C’est peu dire que « les Gilets Jaunes » ont suscité un Niagara de commentaires et d'exégèses. Le texte qui suit expose seulement quelques points généralement sous-estimés ou négligés.
C'est l'agitation humaine,
avec toute la vulgarité des petits et des gros besoins,
avec son dégoût criant de la police...
Le mouvement des Gilets Jaunes ne s’est pas superposé à des luttes de classes qu’il serait venu affaiblir ou étouffer : il est l’effet d’une résistance prolétarienne à la fois mise en échec et persistante, et qui se défend comme elle le peut dans la confusion ambiante.
En 1995, l’offensive bourgeoise contre les retraites recule devant les grèves, notamment celle des cheminots pendant trois semaines. En 2005, « les banlieues » explosent. Quelques mois plus tard, un soulèvement de jeunes et de moins jeunes bloque le Contrat Premier Embauche, tentative de sous-payer la jeunesse salariée. Autant de batailles demi-gagnées dans une guerre perdue. Car en 2010, l’État impose sa réforme des retraites. En 2016, la Loi Travail est finalement votée. En 2017, le Code du travail est refondu. Au printemps 2018, la grève discontinue de la SNCF s’achève en défaite.
Il en résulte une perte de crédibilité des syndicats et une désaffection des partis, aggravées par un discrédit de la politique (que vaut le bulletin de vote, quand le non citoyen au Traité européen en 2005 se transforme en oui parlementaire trois ans plus tard ?).
Dans ces conditions, si personne n’avait prévu « les Gilets Jaunes », il était logique qu’une insubordination mise en échec mais obstinée rejette les institutions traditionnelles, et produise un mouvement qui n’est ni l’émanation d’une catégorie, ni même d’une addition de catégories, mais d’abord une expérience collective aussi déterminée que multiple et confuse. Son ampleur se mesure moins sur les réseaux sociaux que par les blocages de ronds-points et les manifs : entre 500.000 et un million auraient participé à au moins une action « Gilets Jaunes ».
Quant à la violence, tout le monde comprend que sans elle les Gilets Jaunes auraient obtenu moins encore que les miettes concédées par le gouvernement. Le 1er décembre 2018 comme le 16 mars, à Paris, des milliers de porteurs de gilets jaunes restaient à quelques dizaines de mètres des groupes – évidemment beaucoup moins nombreux – qui brisaient des vitrines, improvisaient des barricades et affrontaient la police. Sans y participer ni forcément l’approuver, la masse des manifestants ne se désolidarisait pas d’une violence acceptée comme compatible avec leur action, voire complémentaire.
Cette mobilisation n’a pas empêché un rapide déclin : au bout de quelques semaines, les barrages ont beaucoup diminué, privant le mouvement de sa force de frappe économique et politique. De moyen de blocage social, les ronds-points se sont transformés en lieux de rencontre, de discussion, d’auto-reconnaissance, pour des personnes souvent jusque-là sans expérience d’action collective, phénomène éminemment positif, mais avec un impact très réduit sur le fonctionnement de la société.
En même temps, la foule réunie chaque samedi démontrait une détermination à ne pas renoncer. Malgré les coups, les mutilations, les condamnations et les calomnies, les Gilets Jaunes ont continué à occuper la rue, mais leur mouvement se reproduisait sans se dépasser. La répétition hebdomadaire des manifs depuis le 17 novembre 2018 prouve aussi bien une virulence que l’étiolement d’un mouvement à la recherche de lui-même. La communauté d’action devient moyen de se perpétuer, le moyen devient sa propre fin.
Il y a eu dans le passé, en France et ailleurs, de fortes mobilisations de petits patrons, d’artisans et de commerçants, et si ces couches avaient composé la majeure partie des Gilets Jaunes, ce mouvement n’aurait pas agi de la même façon, ni n’aurait été pas été regardé et traité comme il l’est. De fait, malgré une présence notable dans les premières semaines, la très grande majorité des petits commerçants, mécontents de la baisse de leur chiffre d’affaires due aux troubles, et de l'évolution du mouvement, ont bientôt cessé d’agir en Gilets Jaunes.
