Contribution à la critique de l'autonomie politique (2008)

Il est très difficile de réduire à l’obéissance celui qui ne cherche pas à commander.

J.-J. Rousseau

 

     Les Editions L’Harmattan ont publié en 2009 un livre de G. Dauvé et K. Nesic :

                                              Au-delà de la démocratie

    Plutôt que d’en donner ici un résumé ou des extraits, nous avons préféré indiquer dans quel esprit l’ouvrage a été fait, et en profiter pour préciser quelques points. 

     On pourrait d’abord s’interroger sur le sens d’une énième réflexion sur un sujet apparemment secondaire comparé à des questions plus urgentes, par exemple la crise actuelle. Tout semble en effet avoir été dit sur la démocratie, par ses ennemis comme par ses laudateurs ou ses réformateurs. Il est de bon ton dans les pays capitalistes dits développés de dénoncer la désuétude des pratiques parlementaires et le désintérêt qu’elles suscitent. Aucun électeur n’espère que son vote changera profondément sa vie. Pourtant, dès qu’il y a un semblant d’enjeu, l’intérêt renaît, voire la passion. Les Etats-Unis ont beau être le pays où la politique ressemble le plus à un show et à unbusiness, des millions de bénévoles se mobilisent pour porter la parole des candidats à la Maison Blanche. On parle d’élargir le champ de la démocratie, la rendre participative, la faire descendre dans le quartier, la rue, l’école, et certains rêvent de l’implanter sur le lieu de travail. Elle relève du trésor à défendre, comme en Espagne en 1936, ou à reconquérir comme en Amérique Latine au temps des dictateurs militaires, ou à l’Est contre les bureaucrates. La démocratie est vécue sinon comme la réponse à tous les problèmes, du moins comme la réponse qui contient toutes les autres.

     En dépit de toutes les critiques, de tous les manquements à ses propres règles, la démocratie continue de hanter notre présent. La manipulation des opinions publiques y est pour peu de chose : la « fabrication du consensus »  n’est que la mise en musique de ce que les citoyens peuvent et veulent entendre à un moment donné. La démocratie, telle que nous le connaissons depuis un ou deux siècles, triomphe comme la médiation la mieux adaptée à une civilisation capitaliste qui s’est également imposée depuis un ou deux siècles, et qui n’en finit pas de s’étendre.    

     Critiquer la démocratie n’a de sens qu’à condition de se demander comment les prolétaires, dans une révolution future, pourraient développer une nouvelle façon de vivre et de s’organiser, le communisme, capable de rejeter des médiations et des pouvoirs qui aujourd’hui nous écrasent. Sans cette abolition, il n’y aurait aucun bouleversement profond du vieux monde. Il ne s’agira pas d’enrichir le contenu de la démocratie, de la débarrasser de sa nature de classe, d’en créer une prolétarienne ou populaire, mais de vivre, de faire et d’être radicalement autrement.

     La démocratie n’est pas à abattre, ni à dénoncer, mais à dépasser. Sa critique n’est qu’une facette de la critique du capitalisme, et ne prend donc son sens que par rapport à la perspective communiste. Celui qui s’accommode d’une société de classe dont il veut limiter les imperfections et les abus, celui-là est un partisan « normal » de la démocratie. Par exemple, il réduira la crise actuelle à l’action de gouvernants dominés par les puissances d’argent, et à la prédation de l’économie dite réelle par la finance, donc finalement à un déficit de contrôle démocratique sur la gestion du système. 

     Au fond, le livre publié par L’Harmattan pose trois questions :

     Du point de vue du fonctionnement des sociétés actuelles : comment une démocratie que l’on répète vidée de sens fait-elle preuve d’un dynamisme jusqu’ici supérieur à celui du mouvement prolétarien ?

     Du point de vue des prolétaires : quelle auto-organisation peuvent-ils se donner pour lutter et se supprimer en tant que salariés sans se perdre dans la démocratie, y compris dans une démocratie qu’ils croiraient leur ?

