Ce que nous voulons: Rien (à propos des émeutes dites de banlieue) (2006)

Répression de proximité      

     Le démocrate diagnostique toujours un déficit de démocratie là où il y a un élément constitutif de la démocratie. Quand le pouvoir instaure un état d’urgence et un couvre-feu conformes aux lois votées par des assemblées élues, il ne nous traite pas en indigènes d’une colonie, mais en citoyens d’une démocratie. Nous ne vivons pas dans l’Algérie de 1955. Malgré les multiples contrôles d’identité, la chasse au faciès et le racisme policier quotidien, Clichy-sous-Bois ne ressemble pas aux bidonvilles de la région parisienne en 1961. C’est la citoyenneté du Lillois ou du Brestois aujourd’hui qui implique de lui imposer des mesures liberticides légales.

     Il n’y a aucune modération dans le fait que seuls quelques départements aient appliqué le couvre-feu, ni qu’il ait été bientôt levé. A la différence de la dictature, la démocratie ne recourt à la force que là, où et tant qu’il le faut, sans état d’exception permanent. Il lui suffit d’une normalité qui prévoit et installe l’exception dès qu’elle en a besoin.

      A ses débuts, la démocratie bourgeoise réprimait manifestations et grèves à coups de fusils. C’est la troupe, donc des conscrits, qui tirent sur une foule ouvrière à Fourmies en 1891 (9 morts), et paysanne à Narbonne en 1907 (5 morts). Ce sont eux aussi qui la même année se mutinent face aux vignerons du Midi. Depuis, la création de corps spécialisés a permis une riposte graduée adaptée à chaque niveau de désordre : de l’intervention pour faire peur (éventuellement assistée de psychologues), à l’emploi des blindés légers de la gendarmerie. Dans tous les pays modernes, de plus en plus de policiers sont équipés et agiront comme des militaires.

     Aucun pouvoir ne le remet en cause. Quel que soit leur parti, les maires concernés par les troubles ont tous approuvé et appliqué dans leur commune l’état d’urgence. La politique près de chez vous, politique de la piste cyclable, exige d’abord de dégager la rue. L’opinion se félicite qu’il y ait eu peu de morts : le jour où il le faudra, ils seront aussi nombreux qu’aux Etats-Unis. Ce que pensent la classe politique comme la « société civile », c’est le député-maire  PCF de Vénissieux qui le résume le mieux : « rétablir l’ordre est la priorité ».

          L’histoire est violente

     L’explosion d’une fraction de la jeunesse la plus démunie réfute le mythe d’une passivité généralisée et contredit le pacifisme ambiant.

     Qui n’a jamais ressenti le désir de  tout casser – au risque de s’y perdre – ne changera jamais le monde ni lui-même. Le refus par principe de la violence vaut acceptation de ce qui existe. Avant de déplorer l’incendie d’un centre socio-culturel, on peut demander quelle socialisation et quelle culture il apportait à ceux qui l’ont réduit en cendres.

     Aucune violence n’est positive ni négative en elle-même.

     A lui seul, aucun élément ne fait d’un événement, voire d’une lutte, un pas vers l’émancipation humaine. En 1922, des mineurs sud-africains se sont battus armes à la main contre la police. Les 230 morts qui en ont résulté ne prennent de sens que par rapport à la cause pour laquelle ils sont tombés : protéger leur emploi de Blancs contre le projet de les mettre en concurrence avec des Noirs, que jusqu’alors la mine n’embauchait pas. Une catégorie de travailleurs se défendait contre le patron en luttant contre une autre catégorie.

     En novembre 2005, en France, il ne s’agit pas d’une défense, seulement d’une réaction. C’est pourquoi les affrontements directs avec la police ont été rares. Des manifestants résolus à occuper une entreprise, un bâtiment public ou la rue finissent tôt ou tard au contact des forces chargées de les en empêcher. Dans le cas présent, les jeunes brûlaient ou cassaient, tentaient d’échapper à la police, sans lieu à occuper ni rien à prendre.

     Parce que leur violence ne trouvait d’autre objectif que ses propres éclats, elle récusait toute politique, donc toute récupération. Ceux qui ont un pouvoir sont restés sans pouvoir devant une éruption qui révèle leur vacuité. Partis, syndicats et associations réclament plus de profs, d’éducateurs, plus de terrains de sport, plus de ce qui existait déjà et qui a abouti à ce que nous avons vu. A aucun moment la gauche n’a présenté une solution alternative à celle de la droite.

      Mais le vide est présent aussi dans l’attitude des populations de ces quartiers, en tout cas dans leur expression publique. « Mort pour rien », lisait-on sur les T-shirts lors des manifs locales après la mort des deux électrocutés. On ne les transformait pas en martyrs d’une cause. Il n’y a plus de cause, rien que des victimes. La réaction a été la même devant l’homme tué pour avoir photographié un lampadaire. Accident, meurtre, bande, police, tout relèverait de l’absurde, d’un tragique social sans autre explication que l’injustice, le racisme et l’intolérance.

      Du danger d’une « underclass »

      Ce n’est pas le degré de violence, mais ce qu’elle met en jeu, qui incite une société à jouer avec ses peurs. Toute émeute rend visibles des fractions de la population généralement absentes de l’univers mental des « possédants » et de ceux qui pensent et écrivent pour eux. Autre chose est le résultat de cette visibilité intempestive. L’incendie du Palais de Justice de Rennes (qui plus est, monument historique) par des marins pêcheurs, le 5 février 1994, n’a pas reçu le même traitement ni provoqué les mêmes émotions que quelques dizaines de milliers de carcasses automobiles en 2005. Le geste de ces Bretons a bénéficié d’une compréhension dans la région, et même d’un certain soutien. La révolte des artisans pécheurs pouvait être apaisée par des subventions, mais surtout elle faisait surgir un passé qui inspire sympathie et nostalgie. Les jeunes des cités incarnent l’extérieur d’un monde qui n’a rien à leur donner qu’une consommation de pauvre.

     L’immense majorité des sociétés ont leurs exclus, mais la nôtre produit régulièrement une partie de la population comme sur-numéraire, superflue par rapport à sa logique sociale :  fabriquer et vendre au meilleur coût, donc embaucher le travail le mieux productif, et ne pas embaucher le travail dont le capital (provisoirement peut-être) n’a pas besoin. Auparavant, en cas de disette, les plus fragiles pouvaient être balayés : un million et demi de morts en France en 1693-94, autant qu’en 1914-18 pour une population deux fois moindre. Dans le capitalisme développé, ce n’est plus la pénurie de nourriture ou de logement qui exclut, mais l’incapacité de se vendre.

     Depuis près de deux siècles, la société moderne a dû gérer une population, d’ampleur variable mais périodiquement renaissante et souvent turbulente, d’inemployables durables, sinon à vie. Tant qu’ils restent dans leurs quartiers, la charité publique et privée aide à organiser leur survie. S’ils s’agitent ou, pire, en sortent, on leur envoie la Garde Nationale.

     Qu’il soit dirigé par des bourgeois victoriens, les managers du Welfare State ou les libéraux contemporains, l’Etat n’a ni vocation ni mission à tout intégrer ni apaiser. Le grand pompier social n’intervient qu’en cas de risque d’incendie généralisé. Mais ce qui est intenable à terme pour les intérêts du capitalisme, c’est de laisser pourrir une marge permanente, auto-reproduite, bientôt héréditaire, contradictoire avec la mobilité nécessaire à la valorisation. Le capitalisme ne saurait être une société de castes.

     La Sociale et l’a-social

     Les pouvoirs en place ou aspirant à une place déplorent la déconfiture « du lien social ».

     Beaucoup de liens sociaux se combinent pour former une société. Mais si le mot a un sens, LE lien social ne peut être que celui qui domine : dans la société du capital et du salariat, ce sont le capital et le salariat.

     Regretter le délitement de relations (entre les classes et entre les hommes) qui ont produit et produisent tant de malheurs et d’horreurs, c’est croire possible de garder les bons côtés du monde actuel en se débarrassant peu à peu des mauvais. Mais personne n’a encore trouvé le moyen de séparer le bon grain (l’allongement de la vie, la possibilité d’écouter Mozart chez soi…) de l’ivraie (l’aliénation, la misère…). Une richesse faite de pauvreté n’en est pas une, et gâte l’espérance de vie et la musique.

     Ce lien social si précieux, auquel des décervelés porteraient un nouveau coup, n’a pas empêché deux grandes guerres, beaucoup de petites, la venue du nazisme, l’acceptation des atrocités coloniales, la paupérisation périodique de la majorité, pas plus qu’il n’empêche  l’alcoolisme du samedi soir ou la télé-réalité. Au contraire, il accompagne tout cela. Il est tout cela.

