolétaire au sens marxiste, seulement dans la production, dans son rôle de travailleur salarié". A l'extérieur de l'usine, "il vit, habite, pense, agit et se sent comme un petit bourgeois", écrit Rühle. Et Gorter en 1921: "Dans les usines le prolétaire signifie quelque chose. Là il est combattant parce qu'ouvrier. Là il peut se manifester comme homme libre (..) Là, parce que la révolution vient des usines, il peut combattre en armes, avec les armes."
D'autres textes, certes, appellent à une émancipation infiniment plus large. La gauche communiste n'était pas étanche aux multiples aspirations qui traversaient l'Allemagne avant 1914, encore renforcées par le délitement social provoquée par la guerre: rejet de la civilisation mécanique et marchande, fuite des villes, amorce d'un rapport non antagonique avec la nature, recherche d'une autre façon d'habiter, de se nourrir, d'aimer, d'une poésie "faite par tous"... L'action et la personnalité de divers animateurs du communisme de conseils attestent qu'il dépasse le cadre ouvrier.
Le même O.Rühle que nous venons de voir théoriser l'ouvriérisme pose la nécessité d'aller au-delà de toutes les valeurs et pratiques culturelles. Contre la social-démocratie (bientôt imitée par le stalinisme), qui se présente en continuatrice des "bons" acquis de la civilisation bourgeoise, il affirme : "La bourgeoisie a légué un mauvais héritage à la classe sociale montante, au prolétariat. Dans le domaine de la culture, le prolétariat est confronté à une tâche essentielle. Il doit trouver le courage de rejeter tous les concepts bourgeois en matière culturelle, morale, éthique et esthétique."
Schwab, ancien Wandervögel ("Oiseau migrateur", pratiquant un retour à la nature), s'occupera ensuite d'architecture. En Allemagne et en Hollande, des artistes en marge comme H.Roland-Holst, Gorter ou F.Jung jouent un rôle pionnier. Ce n'est pas un hasard si F.Pfemfert, figure essentielle de l'expressionnisme, fait de sa revue célèbre Die Aktion un foyer du mouvement révolutionnaire. Citons encore Traven et son brûlot Le Briquetier, qui en décembre 1918 diffuse à des milliers d'exemplaires dans les rues de Munich La Révolution mondiale commence. (Traven participera ensuite à la République des conseils de Bavière et échappera de peu à la mort.) Il s'agit bien d'une ouverture sur d'autres exigences que l'autogestion de la production, si radicale soit-elle.
En 1920, le groupe allemand du Conseil central révolutionnaire dadaïste met au premier plan de son programme la fin de la propriété, la suppression du travail par la mécanisation, un urbanisme différent, la fusion de l'art et de la vie. Le Manifeste Art Prolétarien déclare: "Le prolétariat est un état qui doit être dépassé. La bourgeoisie est un état qui doit être dépassé. » Ajoutons une lucidité précoce alors peu répandue: "La bourgeoisie utilise l'appareil communiste qui n'est pas une invention du prolétariat mais de la bourgeoisie - dans le but de servir à la rénovation de sa culture en décomposition (la Russie )."
Mais cette exigence reste virtuelle, et demeure aux franges du mouvement "qui transforme les conditions d'existence", c'est-à-dire des masses en lutte dans l'usine et dans la rue. Pour les organisations révolutionnaires, même les artistes ralliés au prolétariat sont toujours un peu trop "artistes", et leur esthétique trop avancée. Et aux yeux des artistes d'avant-garde, les plus radicaux des ouvriers restent un peu "bourgeois" dans leurs choix esthétiques. Si Gorter est poète, c'est en dehors de ses textes théoriques, où passe peu de création poétique. (C'est plutôt chez Otto Rühle que la théorie se cherche une écriture neuve, comme dans La Révolution n'est pas une affaire de parti.) La séparation règne. Tout ce qui se veut positif, tout ce qui se fait de positif tourne finalement autour du travail. L'aspiration à d'autres formes de vie donne son impulsion souterraine au mouvement, mais ne s'y affirme pas, et ne transcende pas le caractère "ouvrier" de l'action et du programme.
Il arrive certes que le conseil soit censé dépasser l'ouvriérisme, en intégrant "tous ceux qui doivent être considérés comme des prolétaires, aussi bien la vendeuse ou le professeur que l'artiste ou l'employé." (K.Schröder, Du devenir de la nouvelle société, 1920) En accueillant ces derniers en leur sein, explique Schröder, les Unions générales du travail les uniront aux ouvriers d'usine. Position d'autant plus significative qu'elle émane du principal dirigeant du KAPD. Mais cette perspective universalise une condition prolétarienne qu'elle ne supprime donc pas, et s'en tient à la sphère du travail: la société est une société de production, et les prolétaires sont des producteurs. La critique du travail en tant qu'activité séparée (ce qui suppose une tout autre vision de la société et de la vie humaine dans son ensemble) n'émerge pas comme point spécifique, encore moins essentiel.