     Du point de vue du communisme : comment peut se combiner ce qui pour Marx définirait la société, l’unité et la différence entre les êtres humains ?

     Sens interdit

     Face à la démocratie, toute critique est suspecte, et plus encore si cette critique ne vise rien moins qu’un monde sans classes, sans salariat ni capital, sans Etat. 

     A la rigueur, l’opinion courante comprend (tout en le condamnant) le « réac » qui méprise la démocratie, car en niant la capacité des hommes à s’organiser et à se diriger eux-mêmes, il est dans son rôle. Mais celui qui refuse le principe démocratique au nom même de cette capacité, et parce qu’il estime la démocratie inadaptée à l’émancipation des prolétaires et de l’humanité, celui-là est voué à l’incompréhension. Au mieux il passe pour un  provocateur amateur de paradoxes, au pire pour un intellectuel dévoyé qui à force de ne pas apprécier la démocratie finira chez ceux qui l’ont le plus attaquée : les fascistes.

     En effet, si « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », il semble évident que, pour s’émanciper, les exploités, les dominés, les damnés de la Terre, doivent rejeter ce qui maintient leur sujétion (« ni Dieu, ni César, ni tribun »), et pour cela  créer leurs propres instruments de discussion, de décision et de gestion. Cette exercice d’une liberté collective, n’est-ce pas précisément ce que l’on nomme démocratie ?  La solution a le mérite de la simplicité : pour changer le monde et assurer la meilleure vie humaine possible, quoi de mieux que de la faire reposer sur des institutions donnant la plus large liberté d’expression et de décision au plus grand nombre ? Comme par ailleurs, dans beaucoup de leurs luttes, prolétaires, dominés et exploités se revendiquent de la démocratie et proclament leur volonté d’établir une démocratie enfin authentique, la cause paraît entendue : le critique de la démocratie part battu d’avance.

     Le cœur du problème                                  

    La démocratie se présente à la fois comme l’objectif le plus inaccessible et le plus vital, comme l’idéal qui devrait aller de soi entre êtres humains : l’exercice collectif de leur liberté. La démocratie, ce serait organiser notre vie sociale en en décidant ensemble afin de tenir compte au mieux possible des besoins et des désirs de chacun et de tous.

     Une objection tout de suite vient à l’esprit : comment atteindre un tel but avec des êtres humains aux intérêts divergents, voire opposés, ce qui est le cas dans la plupart des sociétés, et dans la nôtre ? L’idéal démocratique se double donc d’un  autre: il faudrait que ces décisions prises en commun le soient dans des conditions d’égalité entre nous tous. Pour ne pas se contenter d’une simple égalité politique, où les citoyens disposent de droits, mais non de pouvoirs effectifs, la vraie démocratie exige une égalité socio-économique, sans riches ni pauvres : le repartage (et la ré-organisation) des richesses permettra un partage enfin juste du pouvoir de décision sur les grandes options. Ainsi obtiendra-t-on une démocratie non seulement formelle, mais également réelle.

     Or si le partage, pratique humaine élémentaire et recommandable, a adouci la question sociale, jamais il ne l’a résolue : aucun prophète, aucun moraliste n’a jamais convaincu les riches et les puissants de répartir équitablement leur fortune et leur pouvoir. Force est donc de constater que cette démocratie réelle manque de réalité.

     La démocratie est une contradiction : elle prétend garantir un essentiel qui invariablement lui échappe.