     Le problème révolutionnaire n’est ni d’œuvrer au chaos (d’autres forces s’y emploient suffisamment), ni de recoudre un tissu social déchiré. Il ne s’agit pas d’accélérer ou d’éviter une désocialisation, mais de fonder sur la désagrégation et le dérèglement une autre socialisation.

     Il est sûr qu’une société endormie tourne le dos à toute révolution. Il est sûr aussi qu’une société désintégrée par la guerre totale, une catastrophe, une dépression pire que 1929 ou tout autre facteur, se décompose en individus et en clans que réunissent de nouveaux micro-pouvoirs, en attendant l’avènement d’un Etat, et ne connaîtra non plus aucune révolution (le Liban après 1975, et la Yougoslavie après son éclatement, illustrent cette seconde situation). En dehors de ces deux extrêmes, et à partir d’une « baisse tendancielle du lien social » inscrite dans l’évolution capitaliste, et aggravée en temps de crise, comment produire un autre lien social ? A partir des solidarités nées de la résistance du travail au capital, comment dépasser à la fois le capital et le travail ?

     (Avec ceux pour qui la question ne se pose pas, discuter est inutile. Avec ceux pour qui viendrait une période historique posant d’elle-même la question, discuter est impossible.)

      Les émeutes de 2005 forcent à s’interroger sur la communauté ou la non-communauté d’intérêt et d’action entre les différentes « figures de la classe ». Quand une société entre en crise sous le double choc de luttes revendicatives dures et de la panne économique, comme dans les années 1970, les liens sociaux dominants se disloquent et de nouveaux commencent à se former. Les barrières se lèvent entre l’embauché et le chômeur, l’ouvrier et l’employé, le salarié et la femme au foyer, celui qui travaille et celui qui suit des études, le « national » et l’étranger, l’honnête travailleur et le petit délinquant. Bien que la conscience y joue un rôle, ce processus découle surtout de la capacité des exploités « de base », par leur action, et non sans violence, à entraîner d’autres catégories, compris une partie des couches « moyennes ».

     C’est l’enjeu de cette composition (décomposition, ou recomposition) que mettent dramatiquement en lumière les feux de 2005.

     En particulier, le rapport homme/femme. Un mouvement social se juge lui-même à sa façon de traiter ou d’ignorer le lien entre les sexes : que presque aucune femme n’ait pris part aux événements en souligne la limite.

     Il en va de même des relations enfant/parent, et jeune/adulte : une période de remise en cause est aussi une rencontre entre générations, un conflit fécond entre ce que l’on prenait à tort pour « l’irréalisme » de la jeunesse et « l’expérience » de l’âge.

     Autre exemple :dans les transports publics, les salariés et/ou grévistes, et ce qu’il est convenu d’appeler les usagers, peuvent s’ignorer, s’opposer ou se rejoindre. Le cheminot en grève et le salarié bloqué sur un quai ne se rencontrent qu’autour d’une perspective  commune, si la lutte du premier, en dépassant la défense de sa catégorie, provoque une situation où se retrouvera le second, lui-même engagé dans une action qui crée d’autres priorités que d’arriver à l’heure à son travail. (On en lira une illustration dans l’extrait de l’IS reproduit plus loin.) 

     Comment les prolétaires produisent-ils, maintiennent-ils ou perdent-ils leur communauté ? Nous n’en aborderons ici que trois dimensions :

le rapport entre national et étranger ;

le rapport entre travailleur et chômeur ;

le rapport entre salarié « honnête » et délinquant.

         National et étranger : de la classe à l’ethnie 

      Puisque tout désormais est voué à la « déconstruction », dans vingt ou trente ans, des chercheurs étudieront comment, vers la fin du 20e siècle, alors que la classification en races se voyait disqualifiée, l’ethnie accédait au rang de facteur explicatif éminent dans le discours politique et scientifique. Qu’il éclate en Palestine, dans l’ex-Yougoslavie, au Rwanda ou dans les Midlands, tout conflit est renvoyé à une dimension ethnique présentée comme déterminante.

        Le capitalisme intègre et désintègre, unit et sépare, égalise et hiérarchise. Fin XIXè, dans le Midi, des Italiens ont subi de véritables chasses à l’homme. Longtemps la main d’œuvre polonaise importée dans le Nord a vécu à l’écart. Aux Etats-Unis, des batailles rangées ont opposé immigrés anciens et récents, aussi bien que Noirs et Blancs, comme à Detroit en 1942. Au milieu des années 1960, la fac de Nanterre était à quelques minutes à pied du bidonville algérien. Chaque fois les derniers arrivés sur le marché du travail sont les plus vulnérables, et les plus rejetés par les prolétaires mieux lotis. En février 1962, 500.000 personnes suivirent l’enterrement des huit manifestants français tués par la police au métro Charonne. Quelques mois plus tôt, le massacre de deux cents Algériens par la même police le 17 octobre 1961 n’avait mobilisé qu’une poignée de militants, et seuls quelques journaux (aussitôt censurés ou saisis) s’en étaient fait l’écho.

     A terme, pourtant, les exclus s’insèrent, y compris dans la vie politique, beaucoup d’ouvriers italiens et espagnols par exemple à travers le syndicalisme et le stalinisme. Chez Renault, les Algériens, tout en participant à l’action du FLN, ne restaient pas extérieurs aux conflits dans l’usine, les articles de D. Mothé dans Socialisme ou Barbarie le montraient bien. Depuis, dans le logement et grâce à l’école, une minorité des Maghrébins a fini par s’intégrer. La nouveauté, c’est qu’une partie de la population française se vit et est vécue comme étrangère dans le pays dont elle a, parfois de longue date, la nationalité. En 1960, l’OS nord-africain espérait quitter son bidonville et son foyer, et rentrer « chez lui ». Quoique le Beur de 2006 souffre évidemment d’un legs colonial, il n’est ni indigène ni immigré, car il n’a d’autre pays que la France. Sa couleur de peau et son nom ne font qu’ajouter une discrimination à sa dépossession.

     L’immigré n’introduit pas automatiquement un ferment de contestation dans le pays où son premier objectif est de se faire accepter. Mais son extériorité lui permet un comportement et un regard moins englués dans les habitudes et les inerties des « nationaux ». L’intégration plus ou moins profonde du travailleur immigré, et sa participation aux combats des prolétaires autochtones, dépendent avant tout de la dynamique du pays d’accueil.

     L’ethnie ne devient réalité sociale significative que lorsque d’autres réalités sociales lui cèdent la place. En 1968 et autour de ces années, même là où le patronat tentait de diviser les ouvriers par le racisme, comme chez Simca ou Citroën, il y réussissait assez peu.

     L’élan revendicatif déclinant, des grèves à Citröen (Aulnay-sous-Bois) après 1980 ont juxtaposé sans les unir Maghrébins et Noirs d’Afrique, les seconds reprochant aux premiers leur passé esclavagiste. Ce n’est pas le choc du chômage, c’est l’échec des luttes, dans l’usine et ailleurs, le déclin de communautés solidaires mêlant Français et étrangers, et la perte de l’identité ouvrière, qui ont entraîné un repli sur soi, et sur une appartenance à une entreprise, à une naissance ou à une religion. Réduit à sa plus simple expression, lui-même, l’individu va vers la communauté qui lui reste. Pourquoi les Pentecôtistes se sont-ils développés en vingt ans au point de compter entre 300 et 500 millions de fidèles ? Pourquoi est-ce le Hamas, et non un parti laïc, qui a progressé en Palestine en créant un vaste réseau d’entraide et d’assistance ?

     En complément de la quête identitaire, et à la différence de 1930 ou 1960, l’anti-racisme devient une composante obligée de l’idéologie dominante. L’affirmation de la supériorité des Blancs, qui voici cinquante ans figurait dans les manuels scolaires, est maintenant un délit. L’Etat à la fois impose le couvre-feu et, par la voix de son chef, proclame le droit égal de chacun, quelle que soit son origine, à vivre au sein de la République française.

     Dans les émeutes de fin 2005, même si des « Noirs » (parfois aussi des « Asiatiques ») semblent avoir été plus actifs que les « Arabes », eux-mêmes plus nombreux que les « Gaulois »,  comprendre l’événement suppose le refus de mots que l’on prend pour la définition d’un phénomène dont ils donnent à peine une description. Il en va de même du terme de bande. Comme une secte est une Eglise qui n’a pas réussi, et une entité terroriste un parti dont la violence n’est pas reconnue légitime, une bande est un groupe trop faible pour se faire accepter par la société.