Que l’on choisisse de définir le prolétaire comme celui « qui n’a que ses chaînes à perdre » (Manifeste, 1848), « le sans-propriété, le sans-réserve – et non pas le mal payé » (Bordiga, 1949), ou « celui qui n'a aucun pouvoir sur l'emploi de sa vie, et qui le sait » (Internationale Situationniste, n° 9, 1964), les Gilets Jaunes sont très majoritairement des prolétaires. En France, environ 20 % de la population active est constitué d'ouvriers et ouvrières (souvent sans le mot bien sûr) et 27 % d'employé(e)s. Les Gilets Jaunes comptent aussi beaucoup d’auto-entrepreneurs, en vérité travailleurs précaires. Au nombre d’1,1 million, la plupart gagnent un revenu à peine égal ou inférieur au Smic, sans quasiment aucune chance de devenir un « vrai » patron, celui qui embauche des salariés travaillant pour lui. Patrons, ils ne le sont et resteront que d’eux-mêmes. Les Gilets Jaunes ne sont pas les plus pauvres : ils vivent de petits revenus, rarement d’aides sociales.
Dans l’ensemble, à la différence des « gros bataillons » du salariat, ils travaillent seuls ou dans de très petites entreprises, ils sont peu organisés (et peu défendus) syndicalement, et restaient jusque-là à l’écart des actions collectives : pour beaucoup, descendre dans la rue, et plus encore bloquer un rond-point était « une première ».
Pour autant, la question n’est pas la sociologie des Gilets Jaunes, mais ce qu’ils font et quelle solution ils cherchent.
Ils se veulent « travailleurs », et non « prolétaires » : ils ne situent pas dans une confrontation entre salariat et capital. A part les riches oisifs et les chômeurs, tout le monde « travaille », et le petit libraire répète volontiers qu’il passe plus d’heures par semaine dans son magasin que sa vendeuse. Ici les seuls patrons visés sont les grands patrons, financiers, banquiers, héritiers fortunés, parasites du travail d’autrui. Une originalité des Gilets Jaunes, c’est d’être très majoritairement des prolétaires, mais non un mouvement prolétarien, au sens de réagir en exploité face à un patron (de façon réformiste ou révolutionnaire d’ailleurs).
Globalement, ce mouvement est resté à l’extérieur des lieux de travail.
Pour ceux, les plus nombreux, ayant un emploi, salarié ou non, les Gilets Jaunes se sont presque tous mobilisés en dehors de leur temps de travail. Ils n’ont quasiment pas fait grève. Sauf exceptions, ils n’ont pas incité à des arrêts de travail, et l’on compte peu de gestes de solidarité avec des grèves existantes. En retour, dans la faible mesure où quelques syndicats appuient les Gilets Jaunes, malgré de rares appels à l’action commune (« Gilets jaunes, Gilets rouges, sans gilets, même combat ! »), l’interaction est plus verbale qu’effective, parallèles qui se considèrent au mieux avec sympathie sans se rejoindre. Pas de « convergence des luttes ».
Par exemple, on a remarqué la forte présence féminine parmi les Gilets Jaunes, dans les défilés comme sur les ronds-points. Toutes ces participantes ne sont pas salariées, mais beaucoup le sont, comme il est normal au vu de la part des femmes dans le salariat. En cinquante ans, l’emploi masculin a peu augmenté (13,3 millions en 1968, 13,7 en 2017), alors que les emplois occupés par des femmes passaient de 7,1 à 12,9 millions. Un certain nombre d’entre elles ont activement manifesté et participé à des blocages, mais sans quasiment utiliser « l’arme » que donnerait leur activité sur le lieu de travail. Enrayer, voire paralyser la marche de l’entreprise (le cadre poussera-t-il tous les matins le chariot de lavage ?), de l’école, de la crèche, de la cantine, de l’hôpital, des services municipaux, aurait au moins autant d’impact économique et politique que le ralentissement des transports routiers. Quoique vigoureuse et significative, la mobilisation des femmes Gilets Jaunes reflète les mêmes limites que celle des hommes.