       Pourtant, bien peu en acceptent la critique. Celle-ci est d’autant plus mal reçue que la démocratie semble offrir le meilleur cadre possible à l’effort mené depuis des millénaires par les êtres humains pour s’émanciper. C’est une évidence que toute résistance à l’exploitation, et toute tentative d’instaurer un monde sans exploitation, passe par la remise en cause du contrôle des exploiteurs sur les exploités. Mieux encore, la lutte contre le règlement intérieur de l’usine, contre les sanctions assorties d’amendes ou de menace de renvoi, contre le mélange d’autoritarisme et de paternalisme qui constitue ce que l’on nomme depuis le 19e siècle despotisme d’entreprise, contre aussi la mainmise patronale sur les caisses de prévoyance et d’assurance, contre la surveillance des lieux de vie hors de l’usine, ne signifie pas seulement le refus de dépendre d’un petit chef, d’un patron, d’un dignitaire religieux, voire d’un dirigeant de parti ou d’un cadre syndical. Ce négatif contient du positif : l’ébauche de relations directes, non concurrentielles, solidaires, ce qui implique des formes nouvelles de réunion, de délibération et de décision. Un mouvement social est amené à poser la question Qui commande ? Sinon, sans procédures et structures différentes de celles permises par l’ordre établi, « ceux d’en bas » se condamnent à être éternellement traités en inférieurs. Qu’elles aient nom commune, comité, collectif, conseil, soviet, ou simple assemblée générale, ces formes expriment l’auto-reconnaissance mutuelle des participants au mouvement : à travers elles, liberté et fraternité sont vécues dans des actes.

     L’enjeu théorique est de savoir si ces formes créent le mouvement, ou si elles se contentent de l’exprimer. Car le propre de la démocratie est de présenter l’espace-temps du débat et de la décision, non comme moment nécessaire de la vie sociale (et donc de tout changement positif), mais comme condition première de la vie sociale (et donc de tout changement positif). 

     Comprendre en quoi la démocratie est une forme aliénée de la liberté nous obligera donc à comprendre en quoi, comme l’aliénation religieuse, l’aliénation politique retient quand même quelque chose d’aspirations et même de pratiques libératrices.

Au passage, il faudra montrer que la belle évidence démocratique recouvre une réalité d’autant plus embrouillée que lemot choisi pour l’exprimer est source de confusion. 

     Mais d’abord, quelques détours, pour voir quelle critique n’est pas la nôtre. 

    La critique traditionaliste ou réactionnaire

     Au-delà de leurs différences, les adversaires de la Révolution française, Burke, Rivarol, Joseph de Maistre, Bonald, Maurras, puis les théoriciens de la Révolution conservatrice allemande au 20e siècle, partagent le refus d’un droit valable en tous pays, et le refus de  l’universalité des droits de l’homme. « J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie (..) » (J. de Maistre, 1796). A l’abstraction trop clairement abstraite du citoyen électeur, ils préfèrent des abstractions d’allure plus concrète : la terre, le pays, la nation, la patrie, le peuple, un Volk : il n’est pour eux de fraternité qu’entre ceux qui partagent une origine ou des racines particulières. La particularité peut éventuellement rassembler les ouvriers comme chez Ernst Jünger (Le Travailleur, 1932) : mais cette communauté du travail ne réunit que ceux qui mettent en œuvre une technique où Jünger voit la manifestation moderne d’une énergie vitale, et finalement elle n’englobe que le travail allemand. Ce « passage de la démocratie libérale à l’Etat du travail » se résume à une synthèse de socialisme et de nationalisme. « Qu’est-ce que le fascisme ? Un socialisme affranchi de la démocratie », écrit Maurras en 1937.

     Tout universel n’est pas communiste, mais le rejet de l’universel est anti-communiste.

     Notre critique porte sur l’Etat, démocratique ou dictatorial ; la critique réactionnaire porte sur l’Etat démocratique. Le fasciste proclame sa haine de la démocratie et, s’il vient  au pouvoir, supprime la concurrence politique, mais dans l’Etat démocratique, ce qu’il déteste, ce sont les procédures parlementaires, non l’institution étatique qu’il séduit, conquiert, occupe, renforce, exacerbant des potentialités autoritaires qui ne demandaient qu’à se développer.