     Parler de ghetto est tout aussi mystificateur. Un ghetto est mono-ethnique, Harlem par exemple, ce que ne sont jamais les cités en France. Le ghetto évoque l’exclusion la plus extrême, et remet en mémoire l’extermination des Juifs en 1939-45, dans les ghettos de Pologne où la mort lente était l’antichambre de la mort industrielle en camp. La comparaison implicite fausse la compréhension : dire une horreur avec les mots d’une autre, surtout quand les deux sont si éloignées, c’est brouiller le sens de l’une comme de l’autre.

     Voilà encore un mot dont la généralisation brouille le sens. « Ghetto de riches » est une contradiction dans les termes. L’habitant d’un ghetto a du mal à en sortir : ce n’est pas le cas du propriétaire d’un bel appartement de Neuilly. Mais ce que suggère le ghetto, à juste titre, c’est l’absence de mixité sociale. En général, les ouvriers habitent des quartiers ouvriers, les bourgeois des quartiers bourgeois. Sinon, pourquoi parler de ceinture rouge ? Quand des Français capables de quitter leur HLM sont remplacés par des étrangers incapables de trouver mieux, de très pauvres se substituent à de moins pauvres. Chacun cherche à se loger en fonction de la tête de ses voisins, de leur mode de vie, de leur origine. Le même Parisien qui apprécie le multiculturalisme « gentrifié » du Belleville d’aujourd’hui n’aurait guère envie d’habiter une tour de la cité Balzac à Vitry.

     Dans les faits, les « bandes » émeutières mêlaient Maghrébins, Noirs et Blancs, ces derniers minoritaires, quoique souvent majoritaires dans le Nord, à Amiens notamment. Le condamné à la peine jusqu’ici la plus lourde porte un nom flamand.

    Travailleur et chômeur : le déclin du grand intégrateur

     Novembre 2005 n’a pas été uniquement le fait d’exclus du travail. Si une partie des émeutiers était âgée de 13 à 18 ans et peu ou mal scolarisée, une autre partie, probablement aussi nombreuse, se composait de jeunes adultes voués au travail précaire. Citroën (Aulnay-sous-Bois) et les entrepôts de Garonor ne sont pas les seules entreprises à recruter dans les cités des alentours, généralement en intérim. Il n’y a pas là un désert social soumis à la misère et au racket. Les associations y sont nombreuses, et le taux de création d’entreprise supérieur à la moyenne nationale, comme dans certains ghettos américains, grâce aux avantages qu’apporte le statut de zone franche. Une entreprise au moins a brûlé pour avoir perçu des subventions en oubliant la contrepartie : employer une main d’œuvre locale. Ces quartiers (en particulier les lycées professionnels) se sont d’ailleurs fortement mobilisés contre un « SMIG jeune » dévalué (manifs anti-CIP, 1994).

      Sans être typique, l’itinéraire de Mbar n’a rien d’exceptionnel : âgé de 26 ans, vivant avec sa femme et son enfant, peu qualifié malgré diverses formations, il a exercé plusieurs métiers, y compris celui d’éducateur, et choisit de se joindre aux plus jeunes pour brûler poubelles et voitures.

     Mbar et ses copains révèlent la crise du travail. Si le travail devenait inessentiel, rien n’empêcherait d’occuper les désoeuvrés à l’aide de petits ou de faux boulots, assortis de pain (avec un hamburger dedans) et de jeux (vidéos). Mais il ne suffit pas d’accorder à chacun une part de consommation. Ce n’est pas de misère matérielle que souffre le plus le chômeur durable de 2006. Comparé à celui de 1930, en général, il a de quoi se nourrir, se loger, se chauffer, s’habiller, se distraire. Mais s’il remplit mieux son ventre qu’en 1930, il ne remplit pas mieux son temps qu’en 1930. Car à la différence de la plèbe romaine, le prolétaire moderne se définit par le travail, et la vie du chômeur reste marquée par l’emploi qu’il n’a pas. 

     Quoique vivant en foyer ou dans un bidonville, l’OS algérien de 1960 était intégré, car mêlé aux ouvriers français, portugais,… Aujourd’hui ses enfants ou petits-enfants sont pleinement dans la société française, côtoient des « de souche » à l’école, au supermarché et dans la rue, et portent les mêmes vêtements que les jeunes de leur âge. Mais partager une musique ou vibrer en commun pour une compétition sportive ne rassemble que le temps du spectacle. La fête ne constitue pas la communauté, elle la manifeste seulement. La liesse populaire au soir de la victoire française au football en 1998, célébrée comme l’avènement d’une société multi-ethnique, post-raciste et tolérante,  était parfaitement compatible avec le score de Le Pen au premier tour des présidentielles de 2002. On dit qu’entre un et deux millions de personnes ont fait la fête cette nuit-là : nombre de ceux qui dansaient et riaient aux côtés de Maghrébins ou de Noirs n’ont vu aucune contradiction à voter quatre ans plus tard pour un raciste. Comme la télé, le sport réunit sans unir. 

      La grande entreprise, rassemblant en un même site plusieurs centaines ou plusieurs milliers de personnes, mettait côte à côte ouvriers, employés, ingénieurs, d’âge, d’origine et de qualification différente. Elle créait un lieu de rencontre et de conflit entre travail et capital, comme entre prolétaires : car c’est là aussi que se forme une communauté, par proximité et confrontation à l’intérieur des prolétaires.

     Non seulement les grandes usines encore en activité ont réduit leurs effectifs (50.000 personnes chez Fiat à Mirafiori il y a trente ans, 7.000 aujourd’hui), mais celles qui subsistent ou qui naissent se scindent en unités de taille réduite. L’effectif moyen des entreprises françaises aurait diminué d’un tiers entre 1980 et 1995. Or il est plus facile à vingt salariés de faire barrage devant un portail d’entrée qu’à deux de bloquer une porte, même petite. La composition de la main d’œuvre devient plus homogène : si le gardiennage recrute une forte proportion de Noirs et de Maghrébins, on en compte peu dans l’informatique. Avec l’externalisation, ménage, logistique et parfois gestion cessent d’être le fait du personnel de « la boîte ». Le nettoyage tend à être assuré par des femmes totalement extérieures à l’entreprise. Trois millions de chômeurs rendent plus commode la « discrimination » à l’embauche : le patron n’a que l’embarras du choix. La désindustrialisation a libéré ce qu’un sociologue nommait « les tensions séparatistes de notre société ».

     Si le constat est banal, ses implications le sont moins. Le travail reste fondamental en tant que source de valeur, mais aussi de cohésion sociale. Puisque la société de la vitesse prône l’accès immédiat au plaisir, il n’est pas absurde que celui qui n’a rien sur sa Carte Bleue vole et casse.

     Les jeunes émeutiers retournent à la société le message qu’elle nous adresse à tous depuis vingt ans : éloge de la consommation et de l’argent facile (acheter à crédit, c’est payer avec l’argent que l’on aura demain), mépris du travail manuel et des pesantes machines, culte de l’immatériel et de la légèreté pixélienne. Métallo, mineur ou docker n’ont aucun prestige comparés à l’informaticien. Conduire une locomotive ou une grue est apprécié dans la seule mesure où l’opérateur commande un moteur à distance. Si le mécanicien automobile échappe à la ringardise, il le doit à sa capacité à régler les automatismes de la voiture. Comme Beaud et Pialoux l’ont montré dans leurs enquêtes sur Sochaux, les fils et filles des ouvriers de Peugeot (où travaillent en très petit nombre Maghrébins et Maghrébines) n’envisagent pas d’avenir ouvrier, pas plus que le jeune héros du film L’Enfant.

     Car tout le monde ne gagnera pas sa vie en cliquant sur une souris. Tant que l’ascenseur social fonctionne, on peut tenter de fuir la condition ouvrière par le haut. Mais quand les classes moyennes elles-mêmes redoutent le chômage, quand de nombreux enfants de cadres deviennent instituteurs (privant ainsi les familles modestes d’une promotion possible), quand les détenteurs d’un BTS font du télémarketing, sortir de la condition ouvrière conduit généralement à se marginaliser.

      Pourquoi investir son énergie dans une formation dont chacun sait qu’elle débouchera sur un stage non payé suivi d’une embauche incertaine ? A l’âge de 16 ans, le fils de l’employée précarisée, du pré-retraité forcé ou du chômeur préfère perdre sa jeunesse à l’école que chez un patron. On lui a tant vanté les vertus de la mobilité professionnelle qu’il imagine mal s’échiner à devenir un bachelier en serrurerie à qui l’on proposera un CDD de plombier. Quitte à subir la précarité, autant celle dont il a l’habitude.

     Le travailleur honnête et le délinquant

      Pour le jeune défavorisé, entre travailler légalement à temps partiel, travailler au noir, revendre un lecteur de DVD tombé d’un camion ou le voler lui-même, il n’y a pas de frontière tranchée, seulement une série de degrés. Ceux du bas de l’échelle constituent alors un autre monde, avec ses propres règles.