Osons une comparaison. Ce mouvement a un point commun avec les émeutes dites de banlieue en 2005 qui, sans s’en prendre à « la plus belle avenue du monde », ont atteint un degré d’intensité conduisant l’État à instaurer un couvre-feu dans plusieurs départements. Malgré la base sociale prolétarienne des émeutiers, et le fait qu’un certain nombre d’entre eux avaient un emploi, ils ne se sont pas liés aux luttes en entreprise, comme s’ils s’étaient battus dans la rue faute de pouvoir ou vouloir le faire au bureau ou dans l’atelier. Les grèves alors en cours dans ces zones et ailleurs sont restées séparées de l’explosion des cités.
Les émeutiers de banlieue ne formulaient aucune revendication. Les Gilets Jaunes, eux, demandent (un peu) tout. En dépit de ce qui les distingue, les révoltés de 2005 comme ceux de 2019 sont en majorité des prolétaires, et beaucoup ont un emploi, mais ils agissent hors des lieux de travail. Dans les deux cas, c’est un des effets de l’échec (pas total, mais général) des luttes en entreprise.
Lors de l’assemblée des Gilets Jaunes à Saint-Nazaire, les 6-7 avril 2019, une participante dénonçait « le mépris de classe » des gouvernants... tout en se réjouissant que cette rencontre réunisse tout le monde, du chef d’entreprise au RMIste, disait-elle. Pourtant, le patron d’une société de services, le propriétaire d’un magasin de chaussures, et l’artisan plombier qui emploie cinq ouvriers, ont au moins autant besoin de bas salaires que le PDG d’Auchan. Espère-t-on que l’État prenne en charge l’augmentation du SMIC à 1.500 ou 1.700 € mensuels, tout en baissant les impôts pour ceux qui « travaillent » (c’est-à-dire aussi les « petits » patrons) ?
La cohésion des Gilets Jaunes tient au fait d’agir comme si les classes n’existaient pas, comme s’ils constituaient un peuple travailleur légitime face à un gouvernement servant les intérêts d’une poignée d’ultra-riches, formule-titre du dernier livre de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. (La fixation sur les riches et l’ISF est d’ailleurs un éminent symptôme de myopie politique : en 2015, l’ISF rapportait à l’Etat 5,2 milliards, l’impôt sur les sociétés 59,7 milliards, mais la TVA – impôt indirect et non progressif, donc socialement le plus injuste – 184,6 milliards).
Bien qu’au fil des mois l’augmentation générale des salaires soit apparue comme une des revendications des Gilets Jaunes, leur angle d’attaque vise moins le salaire que le revenu, donc le pouvoir d’achat : l’argent, celui que l’on obtient par le travail, celui que l’on paye en impôts, et à travers l’argent, ce qu’il assure : « vie décente » et « estime de soi ». Rien d’étonnant que le revenu universel de base (RUB) ait été absent des revendications. Au contraire du RIC prôné parce que « redonnant la parole au peuple », le RUB est rejeté comme une idée venue d’en haut, une tentative de résoudre la question sociale par des aides ou des allocations. L’égalité, c’est la capacité pour chacun de vivre de son travail, salarié ou non.
Le thème de l’inégalité exprime une prise de conscience d’une réalité indéniable, mais s’en tenir là interdit de remonter à sa cause. Il se concentre sur la quantité d’argent dont dispose chacun, ce qu’il reçoit (et verse en impôts), non sur sa position, alors que la première découle de la seconde. Raisonner en termes de revenu, c’est se situer sur une échelle graduée de bas en haut avec une multiplicité de niveaux, et non en termes de groupes sociaux chacun constitué par son rôle. Les Gilets Jaunes admettent l’accumulation de richesse, et l’inégalité qui l’accompagne, à condition qu’elle reste modérée, que personne n’en soit lésé, et qu’aucune minorité n’en profite pour asseoir sa domination. Une société où nul ne serait très pauvre ni trop riche, où chacun pourrait vivre en Français « moyen », sans quart-monde, sans assistés, sans le 1% de « super-riches ».