    Nous critiquons la démocratie comme une forme de l’Etat, là où les réactionnaires  l’attaquent comme une forme politique à leurs yeux impuissante à défendre l’Etat. Mussolini et Hitler ont anéanti le parlementarisme afin de restaurer l’Etat. Les communistes ont eu affaire au parlementarisme comme à l’une des formes (et pas la moins redoutable) de pouvoir et de contrainte. Les réactionnaires dénoncent le libre arbitre et l’individualisme bourgeois pour y substituer une nouvelle (ou ancienne) autorité mieux oppressive. Ils veulent moins que l’individu. La perspective communiste ne s’en prend à l’individu que pour réaliser ce qu’il contient d’aspiration à une liberté à la fois personnelle et vécue avec d’autres. Nous voulons plus que l’individu.

     Le communisme s’oppose à la démocratie parce qu’il est contre l’Etat. Le fascisme est seulement contre la démocratie, parce qu’il est pour l’Etat.

      La critique nietzschéenne

     Pour Nietzsche, à une société de maîtres régnant sur des esclaves, succède la société de l’homme moyen, de l’homme massifié, société où ne se côtoient plus que des esclaves. L’auteur de Zarathoustra en appelle à un nouvel aristocratisme fondé non plus sur la naissance, l’argent ou (contrairement à ce que les nazis ont voulu y lire) la force, encore moins la race, mais sur l’esprit libre qui ne craint pas la solitude des sommets. C’est parce qu’il exige de chacun qu’il s’élève au dessus de lui-même et du « troupeau », que Nietzsche se déclare contre le socialisme, car tout collectivisme lui semble un autre grégarisme, et contre l’anarchisme qui ne souhaiterait qu’un « troupeau autonome » (Par delà le bien et le mal).

      La limite de cette vision n’est pas son élitisme, d’ailleurs indiscutablement présent, et non pas ajouté par les penseurs du Troisième Reich. Plus fondamentalement, et de façon rédhibitoire, une solution qui n’est ni historique ni politique, mais avant tout mythique et poétique, ne peut avoir de sens et de valeur que comme morale d’artiste. Ne cherchons pas chez Nietzsche ce qui ne s’y trouve pas, et qu’il n’entendait nullement y mettre. Il n’y a pas de politique nietzschéenne. Inclassable entrepreneur de démolitions, Nietzsche est socialement irrécupérable (sauf à le travestir), ou plus simplement invivable,- au risque, comme le philosophe lui-même, d’en perdre la raison.

     La critique individualiste

   Il est fréquent d’entendre reprocher au système démocratique d’écraser l’individu sous la collectivité. Déjà Baudelaire écrivait: « Rien de plus ridicule que de chercher la vérité dans le nombre (..) le vote n’est que le moyen de créer une police. » Et plus près de nous, Karl Kraus :   « La démocratie, c’est le droit pour chacun d’être l’esclave de tous.»

     Si valide que soit ce point de vue, les défenseurs de la démocratie ont beau jeu de répliquer qu’elle offre à chacun une liberté plus large que ne lui en donnerait une individualité repliée sur elle-même, ou une imprévisible addition d’individus.

    Certains individualistes, plus sociaux que d’autres, prônent une association librement consentie d’individus : ils ne font que reformuler l’une des variantes du contrat démocratique, l’une des plus progressistes peut-être. 

         La démocratie ignorée 

     Avant 1848, un certain nombre de penseurs n’attendaient rien de la démocratie, parce qu’ils se situaient hors de la politique. Pour changer le monde, il suffirait de généraliser l’association, remède à ce qu’a créé la civilisation industrielle et marchande : la « dissociation », comme disait P. Leroux, lequel passe pour avoir introduit en français le mot « socialisme ». Il s’agit de combiner des passions (Fourier), des sympathies et des talents (Saint-Simon), ou des liens mutuels (Proudhon). Contrairement aux néo-babouvistes qui veulent prendre le pouvoir politique par la violence de masses organisées, ici, c’est l’élan moral qui prime. Le cas échéant, on fondera le socialisme grâce à la générosité de riches éclairés, et il se développera par la force de l’exemple, entraînant quasi naturellement la société, sans souci du pouvoir politique considéré comme accessoire, donc sans révolution.

     Il n’y a là ni critique de la politique ni de la démocratie.

     La perspective communiste est anti-politique, non a-politique.   