     Ne romantisons pas l’illégalité. Le vol, c’est la propriété. Le voleur est un propriétaire usurpateur. Il n’abolit pas l’argent, mais le transfère, et tous les cambrioleurs ne sauraient ressembler à Alexandre Jacob, qui ne dépouillait que les riches.

     Une partie de l’énergie anti-sociale restera irrécupérable pour une communauté humaine. Le caïd tient son micro-pouvoir de l’ensemble des relations de pouvoir dans une société dont il est un rouage et un défenseur, même lorsqu’elle l’expédie en prison. Une période de libération des désirs rendant superflue la fonction de souteneur, il est logique que la majorité des souteneurs s’opposent à la venue d’une telle période. Se passer d’argent, c’est priver de rôle celui qui en vit, bourgeois ou trafiquant. En 1966,  lorsque les provos, en modifiant la vie d’Amsterdam, ont porté atteinte aux revenus de la pègre, celle-ci s’est jointe à la police pour donner la chasse aux trublions. Le gangster aime l’ordre.

     Pour que la différence s’estompe entre le délinquant « professionnel » qui se procure illégalement de l’argent, et le salarié qui le gagne honnêtement, il faut que l’argent commence à perdre sa place centrale dans l’organisation des vies de l’un et de l’autre. Quand les grèves sauvages se multiplient, débordent de l’entreprise dans la rue et tournent à l’insurrection ouverte ou larvée, il vient un moment où l’action directe apporte plus de satisfaction sociale que les objets de la consommation. Le salarié cesse de se traiter comme un moyen de gagner l’argent nécessaire pour vivre après la journée de travail. L’expérience de la grève et de la désorganisation du travail montre qu’il peut vivre mieux et plus en subvertissant collectivement la chaîne et la hiérarchie. C’est cette action solidaire qui permet que le délinquant rejoigne un gréviste en rupture de travail qui n’agit plus seulement dans l’entreprise, mais aussi dans le quartier et la ville. Alors des conduites anti-sociales parce qu’assurant la survie ou la promotion d’individus ou de groupes aux dépens de l’ensemble, tendent à devenir anti-bourgeoises parce que re-socialisant leurs participants en un élan qui transforme les conditions d’existence de tous.

     Un ébranlement social émancipateur se caractérise par une capacité à faire converger ce qui jusque-là demeurait séparé, sinon opposé : les grèves et les résistances à l’exploitation ne s’arrêtent plus aux bornes fixées par les normes et par le Droit, tandis qu’un certain nombre d’actes illégaux se relient, directement ou non, aux conflits nés dans le travail. Durruti et ses compagnons en offrent un exemple célèbre, mais cette conjonction se vérifie aussi avant 1914 dans divers pays d’Europe, en Russie et aux Etats-Unis, après 1919 en Argentine, etc., où se côtoient et parfois s’unissent action directe revendicative, expérimentation sociale (écoles de type nouveau, communautés anti-hiérarchiques, coopération non-marchande...) et pratique illégale. Souvent la sortie de la légalité, et le recours inévitable aux armes, ne résultent pas d’un choix de principe, mais de la logique d’une action initialement pacifique, d’une grève par exemple, qui pour aboutir est amenée à se mettre hors-la-loi.

     Pareille fracture s’accompagne d’une sécession morale et culturelle. De la fin du XIXè siècle à 1917 et au-delà, des passerelles relient diverses avant-gardes artistiques et groupes révolutionnaires. Un grand mouvement social est à la fois solidarité et rupture, action collective et gestes minoritaires.

 A contrario, une période contre-révolutionnaire dissocie la résistance à l’exploitation d’attitudes anti-normes réduites à la provocation, au terrorisme, au suicide. Les attentats anarchistes des années 1890 étaient le prix à payer pour l’enfermement des masses ouvrières dans le syndicalisme et la politique.

     Seuls les illégaux les moins enracinés dans l’économie criminelle se rallient à la remise en cause de la société. Le dépérissement de l’argent obligera évidemment le banquier comme le braqueur à trouver d’autres occupations. Mais l’extension de rapports sociaux non-marchands et fraternels, qui ne se fera pas en une semaine ni partout au même rythme, n’empêchera pas quelques-uns de profiter du désordre provisoire pour accaparer des biens à leur usage privatif. La révolution devra bien y répondre, avant tout en généralisant la communisation, parfois aussi par la force. Sinon, soit le chaos remettra en selle l’Etat bourgeois, soit un nouveau pouvoir s’établira sous les apparences raisonnables de protéger le bien de tous. Ce sont les exigences de la violence collective, et de son contrôle par le prolétariat, qui sont ici posées.

     En novembre 2005, on en était loin, mais la révolte du feu mettait l’ensemble des prolétaires devant ce qui les unit et sépare. On ne peut parler de « guerre » inter-pauvres : bien que l’incendie de voitures, l’interruption de transports publics et la destruction de crèches aient compliqué la vie de ceux qui ont un emploi, on n’a heureusement pas vu de milices d’auto-défense. Les prolétaires n’étaient pas dressés les uns contre les autres, mais posés les uns à côté des autres. L’écart entre ceux qui tentent de vivre dans la norme et ceux qu’elle repousse sur ses marges a été moins creusé que révélé. Quand la virulence sans objet s’ajoute à la revendication pacifiée, aucune des deux ne saurait aider l’autre à se dépasser.

     C’est le comportement pratique de tous, dans le quotidien, dans le travail, dans la résignation, dans l’indignation routinière comme dans la revendication moutonnière, qui sépare ce qui en chacun de nous relève d’une dimension particulière, travailleur sommé de ne rien perturber quand il fait grève, usager invité à respecter les transports publics, possesseur d’une voiture, élève, parent d’élève, contribuable, etc. Et si chaque figure se mobilise, c’est pour réagir en fragment incapable de saisir la totalité. Dès lors, le passage de la passivité à la violence peut aboutir à n’importe quoi, l’Afrique du Sud vient d’en donner une illustration extrême. Fin 2005, des voyageurs ont incendié des trains trop souvent en retard à leur goût. Devant les protestations des cheminots, les usagers en colère ont menacé de les mettre dans le feu une prochaine fois. Quand la communauté est éclatée, la confrontation des diverses facettes va jusqu’à la collision sanglante.

     Ennemi  public

     Les révoltes des ghettos noirs aux Etats-Unis à partir de 1965 n’étaient pas coupées du monde du travail.  De nombreux habitants avaient un emploi, certains dans de grandes usines. Femmes, hommes, jeunes et adultes pillaient de concert les centres commerciaux. Les objets récupérés importaient moins en eux-mêmes que comme moyen de (re)trouver un lien avec les autres. L’affrontement avec la police constituait une solidarité. Tant que la dynamique était ascendante, elle pouvait même absorber une partie des gangs. Ces réappropriations, cette tendance à l’association étaient inséparables des grandes grèves qui secouaient alors l’industrie américaine, réunissant ouvriers noirs et blancs. C’est ensuite l’Italie de 1969-77 qui s’est le plus approchée d’une union des prolétaires par delà les catégories. Plus près de nous, Vaulx-en-Velin (1990), Saint-Denis-de-la-Réunion puis, à un moindre degré, Sartrouville et Mantes-la-Jolie, ont vu un pillage de masse des supermarchés.

     En France, en 2005, peu de petits commerces ont été visés, et plus rarement encore des supermarchés et des entreprises. Les jeunes ne prenaient pas pour cible le cœur du monde marchand, ni pour s’en emparer, ni pour le transformer, ni même pour l’anéantir. Ils s’attaquaient à l’école, aux transports, à la police, à la culture, et presque jamais aux concessionnaires automobiles ou  aux agences de banque, parce que les institutions publiques sont le premier objectif à leur portée. Le même qui n’imagine pas vivre sans téléphone portable détruit ce qui le relie à l’ensemble social.

      La société récolte ce qu’elle a semé. Elle ne peut démanteler des régulations économiques sans en subir les conséquences déstabilisatrices sur le plan social. Elle ne peut pas non plus favoriser la loi de la jungle dans la vie de l’entreprise,  et se plaindre qu’une partie des laissés pour compte appliquent « chez eux » la loi du plus fort. Les brûleurs de voitures sont des darwinistes sociaux. C’est pour cela, et non faute de bonnes intentions, que les contre-mesures étatiques, pour le moment au moins, n’auront d’effets que cosmétiques et répressifs.