Ce "classe contre classe" n’ignore pas que les classes sociales, et d'abord les deux fondamentales - bourgeoisie et prolétariat – s’appuient sur des institutions, qui ont nom parlement, syndicat, parti politique, et se donne justement pour but de les combattre. Mais là elle atteint le paradoxe. Gorter, sans doute le plus "ouvriériste", inclut à juste titre le réformisme du travailleur lui-même dans les ennemis du communisme. Il aboutit non sans logique en 1923 à ranger au nombre de ces ennemis... la quasi-totalité des travailleurs du monde.De fait, dès fin 1918, les ouvriers parmi les plus enracinés dans le travail, les Délégués révolutionnaires (en particulier de la métallurgie berlinoise) refusent de rejoindre le parti communiste naissant, préférant rester au sein du parti "centriste", l'USPD, issu d'une scission du SPD en 1917. Ils passeront plus tard au PC réunifié, sans jamais faire leur jonction avec les communistes de conseils.
Ainsi, les KAPDistes situent la source révolutionnaire (et la garantie contre de possibles déviations) dans une nature ouvrière profonde dont la figure emblématique (le métallo) se dérobe à eux. Gorter approche d'une compréhension du paradoxe mais ne l'atteint pas. On ne peut lutter qu'à partir de sa propre condition, mais quand on lutte en ne prenant appui que sur elle, on la fait évoluer sans la bouleverser. Les délégués du KAPD au 3éme congrès de l'Internationale soulignent la force du capital, capable d'absorber ce que les prolétaires créent (syndicats), utilisent (élections), mais aussi ce qu'ils exigent (revendications). Après 1921, dans la phase de reflux, certains KAPDistes en viendront à mettre en cause la pertinence même de toute lutte salariale, invitant des Unions bientôt exsangues à ne mener que des actions révolutionnaires.
Il est terrible que les seuls à avoir socialement tenté de dépasser l'ouvriérisme l'aient fait sur une base nationale.
Dès 1915, dans Démocratie et organisation, Laufenberg et Wolffheim expliquent que l'Etat bourgeois ne peut être ni national ni démocratique: seul le prolétariat réalisera une république "grande allemande", c'est-à-dire fusionnant les différents pays de langue allemande (la réunion volontaire de l'Autriche et de l'Allemagne était, rappelons-le, un mot d'ordre classique de la social-démocratie). Aussi préconisent-ils une action progressive: ce n'est pas par la voie socialiste classique (parlementaire) que peut se constituer une démocratie économique, mais par les conseils administrant de vastes unions industrielles. Ils défendent donc les conseils pour des raisons fort différentes de Pannekoek ou Rühle. Les conseils sont chez eux l'instrument d'une transition non nécessairement violente, grâce au contrôle à tous les niveaux de la société par les travailleurs. Mais le travail qu'ils entendent rassembler n'a pas du tout le même sens que pour Gorter: par delà les murs de l'usine, il englobe tous les métiers et professions concourant à produire la richesse, et finalement la quasi totalité de la population, dont l'ensemble forme ce qu'ils nomment le peuple.
L'anti-capitalisme de Wolffheim et Laufenberg a eu très tôt (au moins dès 1915) une base nationale. Leur société sans classe, c'est la totalité nationale. Qu'ils se soient liés après guerre à des réactionnaires en est une conséquence non inévitable, mais logique. Vouloir une société sans classe avant la fin des classes, c'est forcément organiser par en haut la même société en y étouffant les contradictions de classe. Wolffheim et Laufenberg comptent bien parmi les promoteurs des conseils, mais comme moyen d'organiser une union des classes menée par le prolétariat, en liaison avec des groupes sociaux supposés anti-bourgeois parce que pré-capitalistes, dans l'armée notamment. Ils ont ainsi inventé un conseillisme non révolutionnaire.
Contrairement à la gauche communiste, mais conformément à la social-démocratie, Wolffheim et Laufenberg renoncent à la critique et à la destruction de l'Etat. Celui-ci, écrit Laufenberg, a deux fonctions: l'une d'exploitation, l'autre de cadre obligé de la vie en commun, et il s'agit de faire prévaloir le second rôle sur le premier. Bernstein et le révisionnisme ne disaient pas autre chose.