       La critique syndicaliste révolutionnaire : démocratie économique contre démocratie politique

     Quoiqu’elle semble n’avoir qu’un intérêt historique, elle demeure présente de nos jours, différemment bien sûr qu’en 1910. L’idée d’absorber la politique dans l’économie, de fonder une démocratie directement sociale, réapparaît dans l’utopie contemporaine d’une prise de pouvoir local si généralisée qu’elle enlèverait sa réalité au pouvoir politique central (l’Etat), et dispenserait ainsi de détruire l’Etat. Nous y reviendrons à la fin de cet essai.

     Ce n’est pas d’aujourd’hui que, faute d’affronter directement la démocratie, on a imaginé de passer à côté. 

     Au milieu du 19e siècle, pour Proudhon, c’est leur travail qui donne aux classes laborieuses une capacité politique : créons une nouvelle façon de produire, rendons le bourgeois inutile, le reste suivra, l’atelier remplacera le gouvernement. La démocratie n’est ni acceptée ni abattue, mais contournée, réalisée directement grâce au travail, sans médiation. 

     Une cinquantaine d’années plus tard, l’une des caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire était sa répugnance pour le parlementarisme. L’émancipation viendrait du travail organisé en syndicats d’industrie (et non de métier), unissant toute la classe, qualifiés et non qualifiés. Proudhon avait été l’idéologue de l’artisanat aux prises avec l’industrie naissante : le syndicalisme révolutionnaire correspondait à l’ère des trusts et des usines géantes. Pourtant le principe était le même : fusionner l’industrie et le gouvernement. Aujourd’hui instrument de rassemblement égalitaire des ouvriers en lutte contre le patronat et la police, le syndicat gérerait l’économie pendant et au lendemain de la révolution. Même si certains syndicalistes révolutionnaires, comme De Leon, menaient parallèlement action politique et action « industrielle », la politique se déroulait pour eux hors des enceintes parlementaires, et contre elles.

     Le syndicalisme révolutionnaire dénonçait la liberté d’expression bourgeoise au nom au nom du primat de l’acte sur la parole, et rejetait la démocratie parlementaire au nom de la supériorité d’une élite consciente et organisée sur la masse moutonnière des électeurs socio-démocrates. Mais s’il a pu théoriser une minorité agissante, tout de même assez nombreuse, c’est que pour lui le travail en usine crée les conditions d’une fraternité et d’une solidarité véritables. Donc, dans le syndicat, contrairement au  parlementarisme, règne « une juste et réelle égalité organisée » (Georges Sorel), puisque tous les membres en sont salariés et solidaires. Le « nouveau principe politique du prolétariat », c’est le « gouvernement par les groupes professionnels » s’auto-sélectionnant sur le lieu de travail. Un jour, selon Sorel, « Les sociétés de résistance auront fini par agrandir tellement leur champ d’action qu’elles auront absorbé presque toute la politique », en une « lutte pour vider l’organisation politique bourgeoise de toute vie ».

     Sur un point essentiel, G. Sorel avait vu juste : « Marx croyait que le régime démocratique offre cet avantage que l’attention des ouvriers n’étant plus attirée par des luttes contre la royauté ou l’aristocratie, la notion de classe devient alors beaucoup plus facile à entendre. L’expérience nous apprend, au contraire, que la démocratie peut travailler efficacement à empêcher le progrès du socialisme, en orientant la pensée ouvrière vers un trade-unionisme protégé par le gouvernement. »  (1908)

     Mais contre Marx, Sorel n’a eu raison que négativement, car il est arrivé l’inverse de ce qu’il espérait : le syndicat n’a pas moins failli que le parti, et l’auto-organisation syndicale s’est vue vidée de presque toute vie par la démocratie bourgeoise.    