Il n’y a pas d’autre remède à l’inégalité qu’un partage plus juste : prendre au trop riche pour donner au moyen et au pauvre. Programme de gauche, ou d’un néo-New Deal, grâce à un keynésianisme rénové, aujourd’hui rendu impossible par la puissance de la bourgeoisie, sauf immense vague de fond revendicative, ce que justement ne sont pas les Gilets Jaunes, et que rien aujourd’hui n’annonce.
« Nous sommes la mère patrie, en colère et nous avons peur pour l’avenir de nos enfants », disait un appel à la mobilisation du 6 janvier. Cette affirmation-revendication d’un peuple est dans l’esprit de l’idéologie républicaine post-1789, et réinvente en 2019 la « république sociale », dont un thème essentiel, de la Révolution française à 1848 et tout au long du XIXème siècle, est le droit au travail.
A ses beaux jours, le – pas totalement disparu – mouvement ouvrier entraînait dans son sillage une part des couches non ouvrières, assez importante pour lui assurer un appui électoral régulier, grâce aux voix de petits paysans et de ceux appelés autrefois « petits-bourgeois », et aujourd’hui « classe moyenne salariée ».
SFIO, PCF, et leurs équivalents des autres pays, rassemblaient un peuple autour des organisations du travail. Dans le quartier ouvrier, toute la population n’était pas ouvrière. Des petits commerçants, des instits, des employés formaient avec des ouvriers un milieu populaire
dont le noyau était le monde du travail industriel (exercé en usine).
Autour du PCF, « le parti de la classe ouvrière », s’agrégeait une masse « populaire », avec en prime et pour emblème le patriotisme : les congrès du PC se concluaient par les chants de l’Internationale et de la Marseillaise, et à la porte d’une usine occupée, il était fréquent de voir les deux drapeaux, rouge et tricolore. Depuis que le PC – notamment - a perdu sa force fédératrice, ces couches non ouvrières, ou non salariées, sont orphelines et s’identifient à ce qu’elles peuvent : un peuple – sans structuration par une « classe ouvrière » - uni par le fait qu’il vit en France, ce qui ne signifie pas obligatoirement une position nationaliste ou xénophobe de rejet des autres pays. L’immigration tient très peu de place dans les débats et revendications des Gilets Jaunes (au contraire du Front National/Rassemblement National dont c’est un thème essentiel, sinon le principal).
La seule identité serait donc d’appartenir à un peuple travailleur. Cela permet à beaucoup, indifférents voire hostiles aux grèves par exemple, de se reconnaître « Gilets Jaunes », et même sans participer à leurs actions de s’identifier à eux. La grève divise, or le peuple ne connaît pas de division, sinon, il n’est plus peuple, et risquerait la guerre civile.
Si politique traditionnelle, partis et même syndicats sont des facteurs de désunion, qu’est-ce alors qui réunit ? D’ordinaire, les mouvements sociaux étouffent sous les mythes (1793, 1830, 1848, la Commune, Juin 36, voire 68). Ici une référence domine : la France républicaine, la république sociale, et au lieu du drapeau rouge, le tricolore. Un peuple a besoin de figures fédératrices, et il lutte pour ses symboles. Taguer « Les Gilets Jaunes triompheront » sur l’Arc de Triomphe, c’était se réapproprier un haut lieu républicain qu’une élite aurait confisqué. A l’intérieur du monument, mutiler le visage de la statue d’une femme en colère (qui encourageait les volontaires de 1792 partant défendre la France en guerre), c’était répliquer à ce que l’on ressent comme la défiguration de la patrie par une minorité privilégiée.