Wolffheim et Laufenberg, c'est le passage pacifique au socialismenational. Ils n'étaient pas les premiers à vouloir retourner la nation contre une bourgeoisie supposée affaiblie, discréditée et prête à vendre la population au capitalisme international. Dès lors leur objectif est de forger une alliance populaire, elle-même alliée à la Russie dans une guerre révolutionnaire contre la France, l'Angleterre et les Etats-Unis, pays assimilés au véritable centre du capitalisme mondial, c'est-à-dire la finance, qui serait représentée au sein du communisme allemand par Paul Levi (ex-spartakiste, dirigeant du PC et anti-gauchiste acharné), "agent financier juif international". Tout usage de l'antisémitisme (même s'il n'est pas central ici comme chez les nazis) et tout contact avec des réactionnaires (comme les deux Hambourgeois en prendront bientôt) suffisent à entraîner fort loin du mouvement prolétarien, et même chez ses adversaires déclarés. Les ennemis de nos ennemis ne sont pas nos amis. Remarquons toutefois que la stratégie de Laufenberg et Wolffheim préfigure celles que mettront plus tard en oeuvre de nombreux fronts nationaux anti-impérialistes du tiers-monde, avec le soutien intermittent des progressistes occidentaux. On ne compte plus les partis "communistes" d'Afrique ou d'Orient alliés à des militaires (y compris les plus massacreurs) au nom de la construction d'un socialisme national.
Même à une échelle réduite (cette tendance n'a jamais "mordu" sur l'ensemble du KAPD), ce remariage de la nation et du prolétaire (qui en avait divorcé dans la boue et le sang entre 1914 et 1918) est bien l'un des monstres d'une époque qui n'en manque pas. Il reviendra aux nazis d'en reprendre, tout autrement, la perspective. La communauté de travail prolétarienne solidaire prônée par le KAPD avait échoué. La communauté populaire national-bolchévik des producteurs était restée mort-née. Une communauté raciale-nationale s'imposera après 1933.
Notre choix de documents commence par la description de l'activité terre à terre d'un conseil ouvrier, et s'achève sur la fondation d'une nouvelle Internationale vouée à l'échec. La dimension du mouvement est aussi là. Les révolutionnaires n'ont pas besoin d'être glorifiés.
Rien ne serait d'ailleurs plus faux que de réduire le mouvement dont traite ce livre à un "La Révolution ou rien !" C'est justement parce que Pannekoek perçoit en 1919-20 le processus révolutionnaire, malgré les apparences, comme un mouvement de longue durée - et nous savons aujourd'hui qu'il ne se trompait pas - que seule une activité fidèle à un minimum de principes peut à ses yeux y contribuer. C'est pourquoi, en particulier, il se méfiait de la foi en un petit parti qui radicaliserait la masse (comme le grand est censé la canaliser).
Entre les textes que nous publions, les contradictions ne manquent pas, et il est tentant d'y déposer des étiquettes, parfois justes d'ailleurs: "activisme", "ouvriérisme", "anti-partisme"... autant de tendances réelles dans ce qui n'était pas un courant d'idées, mais ce que deux ou trois années cruciales dans le siècle ont fait surgir de plus vivant. La gauche communiste allemande ne faisait pas "de la politique" et ne se donnait pas " une base " de masse en gérant des revendications. C'est d'ailleurs bien pour cela qu'elle a été oubliée par l'histoire officielle, et est devenue, mais seulement ensuite, une addition de groupuscules. Son dépassement supposera rien moins qu'un autre cours historique...
La déception est le mauvais arrière-goût que laisse une conviction morte. (..) Aujourd'hui comme hier, je n'admets pas d'excuse pour ceux qui changent de conviction.
Franz Jung, Le Scarabée-Torpille, 1961
H.Laufenberg: La Révolution à Hambourg
F.Wolffheim: Organisations d'entreprise ou syndicats ?
Le Programme du KAPD
F.Pfemfert : La "Maladie infantile" et la IIIème Internationale
O.Rühle : Moscou et nous, et Rapport sur Moscou
A.Pannekoek : Appendice à Révolution mondiale et tactique du communisme
Le Programme de l'AAU-D
H.Gorter : Les Leçons des Journées de Mars
L'ensemble des interventions des délégués du KAPD au IIIème congrès de l'IC
Les Lignes d'orientation pour l'AAU-E
Les Lignes directrices de la KAI
Le recueil débute par une présentation historique de Denis Authier, contient une bibliographie et des notices biographiques, ainsi que la postface de G. Dauvé ici reproduite.
Depuis 2003, la Gauche allemande est mieux accessible en français, grâce à des republications et des sites bien documentés, notamment : reocities.com/~johngray ; collectif-smolny.org ; sinistra.net ; pcint.org ; dndf.org ; left-dis.nl (contenant les études approfondies de Ph. Bourrinet) ; et pour les anglophones : libcom.org.
Dis(Continuité) (non disponible sur Internet) a republié de nombreux textes (François Bochet, Moulins des Chapelles, 87800 Janailhac).
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