Si l’on appelle révolution un profond changement des formes politiques, un renouvellement des élites et des idéologies, associées à une mobilisation et un contrôle de la population spécifiques, l’Iran a bien vécu une révolution en 1979. Mais si elle est généralement qualifiée d’« islamique », c’est plus pour ses conséquences, l’instauration d’une théocratie, que pour son déroulement. Or, pourquoi grèves sauvages massives et émeutes urbaines n’ont-elles débouché ni sur une tentative de révolution sociale, ni sur un pouvoir laïc comme en Turquie, en Égypte, en Syrie et en Irak ? Comment la religion chiite, transformée en idéologie politique moderne adoptée par une partie de la classe moyenne et intellectuelle, a-t-elle pu canaliser l’une des plus grandes révoltes ouvrières du 20e siècle, instaurer un régime théocratique, triompher ensuite d’une seconde vague de grèves et d’un mouvement des femmes d’ampleur historiquement inédite, et mettre en place le système de gouvernement d’un pays resté depuis quarante ans l’une des principales puissances de la région ?
Telles sont les questions posées par Tristan Leoni dans La Révolution iranienne. Notes sur l'islam, les femmes et le prolétariat (Éditions Entremonde, 2019).
« Bien souvent, la révolution iranienne se trouve réduite à sa seule dimension religieuse ; l’instauration de la République islamique, en avril 1979. [...] C’est ne s’attacher qu’à l’aspect le plus spectaculaire et s’empêcher de comprendre le pourquoi de ce soulèvement, lié à la crise mondiale du capital. [...] Le vaste mouvement qui naît et s’amplifie au cours de l’année 1978 est ainsi fréquemment occulté ; c’est pourtant lui qui, à force de grèves, de manifestations et d’émeutes, abat le régime du chah. Si l’une de ses faces les plus populaires est indéniablement son caractère islamique, le pouvoir des religieux ne devient hégémonique qu’en s’imposant à la société iranienne, qu’en affrontant et en réduisant au silence le mouvement des prolétaires et celui des femmes. La dimension ouvrière des événements iraniens et la lutte des classes qui s’y joue, essentielles, ont souvent été mal perçues à l’époque, parfois minorées, et elles demeurent aujourd’hui largement ignorées. [...] Il est vrai que l’on a affaire à un mouvement qui met à genoux un État et d’où les partis politiques et les syndicats sont complètement absents, où des prolétaires déclenchent spontanément des grèves qui se généralisent à tout le pays et paralysent l’économie ; de « vrais » prolétaires qui mènent leur lutte de manière autonome à travers des conseils ouvriers ; un soulèvement massif et puissant, presque « pur », mais qui en définitive ne peut satisfaire les tenants d’aucun « modèle » de révolution… d’autant qu’ [...] une fois le régime honni abattu, c’est un nouveau cauchemar étatique qui s’impose presque aussitôt. »
On lira dans ce livre un réexamen de l’histoire ancienne et contemporaine du chiisme ; une étude de l’Iran dans la géopolitique du pétrole ; un tableau des forces en présences, notamment un PC communiste-stalinien et une extrême-gauche persuadée de vivre une situation « à mi-chemin entre une lutte de libération nationale et la révolution russe de 1917 » ; une observation parfois jour par jour de l’insurrection ; une analyse du rapport entre genre et classe dans l’Iran d’alors, par exemple l’enjeu du voile, et la façon dont le foyer familial joue un rôle d’ « abcès de fixation contre-révolutionnaire »; un rappel de l’aveuglement du plus éminent intellectuel français de l’époque ; et en quoi ce soulèvement permet aussi de réfléchir à ce que serait une insurrection communiste.