Une constante de la critique radicale, c’est la valorisation des pratiques par lesquelles les prolétaires échappent aux appareils : autonomie, grève sauvage, AG souveraine, débordement des syndicats... Or, le cri libertaire « A bas les chefs ! » pourrait être la devise des Gilets Jaunes. Mais dans leur activité, l’autonomie cesse d’être une forme (nécessaire) pour devenir le contenu principal du projet, et l’auto-organisation finit par ne construire qu’elle-même. Les Gilets Jaunes organisent le mouvement des Gilets Jaunes, avec pour programme de se réunir et, dès qu’il le faut, d’agir illégalement, et pour cela affronter la police.
Depuis le début de cet essai, nous parlons des « Gilets Jaunes », et il pourrait paraître abusif d’en faire une totalité dont on ignorerait la multiplicité. Or, justement, ce mouvement, pour le meilleur comme le moins bon, tire son énergie d’une capacité à n’accepter d’autre caractérisation que lui-même pris comme un tout, et pour cela s’appelle lui-même « les Gilets Jaunes ». Contrairement à d’autres élans sociaux (la Commune ou Mai 68), celui-ci se donne un nom collectif, remarquablement choisi, car le gilet jaune, moins vêtement que survêtement (portable par-dessus n’importe quel habit, sans être contraignant comme un uniforme), et symbole de travail et de protection, résume le programme : le droit à un travail qui protège la vie de chacun(e) et de sa famille. Alors que diverses minorités, sexuelles notamment, déplorent leur « invisibilité », quelques jours ont suffi aux Gilets Jaunes pour se rendre visibles partout (en anglais, cette chasuble se dit high visibility jacket). Ainsi se définit un ensemble sans référence à une doctrine, une idéologie, un parti, un passé, rien sauf l’héritage d’une nation républicaine, que les Gilets Jaunes évitent d’expliciter, se contentant de symboles consensuels comme le drapeau français, mais sans nationalisme particulier. Peu de propos sont tenus contre l’Union Européenne ou les immigrés, et on note une présence minoritaire mais réelle de « non-Blancs » : « La fréquentation de ronds-points ou les nombreuses images qui circulent sur le net montrent que [...] la " France de l'immigration " n'est pas absente. » (Tristan Leoni)
Les seuls à développer des théories sont des intellectuels ou des militants, mais ils restent en marge, privés de rôle dirigeant. Le seul thème qui ait un écho semble celui de la démocratie directe de base, sans débouché politique électoral ou de parti : le RIC offre un objectif rassembleur idéal, presque trop beau, assez lointain pour ne susciter aucune dissension puisque « les Gilets Jaunes » ne sont pas près de pouvoir l’imposer.
Nous écrivions en 2003 :
« [..] le potentiellement subversif Tous ensemble s’est dégradé en simple solidarité, où s’ajoutent des catégories maintenues comme différentes. La coupure entre le travail salarié et le reste de la vie, coupure fondatrice de toutes les autres, est alors perçue comme dépassable à condition de donner au salariat tous les droits qu’il mérite. L’inacceptable n’est plus la condition salariale, mais son mauvais traitement [..] le mouvement ne fait pas apparaître ce que partagent le cheminot, la postière, l’employé du privé, l’ouvrière, l’instituteur, etc., c’est-à-dire ce qui organise leur vie à tous : le salariat. Les catégories n’ont pas l’expérience pratique de ce sur quoi elles peuvent s’unifier pour s’en débarrasser. »
Bien qu’ils se veulent étrangers à tout parti, et n’aient envie ni d’en rallier ni d’en construire un, les Gilets Jaunes redécouvrent des pans entiers d’un réformiste dont ils dénonceraient l’insuffisance s’ils s’en préoccupaient, mais cela supposerait de faire un bilan du mouvement ouvrier, syndical, politique..., critique contradictoire avec le souci de rassemblement populaire qui les anime.