     La police fait régner l’ordre dans un cadre où cet ordre a un sens. Là où une bonne partie des habitants ont besoin de menus trafics pour compléter leurs maigres revenus, il est socialement contre-productif de prétendre y mettre fin. La Loi uniquement répressive, cela n’existe pas. Même une dictature doit « acheter » le consentement des dominés. En démocratie, personne n’obéit aux lois pour le principe, mais parce qu’en échange de notre soumission, elles apportent une relative tranquillité, qui elle-même suppose un minimum de confort matériel. La croissance de la police, inséparable de l’Etat moderne, a toujours été  sous-tendue par un projet politique, conservateur ou réformateur, avec un contenu social que le libéralisme contemporain s’emploie à évacuer. Il n’existe pas de zones de « non droit » : dès qu’il le faut, la police intervient partout. Mais elle ne contient les débordements qu’en fonction d’une structuration sociale qu’elle ne saurait instaurer à elle seule.

     De même, les travailleurs sociaux agissent pour renforcer une cohésion, non la créer de toutes pièces. Il fut un temps où l’éducateur de rue avait des projets crédibles, au moins en partie réalisés, par exemple modifier la composition sociologique d’une cité. Offrir une semaine de ski à des adolescents en échec scolaire définitif, c’est leur payer une consommation de plus. Le soutien scolaire ne profite d’ailleurs qu’à celui qui déjà réussit tant soit peu en classe.

     L’adolescent qui reproche à l’école de ne pas déboucher sur un emploi la traite de façon utilitaire, en client déçu mais fidèle à la logique d’une institution qui depuis trente ans promet de l’adapter au monde moderne. Au lieu d’enseigner les charmes du sonnet ou la chronologie des croisades, elle préparerait à une vie professionnelle, donc à un emploi, dans le tertiaire évidemment, donc à un revenu, supposé supérieur au SMIG. Il est même question d’un « lycée des métiers ». Cette évolution a reçu l’appui de la grande majorité des profs et, dans la mesure où leur opinion compte, des familles et des élèves. La contradiction surgit quand un nombre non négligeable de ces « nouveaux publics », au minimum plusieurs centaines de milliers d’élèves, comprennent qu’ils ont peu de chance d’obtenir cet emploi et ce revenu.  

          Hier comme aujourd’hui, très rares sont ceux qui apprennent uniquement par plaisir. Qu’ils y trouvent ou non du plaisir, l’immense majorité apprennent parce qu’ainsi ils acquièrent certaines conditions d’une entrée réussie dans l’âge adulte. Jusqu’à une époque récente, tel était « l’impensé » des enfants de classes moyennes et supérieures, les seuls alors à aller au lycée : savoir ses leçons, rendre des devoirs et répondre poliment au professeur faisait implicitement partie de la vie normale d’un garçon ou d’une fille de 15 ans. On ne saurait attendre aujourd’hui le même goût de l’étude chez celui qui se voit orienté vers un BEP qui ne débouche sur rien. L’important n’est plus le diplôme, mais le sur-diplôme. On a beau prolonger ses études, le bon diplôme sera toujours celui d’après, celui que l’on n’a pas. Faute de chance raisonnable d’obtenir à long terme une promotion par l’école,  la recherche du plaisir immédiat par destruction d’un bâtiment scolaire est cohérente avec la logique sociale mise dans la tête de millions d’enfants depuis quelques décennies. Il est logique aussi qu’un incendiaire choisisse une cible facile, serait-ce l’école primaire ou la maternelle au coin de la rue, celle-là même qui accueille sa petite sœur. Il y a une vingtaine d’années, les statistiques des écoles brûlées par des élèves outre-Manche dépassaient de loin les chiffres français de l’époque. Les défenseurs de l’ordre devraient plutôt se rassurer que seuls dix à quinze mille jeunes s’en soient pris aux services publics.

     Les bonnes âmes qui réclament plus d’éducateurs, moins de policiers, ou plus de flics de proximité et moins de CRS, oublient que le friendly bobby des romans d’A.Christie suppose une communauté presque paisible où chacun se rend chaque matin à son travail.

     De la « common decency » au « respect »

      L’un des traits essentiels de la défaite des prolétaires depuis vingt ou trente ans, et dont le cours persiste malgré des exceptions qui ne font pas la règle, a été de disloquer des solidarités élémentaires, qui étaient autant une condition qu’un effet des luttes. Il n’y a aucun mouvement social, revendicatif ou communiste, sans ce que G. Orwell appelait la common decency :traiter son camarade de travail ou son voisin de palier, non en concurrent ou en étranger, mais comme un semblable. Non seulement il va de soi de ne pas casser sa boîte à lettres, mais de l’aider et de pouvoir compter sur son aide, d’entre-agir avec lui. Un exemple modeste serait la capacité de Noires américaines pauvres, élevant souvent leurs enfants sans soutien des pères, à organiser dans l’immeuble une cuisine et un travail ménager collectifs. Ce minimum ne fera pas une révolution ; sans ce minimum, aucune révolution ne sera possible. Il ne naît pas par génération spontanée, mais par une vie commune et donc des valeurs communes sur un lieu commun : le quartier populaire et/ou ouvrier.

     Quelles qu’aient été les différences ou les oppositions entre l’ajusteur, le patron de la petite boulangerie, l’employé de bureau et l’instituteur, ils habitaient un lieu où la majorité vivait (directement ou non) de l’industrie, y compris dans de très petites entreprises, avec un travail relativement proche du domicile. Cet espace était aussi un temps, avec ses fêtes, ses luttes aussi, qui produisaient une appartenance. L’identification à un nous contre un eux entraînait des règles. « On ne franchit pas un piquet de grève », disait-on aux Etats-Unis. L’un des personnages de Looks and Smiles  interdit à son fils de s’engager dans l’armée briseuse de grève. Il y a des choses qui doivent être faites, d’autres qui ne se font pas, et la démarcation n’a pas à être justifiée, parce qu’elle relève de l’évidence. Au-delà des intérêts, c’est la dignité et l’existence même de la communauté qui sont en jeu. Cette solidarité ne va pas sans conflits internes, ni violence verbale et physique. La haine du jaune excluait, parfois pour dix ou vingt ans, celui qui avait enfreint la discipline collective. La common decency était un produit naturel d’un groupe ayant pour seule force le travail et le nombre, le travail coalisé. Ouvrir une brèche, c’était mettre l’ensemble de la communauté en position de faiblesse face à un patron dont l’histoire  prouvait qu’il ne manquait jamais d’en profiter. Dans ses pires aspects, la solidarité immédiate se faisait le rempart du conformisme, y compris familial et sexuel, contre le minoritaire, voire le déviant. En période de crise sociale, de moyen de résistance, elle devient instrument de remise en cause, en apportant ce qu’elle est : une solidarité vécue. Vers 1980, la common decency de la classe ouvrière polonaise n’a produit que Solidarnosc. La grève des mineurs anglais (1984-85) a sans doute été son chant du cygne en Europe.

     Depuis une vingtaine d’années, quelle que soit la proportion actuelle d’ouvriers, ainsi que  de salariés effectuant un travail de type ouvrier, sans parler des employés dont on rationalise les tâches sur le mode du travail ouvrier, la mort symbolique de la classe ouvrière a mis en crise une common decency qui ne se crée pas elle-même, et n’existe que par et pour une vie collective qui la produit et l’entretient. Or, les solidarités nouvelles sont loin de remplacer les anciennes.

     La crise de 29 avait mis à mal la common decency sans la détruire. Les usines fermaient, mais il était entendu qu’elles rouvriraient, toute la question était de savoir comment. On compte peut-être autant de chômeurs aujourd’hui en Europe qu’en 1930, mais chacun sait qu’un grand nombre d’usines resteront fermées, ou ne rouvriront qu’en Europe de l’Est ou en Orient, et surtout qu’un certain type de travail disparaît. En 1929, des millions d’ouvriers étaient chômeurs. Maintenant, il y a des millions d’ex-ouvriers, de non-ouvriers. Auparavant, toute grande grève ou manifestation était soutenue par l’idée d’une possibilité d’un autre monde, et la common decency pouvait être mise en œuvre grâce à l’existence d’un tel espoir.

     Avant que cet ailleurs possible entre en crise, le quartier populaire s’était brièvement perpétué sous la forme du « grand ensemble », appellation passée de mode quand ce qu’elle désignait a cessé de mettre ensemble. Vers 1960, et pour peu d’années, l’ouvrier, le petit cadre, l’employé et le fonctionnaire ont coexisté. Avec le temps, et avec la crise survenue au milieu des années soixante-dix, le grand ensemble est devenu par défaut l’habitat des plus pauvres. Sa déchéance se mesure au fait qu’il a perdu son nom pour se voir baptisé « cité », à la manière des anciennes cités ouvrières qu’il était censé dépasser (les ouvriers eux-mêmes étant censés fondre comme catégorie spécifique et s’intégrer à une immense classe salariée). Le progrès et son vocabulaire reculaient d’une case. 