En effet, si, à la différence des Gilets Jaunes, le mouvement ouvrier – au sens le plus large – s’enracine sur les lieux de travail, dans l’immense majorité des cas, lui aussi réduit la bourgeoisie aux « grands bourgeois », à « l’oligarchie financière », et le capitalisme aux « trusts », aux « 200 familles », aux « monopoles ».
De plus, le mouvement ouvrier aussi revendique davantage d’argent et, sans remettre en cause l’exploitation, agit au niveau de la répartition, L’apostrophe d’une initiatrice des Gilets Jaunes, demandant « Qu’est-ce que vous faites du pognon ?! », faisait involontairement écho au slogan du PCF : « Récupérons l’argent ». Le réformisme contemporain a au moins le mérite d’une certaine franchise : « Partageons les richesses » est devenu le mot d’ordre commun aux ex-staliniens, aux ex-trotskystes, aux... etc.
Quand le salarié échoue à obtenir un meilleur salaire à « sa source » (là où se reproduit le rapport capital/travail) par une lutte contre un patron, la revendication se porte là où ce rapport aboutit : à l’argent, qui a en commun d’être gagné par le patron boulanger comme par sa vendeuse, reçu par l’aide-soignant, perçu par le bénéficiaire du RSA et la chômeuse, versé à l’agent EDF, l’artisan coiffeur ou la prof d’université retraitée, qui tous et toutes participent à la circulation de cette masse d’argent.
Coïncidant avec une diminution des dépenses dites sociales, l’augmentation de la pression fiscale a aujourd’hui pour effet de rassembler des catégories hétérogènes autour d’une rébellion, qui s’en prend à l’Etat tout en lui demandant de jouer ce qui pour la masse des Gilets Jaunes serait son « vrai » rôle : représenter et protéger.
Donner priorité au revenu, c’est une orientation politique. Pour le salarié, l’argent résulte de son travail, pour le patron il résulte du travail du salarié, mais pour tous les deux, les sommes dont ils disposent dépendent aussi de ce que l’État leur prend et leur redistribue. Le propriétaire du grand café comme le plongeur estiment payer trop d’impôts pour ce que l’État leur donne en retour.
Placée au niveau du pouvoir d’achat, la revendication fédère des mécontentements, et sur cette base recrée même ce qu’il est convenu d’appeler « du lien social ».
Certes ce thème unificateur, qui fait se rejoindre sur le barrage au rond-point de la N 31 le petit commerçant et la salariée précaire, est contradictoire : la hausse de salaire de le seconde nuirait au premier. Si le mouvement supporte cette contradiction sans en éclater, c’est qu’il ne vise pas le rapport social capitaliste. Ignorant l’exploitation, les Gilets Jaunes souhaitent atteindre leurs objectifs par une pression non sur les patrons, mais sur la puissance publique. Exploités ?... « Nous » le serions un peu tous, et finalement nous serions surtout exploités par l’Etat. Si le but est un juste « partage des richesses », c’est à l’Etat de faire respecter l’égalité devant l’impôt (« Que les gros paient gros, et les petits paient petit »), et de modérer la concurrence : le fisc appliquera des taux équitables, et l’on obligera Carrefour à payer le producteur de lait à un juste prix.
A la revendication initiale (moins de taxes), s’est très vite ajoutée celle d’une augmentation des
bas salaires : mais de qui l’exige-t-on ? D’un Etat qui est autant un interlocuteur qu’un adversaire, et dont on espère la rénovation, par exemple grâce au RIC.
A la grande différence du réformisme classique, les Gilets Jaunes refusent toute médiation, celle issue de leur sein (ni leaders – tout juste des porte-parole – ni prolongement électoral) comme celles extérieures, syndicales et politiques. Ce « soulèvement citoyen » se veut quasiment extérieur à tout... sauf à lui-même : « Pas de syndicat/Pas de politique/Juste le peuple », lisait-on sur une pancarte. Les Gilets Jaunes exigent un changement profond sans s’en donner les moyens, puisque ni l’amélioration réformatrice ni le bouleversement révolutionnaire ne sont à leur programme. Littéralement, ils veulent l’impossible.