     Partout, meurt la ville telle qu’elle a existé pendant des siècles, où une suite continue de rues alignait les commerces au bas des immeubles, offrant des itinéraires que l’on pouvait parcourir à pied. Désormais, la ville est faite de blocs séparés, dont le centre commercial excentré n’est au centre que de lui-même, avec un travail de plus en plus lointain, auxquels on se rend en voiture. On dort, on travaille, on achète, on se distrait en des espaces distincts.

      Cette séparation brise mieux les solidarités immédiates que l’urbanisme hausmannien ne facilitait la répression des émeutes. Par antiphrase, la common decency revit sous forme de l’exigence d’un respect mis en avant par certains jeunes, souvent synonyme d’un irrespect revendiqué, et qui a sa logique propre : celui qui n’est pas respecté ne respectera rien. « On vous traite comme nous sommes traités » : ce vous désignant aussi bien le bourgeois (inconnu  en ces quartiers qu’il ne fréquente guère), le flic ou le prof (eux, visibles et identifiables) que les autres habitants de la cage d’escalier. Contre un prolétaire qui tient à ses chaînes parce qu’il n’a rien d’autre et qu’elles l’aident à vivre (sa voiture, par exemple), un prolétaire plus démuni encore se déchaîne. La contradiction éclate sans rien produire qu’elle-même.

     Le fait rappelle l’attaque de manifestants lycéens parisiens, début 2005, par des groupes venus de banlieue pour les agresser et leur voler téléphones portables et vêtements dits de marque : la lutte de classes dégradée en dépouille de l’adolescent favorisé par l’adolescent défavorisé.

    Et voilà pourquoi votre émeutier est muet

     Plus d’un Français sur dix aurait son « blog ». Si demain on commercialise la machine à composer des vers, ce pays comptera soixante millions de poètes. A cet envahissant babillage, et sans le vouloir, car eux aussi aspirent à vivre vite, les émeutiers ont répondu par le vide. Ce n’est pas un hasard qu’ils se soient exprimés par le feu, un feu qui ne réchauffe pas, mais consume. La lueur éblouit, reste du noir aux lendemains gris. Ni tract, ni porte-parole, et le mot est rare.

     Là où d’ordinaire grévistes et rebelles font tout pour être entendus et soutenus, ces jeunes sont restés sans voix, sans liens réels ou mythiques avec une histoire. Ils ne sont même pas dans la situation de « ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire » (Prévert), et plutôt dans celle de la chanson des Sex Pistols en 1977 : « Je ne sais pas ce que je veux, mais je sais comment l’avoir. » Ils poussent à l’extrême le rejet de la théorie et du passé, typique des révoltes des quinze dernières années. Là où autrefois le manifestant ou le militant se cherchait une filiation, une autorité doctrinale, l’alter-mondialiste ou le radical de l’an 2000 se veut pragmatique et invente ses références au fur et à mesure. Le jeune des cités va plus loin, ou en deçà : non seulement il n’y a pas de grand récit fondateur, mais plus de récit du tout.

     Le défunt quartier ouvrier parlait une langue, imposée par l’Etat contre les « patois », mais qui avait produit un français populaire contemporain de l’industrialisation et du mouvement ouvrier, en gros entre 1850 et 1960.  Malgré les accents et une foule d’expressions locales, ce français des villes, unifié par l’école et le service militaire, s’était formé dans le partage d’un territoire et d’activités professionnelles, syndicales et politiques. En 1950, l’ouvrière de la Croix-Rousse et celle de Pantin avaient en commun une langue que l’on n’entendait ni au lycée ni à la radio, porteuse de références sur lesquelles on pouvait échanger  et se déchirer.

     Car ces points de repère permettaient de faire de la politique, mais aussi de dépasser la politique, dont le faux terrain commun se présente comme un discours. La critique subversive commence par en récuser le vocabulaire et les implications : en comprenant qu’elle le récuse, elle se crée ses propres références, et se constitue en force autonome.

     La dépolitisation contemporaine, manifeste dans le basisme, le localisme et la vogue des ONG, passe par une désyntaxation, une désorthographie. A langage de K7, mots KC. Bourgeoise, l’école l’était, incontestablement, et elle a bien rempli son rôle, en diffusant l’humanisme conservateur de la IIIè République comme en préparant aux tranchées de 14-18. Mais elle ouvrait un terrain à la contradiction. Il incombait au fils du médecin et au fils de la dactylo de tirer des leçons divergentes d’un même cours sur Les Misérables ou les colonies. Les références collectives, depuis, se sont émiettées. Comme le voulait le gauchisme, l’école n’enseigne plus « l’idéologie bourgeoise », mais sans mettre à la place autre chose qu’une démocratisation où tout est relativisé. Les manuels dénoncent la boucherie de 14-18 alors qu’aucune guerre ne ressemble ni ne ressemblera à 14-18. Il n’y a plus de culture officielle, plus de valeurs présentées comme absolues et donc rejetables. Le cours d’histoire fabriquait une mémoire nationale fallacieuse, mais réfutable. Le capitalisme triomphant met l’idéologie au placard d’où il ne la ressortira qu’en temps de crise. (L’Amérique des lendemains du 11 Septembre prouve que nous n’en avons pas fini avec le patriotisme.) Son existence est sa justification. On ne peut contredire ce qui ne se dit pas. Comment attaquer  une institution qui invite à l’autonomie ? Une école qui fonctionne comme garderie pour un million d’enfants ne cultive pas une langue de bois, mais une langue molle.

     Le militant d’antan avait réponse à tout. Ce que le jeune émeutier de 2005 aurait à dire, il manque de mots pour le dire. Tout l’encourage à persévérer dans un « sociolecte » qui aggrave son repli sur soi et sur un micro-groupe. Tout, y compris le rétrécissement des messages électroniques, ainsi qu’une musique formatée pour une jeunesse bien délimitée. Le blues de la première moitié du 20e siècle au sud des Etats-Unis exprimait le sort et les espoirs des Noirs de tous âges, et (même si les bluesmen étaient majoritaires) il accueillait des chanteuses. Dans le rap ne communie qu’une génération, presque uniquement masculine. Le rap est un séparateur de plus.

     Une langue de déracinés est porteuse de subversion si ceux qui la manient, moins pris que les autres dans un sol et un sang, s’ouvrent vers les autres pour leur dire quelque chose. D’apparence « plurielle » en raison de ses emprunts au français courant, au verlan, à l’arabe, au créole…, le langage dit de banlieue se ferme sur sa singularité. La parole des cités, et sa vogue dans les médias, sont un symptôme supplémentaire de désagrégation.

      La grande casse

     Les émeutiers de 1968 n’étaient pas les premiers à édifier des barricades à partir de ce qu’ils avaient sous la main. En 1588, les Parisiens entassèrent des barriques remplies de terre  pour faire obstacle aux soldats du roi. La voiture ainsi utilisée en mai 68 n’était cependant pas un matériau anodin. Les insurgés passaient au-delà d’une forme de richesse et retournaient contre la société un de ses symboles, ce qui n’était pas le cas des meubles ou des pavés composant la barricade de 1848 ou 1871. Dans une manifestation qui devait occuper la rue sous peine d’échouer, immobiliser des automobiles était à la fois un moyen nécessaire pour barrer la route à la police, et une atteinte à un éminent fétiche consommatoire. Le geste symbolique valait effraction sociale. (Quand un artiste casse une voiture en un lieu d’exposition, il ne reste que le geste, la provocation inoffensive.)

    En 1968, nombre de parents, d’adultes, de Parisiens comprenaient la destruction de véhicules car ils y voyaient un but. En 2005, les jeunes incendiaires de voitures sont seuls, car un but négatif passe pour une absence de but.

     En 1968, beaucoup de prolétaires se reconnaissaient dans des manifestations dites étudiantes où il était possible (et où ils avaient envie) de mettre du sens, et de le partager : une volonté confuse de liberté, une ouverture possible, une amélioration du sort de tous. Une partie de la société s’est reconnue dans le pavé lancé par l’étudiant au cœur de la grande ville, alors qu’en 2005, même au sein des cités, seule une mince frange des habitants s’identifie au cocktail Molotov du déshérité. Pourtant le premier brûlait des voitures appartenant à des Parisiens dont tous n’étaient pas de riches bourgeois.

     La différence ne tient pas à l’objet : la voiture est nettement moins valorisée aujourd’hui que lors des Trente Glorieuses, souvent même désacralisée et dénoncée comme polluante. Mais quand la grève et la grève générale cessent de représenter l’amorce d’une éventuelle transformation sociale, détruire un des emblèmes de cette société, et dont la fabrication reste une des bases de l’économie, n’est plus perçu comme symbole d’anti-capitalisme même dérisoire, seulement comme menace contre l’existence matérielle de chacun, riche ou pauvre.

     En d’autres temps, on se serait consolé en se disant qu’au moins cette voiture incendiée ne servirait pas de cercueil à l’un des 5.000 tués sur la route chaque année. Aujourd’hui où la perspective d’un changement historique s’est perdue, l’anéantissement délibéré d’un objet devenu vital, fût-il vecteur potentiel de mort, devient incompréhensible.

     Sacher-Masoch et Dada à Clichy-sous-Bois

     « Brûler et caillasser son propre espace de vie, c’est du masochisme. » (un maire PS)

     Les jeunes émeutiers de novembre 2005 ont agi en petits artisans de ce que la société pratique industriellement. Ils dégradaient leur environnement dégradé dans un monde de la destruction systématique : obsolescence planifiée, notamment des voitures, friches industrielles, désastres écologiques, sans oublier les guerres. La politique du pire ne mène qu’au pire, mais les salariés pratiquent également l’auto-destruction forcée, non seulement, comme toujours, en perdant leur vie à la gagner, mais comme aujourd’hui en travaillant davantage en échange d’un salaire bloqué ou réduit, ou en acceptant vingt licenciements cette année dans l’espoir d’en éviter cinquante l’an prochain.

     Sans doute, jamais on n’avait brûlé son propre quartier. (Les incendies allumés par les communards étaient une mesure de guerre, ou un geste désespéré devant la défaite.) Seuls des détenus anéantissent le lieu qu’ils habitent : dans une prison, rien n’est à conserver.

     Quand le projet réformateur ne propose qu’un façadisme politique, on ne s’étonnera pas d’une colère aveugle et muette, d’un refus de durer, d’un refus anéanti dans son acte.

     Au moment où toute la presse célébrait Dada, dix mille jeunes brûlaient des voitures. Qu’était Dada, sinon du négatif, lui aussi acharné à ne rien créer, surtout pas lui-même ? Avec cette énorme différence que les dadaïstes proclamaient leur refus par des anti-œuvres ou des non-textes. Mais, extraite de la situation vivante qui lui donnait une intention subversive, rien ne ressemble plus à une œuvre qu’une anti-œuvre. Dada au musée, voilà bien le pire tour (par retournement, ou détournement) que lui joue la société. Ce que l’homme moderne va voir dans une exposition, il ne le supporte pas pratiqué dans la rue.

    Notre symétrique inversé                                    

     « On n’a pas le choix. On est prêt à sacrifier tout puisqu’on n’a rien. » (un jeune d’Aubervilliers)

     « C’est notre outil de travail qu’ils ont brûlé. Nous, ce qu’on veut, c’est bosser. » (un salarié d’une entreprise de revêtements de sols et de murs, dont un des deux entrepôts a brûlé : cette entreprise avait, dit-on, promis puis oublié d’embaucher une main d’œuvre locale).

     Même si ce salarié est prêt à casser la gueule du jeune homme, leurs comportements sont plus proches qu’il n’y paraît. Aujourd’hui, le travail s’efforce de garder ou d’obtenir ce qu’il estime son dû, et la marge désocialisée démolit un peu plus ce que chichement la société lui laisse. Dans les deux cas, c’est à l’immédiat que l’on s’en prend. Les jeunes révoltés n’ont pas incendié la crèche ou la maternelle par haine de la petite enfance, mais parce qu’elles étaient plus vulnérables que le collège ou le lycée. Il est également plus facile d’arrêter un autobus qu’un car de CRS. Le salarié se bat dos aux murs d’une entreprise en espérant y rester. Le désespéré hors salariat (ou hors d’un salariat régulier) cogne et se cogne contre le mur.

     D’un côté, un mouvement ouvrier défait. Une solidarité collective sans autre point d’appui que le lieu où l’on travaille, auquel on s’accroche d’autant plus qu’il risque de disparaître. Finis, la qualification et l’emploi à vie (qui ne concernaient qu’une minorité, mais une minorité motrice socialement). Aussitôt le dernier incendie éteint, les cheminots déclenchent une nouvelle grève, et n’obtiennent à peu près rien.

    De l’autre côté, une catégorie coincée sur un groupe d’âge, un sexe, un territoire. Loin d’envahir le centre-ville comme le fantasment les bourgeois, les émeutiers détruisaient les instruments (publics et privés) d’un déplacement possible. Les mêmes qui vont en RER aux Halles pour s’y retrouver chaque week end n’ont pas tenté de le prendre pour brûler les boutiques du Forum. Violence prisonnière du lieu et d’elle-même. Bien plus que les électeurs de Le Pen, ces jeunes sont « de souche », avec un terroir bien à eux, mais sans terre, un terroir bétonné, un territoire du vide.

     Les incendiaires de novembre, incendiaires pour rien, à peine pour eux-mêmes, sont l’incompris d’une société qui accumule des millions d’informations et d’analyses sans se comprendre. Là où les révoltés font d’habitude le maximum pour donner d’eux-mêmes une image positive, ceux-là se sont ingéniés à anéantir le peu de sympathie que pouvait leur valoir leur condition, par exemple en agressant mortellement un homme coupable d’avoir déploré les incendies… Comme si, à tout ce qui les dessert, ils ajoutaient l’auto-stigmatisation. Ils sont le Mal d’un monde qui, sans se dire parfait ni même bon, prétend toujours viser le Bien. Ils sont un nihilisme qui n’aurait jamais connu de projet nihiliste, le travail d’un négatif sans positif.

     Toute révolte, surtout scandaleuse, tend un miroir où la société n’a pas envie de se voir. Depuis vingt ans, la course au profit immédiat, combinée au rêve d’une introuvable réforme de fond, produit ce que l’on a appelé un « capitalisme dépressif ». Cette dépression a pour corollaire la fièvre des banlieues. La dépense d’énergie, apparemment en pure perte, par un petit nombre de prolétaires, complète le surplace social de la grande majorité des prolétaires. L’implosion d’une frange de la jeunesse est le versant désespéré de la pacification des esprits et de l’atonie globale.

      Après nous l’incendie

     Quelque chose change quand l’ingénieur ne veut plus faire son travail d’ingénieur en organisant le travail des autres, mais ce refus suppose que les salariés de base dont il organise le travail aient déjà remis en cause leur condition. De même, quelque chose change, non quand on demande davantage de ce qu’accorde la société, mais quand on refuse ce que la société nous refuse. Tant que le prolétaire (comme il est normal) exige une meilleure part de consommation, il ne remet en question que la répartition.

     Une brèche s’ouvre lorsque les dépossédés, d’un même mouvement, mettent la main sur ce dont ils sont privés et le rejettent, pour produire une autre activité porteuse d’un « lien social » différent. Les communards, les membres des Unionen allemandes, les paysans et ouvriers espagnols en 1936, des prolétaires italiens après 1969, et à un autre degré argentins en 2001-2002, tentaient à la fois de reprendre à la bourgeoisie ce qu’ils considéraient leur, et de le dépasser en créant « autre chose », autant matériel que social.

     Le « Nous ne vous devons rien » des émeutiers de 2005 contient un refus de tout, changement social compris. En ne rendant à la société que ce qu’elle leur donne, ils la traitent comme elle les traite, dans un rapport donnant-donnant, et rendent coup pour coup, coût pour coût.

     Comme le salarié en grève pour travailler moins et recevoir plus conteste le partage salaire/profit, et non l’existence du salariat, l’incendiaire de novembre en reste à une réaction, même lorsqu’il enfreint la loi et se trouve lourdement condamné. Car si le discours de « la Loi » est conservateur, puisqu’il part du principe qu’il faut faire au mieux avec ce qui existe,  la transgression n’a aucune vertu radicale par elle-même, et peut fonctionner comme pure perte de soi, des autres, de tout.

      Avant-hier, l’I.S.

       « Le 9 février 1961 à Naples, des ouvriers sortant le soir des usines ne trouvent pas les tramways qui les transportent habituellement, dont les conducteurs ont déclenché une grève-surprise parce que plusieurs d’entre eux venaient d’être licenciés. Les ouvriers manifestent leur solidarité aux grévistes en lançant contre les bureaux de la compagnie divers projectiles, puis des bouteilles d’essence qui mettent le feu à une partie de la gare des tramways. Puis ils incendient des autobus, affrontent la police et les pompiers. Au nombre de plusieurs milliers, ils se répandent dans la ville, brisant les vitrines et les enseignes lumineuses. Dans la nuit, on doit faire appel à la troupe pour ramener l’ordre, et des blindés font mouvement sur Naples. Cette manifestation, totalement improvisée et dénuée de but, est évidemment une révolte directe contre le temps marginal des transports, qui augmente si lourdement le temps de l’esclavage salarié dans les villes modernes. Cette révolte, éclatant à propos d’un incident fortuit supplémentaire, commence ensuite à s’étendre à tout le décor (nouvellement plaqué sur le paupérisme traditionnel de l’Italie du Sud) de la société de consommation : la vitrine et le néon en étant à la fois les lieux les plus symboliques et les plus fragiles, comme lors des manifestations de la jeunesse sauvage.