L’État et ses soutiens ont quand même été sidérés par l’irruption et la détermination des Gilets Jaunes : les dominants ont toujours du mal à croire les dominés capables de révolte. Mais sur le fond, le gouvernement garde le cap. Finis les gouvernements de droite obligés par la grève de reporter leurs réformes (Juppé, 1995), ou par la rue de renoncer au Contrat Première Embauche (Villepin, 2006). Finis aussi les gouvernements de gauche appliquant des mesures anti-ouvrières tout en proclamant que leur « véritable adversaire », « c’est le monde de la finance ». En France depuis 2017, clairement, « le gouvernement moderne n'est qu'un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. » (Manifeste, 1848)
Même devant des propositions poliment modérées, le chef de l’État maintient sa ligne : développer « le capital productif », être compétitif dans la concurrence internationale, tout en lâchant – c'est une prudence minimale – quelques concessions (plus quand même que n’ont obtenu les luttes syndicales ces dernières décennies). Paradoxe d’un mouvement profond et dynamique confronté à un pouvoir qui a plus d’une raison de se croire actuellement le plus fort. Rétablir le fameux ISF n’aurait pas ruiné les bourgeois, et (un peu) apaisé le menu peuple, mais symboliquement ils y tiennent : céder serait signe de faiblesse. Qu’ils soient calculés, prémédités ou non, les propos méprisants et répétés du chef de l’État sont logiques dans la bouche du représentant d’une classe qui domine la situation, et n’a pas peur de le faire savoir.
De crise gouvernementale ou politique, il n’y en pas en France, pas aujourd’hui. Macron a certainement profité d’une conjecture favorable (déconfiture à gauche et affaiblissement à droite dû au « scandale Fillon »), mais la venue au pouvoir d’un tel personnage est une étape – pas inévitable, rien n’est écrit d’avance – de la normalisation libérale d’un pays capitaliste quand la bourgeoisie triomphe comme elle le fait depuis trente ans. Si elle recule, c’est un pas en arrière, et deux en avant.
Les Gilets Jaunes ont la force du « travail du négatif »: l’avancée de l’histoire, ses grandes mutations ne sont produites qu’à travers des oppositions violentes, à la fois déchirantes et, faute de débouché immédiat, qualifiées d’absurdes par les tenants de l’ordre.
Mais le mouvement des Gilets Jaunes est négatif aussi vis-à-vis de lui-même : il refuse de se donner les moyens de ses objectifs.
En cela il est original, et sans doute irrécupérable, quel que soit le gain électoral qu’en tire le Rassemblement National. Mais qui avait profité électoralement de mai 68 ? D’abord la droite gaulliste, ensuite brièvement le PCF (élections présidentielles de 1969 : PCF 21 %, SFIO 5 %), enfin le PS nouvel avatar du socialisme de gouvernement. La victoire mitterrandienne de 1981 ne « révélait » pas le sens de 1968. Ce qui sort des urnes après un puissant mouvement social reflète au moins autant sinon plus ses limites – et sa défaite – que son sens profond. Et le FN/RN n’a pas attendu les Gilets Jaunes pour progresser.
Celles et ceux qui se sont appelés « Gilets Jaunes » n’ont pas innové électoralement. En mai 2019, délaissant les listes qui se réclamaient de leur mouvement, ils ont en gros voté comme ils le faisaient auparavant, une partie pour le Rassemblement National, d’autres, assez nombreux, en s’abstenant. En France, le « 1er parti ouvrier », c’est l’abstention. Celle-ci avait atteint un record aux présidentielles de 2017, mais les ouvriers y étaient abstentionnistes à 69 %, les employés à 65 %, et les cadres seulement à 50 % : plus le revenu est faible, moins on vote.
Le relatif « apolitisme » des Gilets Jaunes les protège d’une récupération, et en même temps prive leur action d’effets réels, car il n’y aurait pour cela que deux solutions : tout changer (révolution), ou obliger les pouvoirs publics à changer de politique (réforme), or les Gilets Jaunes ne s'engagent dans aucun de ces deux voies. Le mouvement tourne sur lui-même, et longtemps a poursuivi son élan, à preuve les émeutes du 1er décembre et du 16 mars, mais une émeute ne suffit pas à renverser la vapeur.
Il est d’ailleurs aussi faux de parler de « guérilla urbaine » que de situation « pré-insurrectionnelle ». L’émeute va vers l’insurrection quand, pour renverser et/ou prendre le pouvoir politique, elle recourt à des armes dont seul l’État détient l’usage légitime : au Moyen Âge, des haches, des piques, des arcs, etc. ; à l’époque moderne des armes à feu. Ce qu’ont fait les Gilets Jaunes depuis novembre 2018 n’a pas approché ce niveau de violence.
Dans ces conditions, la perpétuation d’un mouvement déclinant pouvait difficilement éviter que son effort de clarification se fasse par le plus petit dénominateur commun : revendiquer une vraie démocratie. Avec ou sans manipulation de gauche ou gauchiste, l’ « assemblée des assemblées » de Commercy (janvier 2019), puis celle de Saint-Nazaire (en avril) ont exprimé le maximum possible en ce moment par les Gilets Jaunes : une désaffection générale des institutions publiques et des partis existants au profit d’une politique à la base : contre la représentation, la participation; contre le parlementarisme, la démocratie directe; contre l’Assemblée Nationale, des milliers de collectifs fédérés.
La persistance du mouvement, et aussi son surplace, favorisent sa politisation, mais celle-ci, extérieure et artificielle, ne concerne que sa surface. Les mêmes forces réformatrices qui avaient tenté sans grand succès de s’accrocher à Nuit Debout sont encore plus marginalisées par des Gilets Jaunes qui se défient de tout programme raisonnable. Au mieux, les efforts pour capitaliser sur eux produiront de nouvelles vedettes et des succès de librairie. Serge Halimi, directeur du Monde Diplomatique, disait juste en parlant d’un soulèvement « culturellement étranger à la plupart de ceux qui font ce journal et de ceux qui le lisent » (janvier 2019). Ce mouvement est à la fois trop vaste, hétérogène et contradictoire pour qu’un parti ancien ou nouveau vienne lui imposer une cohérence, une identité. Les seuls porte-parole tolérés le sont parce qu’ils surfent sur la vague mobilisatrice sans proposer grand-chose qui ressemblerait à une ligne politique, encore moins à une perspective électorale.
La gauche reste d’ailleurs d’autant plus hors-jeu qu’elle s’affirme résolument du côté de l’ordre (de même tous les syndicats, dont la déclaration commune du 6 décembre prône « dialogue » et « écoute » mais dénonce « toutes formes de violence »). Ni la France Insoumise, ni le RN, ni les Gilets Jaunes eux-mêmes, ne donneront au mouvement un prolongement politique direct.
Si la révolte des Gilets Jaunes n’a quasiment pas suscité d’arrêts de travail, s’ils ont très rarement appelé salariées et les salariés à la grève, c’est que pèsent encore sur les comportements et dans les têtes trente ans de défaite, que ce mouvement ébranle sans en inverser le cours. Et les appels à une grève générale, lancés dans l’espoir d’élargir le mouvement, n’avaient aucune chance d’être entendus.
Des centaines de milliers de personnes se sont auto-organisées, ont désobéi, refusé de céder devant la répression, ont cessé de respecter un commissariat, un ministère, une mairie ou une préfecture, n’ont plus eu peur de l’État. Mais l’histoire n’est guère bonne pédagogue : un mouvement social d’ampleur ne se développe pas comme une école où l’élève progresse par étapes grâce à ses réussites, ses échecs et sa propre réflexion sur ses expériences. Cette révolte est une déchirure, un coup de boutoir qui stupéfie aussi celles et ceux qui l’ont donné. Ce qu’il restera des Gilets Jaunes ne dépend pas d’eux.
G.D., juin 2019