     Le 4 août en France, les mineurs en grève de Merlebach s’attaquent à vingt et une voitures stationnant devant les locaux de la direction. Tout le monde a souligné, avec stupeur, que ces automobiles étaient presque toutes celles d’employés de la mine, donc de travailleurs très proches d’eux. Comment ne pas y voir, en plus de tant de raisons qui justifient en permanence l’agressivité des exploités, un geste de défense contre l’objet central de l’aliénation consommatrice ? »      

     Internationale situationniste, n°7, avril 1962

     Demain…

     Dans une période de grèves associant ouvriers noirs et blancs, même Malcom X évoluait d’un nationalisme noir intransigeant à une ouverture sur d’autres catégories, d’autres luttes. Après sa mort (1965), cette voie a été suivie par de nombreux groupes, entre autres les Panthères Noires. Quarante ans plus tard, alors que la fraternité d’action entre prolétaires d’origine et de « couleur » différentes s’avère bien faible, les organisations spécifiques aux ghettos sont écartelées entre deux replis symétriques. D’un côté, le rêve, incarné par Jackson, d’une intégration de la petite bourgeoisie noire dans la société blanche : après tout, deux Afro-américains sont bien devenus chef des armées et ministres. De l’autre, le séparatisme prôné par Farrakhan, non sans un certain succès, parce qu’il redonne une fierté aux méprisés.

     En France, l’implosion des cités a pour toile de fond des luttes parcellaires arc-boutées sur des acquis en baisse. Non pas qu’avant, la majorité des luttes aient été offensives, mais on revendiquait avec l’espoir de contribuer quelque peu à un avenir meilleur. La satisfaction de la revendication couronnait un effort collectif en soi positif. Aujourd’hui la revendication ne contient qu’elle-même. Le prolétaire ne se reconnaît dans presque aucune lutte menée par d’autres prolétaires, surtout appartenant à une catégorie sociologiquement éloignée de la sienne. Celui qui obtient un résultat tangible, en particulier une stabilité d’emploi, passe pour privilégié, et ce qui surgit de couches périphériques reste plus isolé encore. Les émeutiers de banlieue n’ont pas fait preuve de plus ou de moins de solidarité avec le reste des prolétaires que ceux-ci n’en manifestent entre eux.

     La réalité actuelle ne semblant pas près de changer, elle va continuer à engendrer des révoltes comme celle de novembre 2005 ; des grèves pour maintenir les acquis ; des tentatives de retour aux politiques keynésiennes ; quelques grèves violentes, qualifiées parfois de suicidaires ; et un recours, plus minoritaire, à l’action directe et à l’auto-organisation. Bref, une segmentation persistante du mouvement social. Si, comme il est probable, ce mouvement s’étendait, avec des grévistes et manifestants aussi nombreux qu’il y a vingt ou trente ans, rien ne montre qu’en prenant de l’ampleur il surmonterait les séparations qui le caractérisent maintenant.

      Là-dedans, peu de courant communisateur.

     La situation présente paraît proche de ce que l’on considérait vers 1848 comme les conditions d’une révolution. Plus encore, de ce que Marx considérait à partir de 1850 comme ayant fait défaut en 1848, mais que l’expansion capitaliste, pensait-il, allait produire. L’un des buts du Capital était de démontrer la production historique de ces conditions comme découlant de la nature même du capital. Or, elles semblent beaucoup plus réunies en 2006 qu’en 1867 :  une salarisation massive sur tous les continents (à la seule exception de l’Afrique noire), une dégradation tout aussi massive du sort du salarié  (intensification du travail, baisse du revenu, déclin du sens du travail qui apparaît de plus en plus dans son abstraction), donc une unification possible d’un très grand nombre de dépossédés « enfin » devenus la majorité de l’espèce humaine, en un système visiblement mondial, donc à même de réunir contre lui les exploités des vieux et des nouveaux pays industriels, ainsi que le milliard de prolétaires « informels ».

     Or, de révolution, ou de mouvement tant soit peu conséquent qui y tendrait, on n’en voit pas.

     Une des raisons, non la seule, mais importante, c’est qu’il n’y a de prolétaire que collectivement, et par certains actes. Le partage d’une dépossession ne suffit pas. En tant qu’individu, le prolétaire peut rester longtemps sans emploi, mais il n’est pas indifférent qu’il puisse ou non en retrouver un, et que ses parents, amis ou voisins vivent une situation semblable.

     Certes, la lutte contre l’exploitation n’est pas ipso facto révolutionnaire. On peut lutter contre son exploitation en l’aménageant. Tourner à son avantage les résistances qu’on lui oppose, c’est d’ailleurs ce que sait faire le capitalisme depuis bientôt deux siècles. Le mouvement communiste, lui, censé réussir à partir de la résistance du travail à son organisation par le capital, s’est jusqu’ici noyé dans ces résistances.

     Mais celui qui perd durablement, voire définitivement, tout lien avec le travail, au point de s’en détacher pour n’entretenir avec lui qu’un rapport négatif, se délie de l’universalité potentielle de la condition prolétaire. Si le travail est une prison, l’inemployabilité à vie l’est également.

     Aucune dépossession, si « radicale » soit-elle, ne mettra si bien la réalité capitaliste à nu qu’elle ne laisserait aux dépossédés d’autre façon de retrouver une sociabilité qu’en faisant une révolution. Personne ne vit hors société. Dans un monde structuré autour du travail, ceux qui ne sont plus socialisés par le travail le sont par la consommation, qui segmente et divise. Les spectateurs d’un match de foot, les porteurs de vêtements de marque ne partagent rien qui les unirait, sinon groupe contre groupe. Des supporters insultent ou agressent les supporters d’un autre club. Des amateurs de marques méprisent ceux qui n’en arborent pas ou, pire, arrachent le blouson plus chic porté par un autre. L’action collective produira une solidarité dépassant la famille, la bande ou le clan, quand la   collectivité ainsi réunie se rassemblera sur autre chose que sa propre défense et promotion.

         A voir et à lire : 

Que deux adolescents se soient électrocutés pour échapper à la police en dit long sur la peur qu’elle entretient, et qu’ignorent les braves gens du centre ville. Sur ces quartiers, voir les deux premiers films de J.- François Richet, Etat des lieux et Ma cité va craquer.

Les Ecrits d’Alexandre Marius Jacob (1879-1954) (L’Insomniaque, 2004) couvrent l’ensemble de ses textes et de sa vie.

 Sur légalité/illégalisme : La Guerre Sociale. Un journal « contre ». 1906-1911, Les Nuits Rouges, 1999. O.Bauer, Les anarchistes expropriateurs, Atelier de Création Libertaire, 1995. A. Steiner, Les En-dehors, L’Echappée, 2008, et A.Najjar, Le Mousquetaire. Zo d’Axa, Balland, 2004. Et A. Paz, B.Durruti, Les Editions de Paris, 2000.

Sur les émeutes dites raciales aux Etats-Unis : « Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande », I.S., n°10, 1966.           

Sur la façon dont même la dictature la plus répressive doit tenir compte de ceux qu’elle réprime : Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Flammarion, 2005 (titre original – de loin préférable : L’Etat populaire hitlérien). La première partie est la plus éclairante.  Du même auteur, avec S. Heim, Les Architectes de l’extermination, Calmann-Lévy, 2006.

L’Enfant est un film des frères Dardenne (2005).

Looks and Smilesa été réalisé par K. Loach, 1981. Sur ce monde, lire aussi les souvenirs de J. et J. Dennis, Un peu de l’âme des mineurs du Yorkshire, L’Insomniaque, 2005.

Sur l’évolution de la langue : les ouvrages de Cl. Duneton (qui ne doivent rien au passéisme nostalgique du Lagarde & Michard), notammentLa Mort du français.

    Correspondance

    A la lecture de ce texte, et à propos de ce qu’admet ou non la société contemporaine, une amie nous avait objecté : « (..) le Merde à la patrie n’émeut pas que « les plus rétrogrades », mais aussi l’Etat français qui interdit qu’on siffle la Marseillaise et a fait tout récemment des procès (perdus par l’Etat en première instance) à des rappeurs pour des discours anti-français (..) Des gens ont monté une sorte de spectacle-intervention avec des rappeurs disant des textes anti-France de la littérature française, et des comédiens disant des textes de rap. Et là le rap n’est plus séparateur (..) » (lettre du 27 mars 2006)