     « On ne peut pas détruire une société en se servant des organes qui ont pour but de la conserver (..) toute classe, pour s’affranchir, doit se créer ses organes propres. », écrivait Hubert Lagardelle en 1908, sans s’apercevoir que sa critique s’appliquait autant aux syndicats (y compris à une CGT française déjà fortement bureaucratisée) qu’aux partis de la Deuxième Internationale. A l’électeur, le syndicaliste révolutionnaire préférait le producteur, oubliant que dans la société bourgeoise l’un accompagne l’autre. Le communisme ira au-delà des deux. 

    L’anti-parlementarisme

       En participant au suffrage universel, les travailleurs échangent leur violence contre un bulletin. Ce constat est un des minima de la critique sociale, et la dénonciation des élections un thème constant chez les anarchistes, et moins rare qu’on le dit chez les socialistes, par exemple dans La Guerre Sociale avant 1914. Tout parlement reste sous la dépendance de la bourgeoisie, et le suffrage universel est synonyme de recul de la révolution.

     Cependant le refus du parlement, pas plus que le rejet du règne de l’argent ou la détestation de la bourgeoisie, ne résume ni ne définit la perspective communiste. Mussolini aussi voulait secouer le vieil édifice bourgeois, et dans une certaine mesure il a réussi.

   La critique bolchévik : les soviets contre le parlement

     Contre Terrorisme et Communisme de Kautsky (1919), Trotsky publie l’année suivante un livre du même titre, sorti des presses alors que se tient le second congrès de l’Internationale Communiste. Au nom de la démocratie et des libertés publiques, Kautsky dénonçait la guerre civile et le recours systématique à la violence. Trotsky réplique en distinguant entre démocratie au sens de suffrage universel, et démocratie comme expression de la masse du peuple, pour en conclure que si le régime bolchévik ne respecte pas la démocratie au premier sens, c’est parce qu’il l’accomplit dans son deuxième sens, le seul qui importe.

     Avant le parlementarisme tel que nous le connaissons, rappelle Trotsky, il y eut des exemples de démocratie populaire et conservatrice : la démocratie agraire des villes de Nouvelle Angleterre, ou l’auto-gouvernement des classes moyennes urbaines et des paysans aisés en Suisse (dont Rousseau fait l’éloge dans Le Contrat Social). Ensuite, la « polarisation » de la société autour du capital et du travail crée une démocratie bourgeoise qui sert d’ «instrument de défense » contre les antagonismes de classe. Cette démocratie si apaisante, si civilisée, mais qui a abouti à une guerre mondiale, mérite d’être qualifiée de « démocratie impérialiste ».

     Trotsky  justifie la terreur et les méthodes coercitives employées en Russie par la nécessité de se défendre face à une contre-révolution infiniment plus brutale et meurtrière. La bourgeoisie n’a pas reculé devant la Terreur quand sa propre révolution était menacée en 1793-94. Inversement, la faiblesse offensive de la Commune a fait sa perte, et favorisé les massacres qui ont suivi. En Russie, par contre, « Lorsque la révolution sociale aura définitivement triomphé, le système soviétique s’étendra à toute la population, pour perdre du même coup son caractère étatique et se dissoudre en un puissant système coopératif de production et de consommation. »

     Sachant qu’au même moment Trotsky prônait la militarisation du travail, en clair le travail forcé pour des dizaines de millions de personnes, on ne peut lire ces lignes que comme un discours de gouvernant qui sait mieux que l’homme ordinaire ce qui lui convient, et n’hésitera pas à le lui imposer par tous les moyens.

     Nous ne referons pas ici l’analyse d’une révolution russe où les soviets ont peu à peu perdu tout pouvoir réel, réduisant à rien (sinon à un slogan) la prétention bolchévik à atteindre ce que Trotsky nomme « une démocratie autrement profonde », supérieure à sa version bourgeoise. Pour ce qui nous concerne, l’essentiel est qu’on trouve seulement dans le léninisme, comme chez ses héritiers, une critique de ce qu’est devenue la démocratie sous le capitalisme : Trotsky s’intéresse aux formes prises par la démocratie, non à son principe.     

     La critique anarchiste : la dispersion du pouvoir

     Si le léninisme a l’obsession de la prise du pouvoir, l’anarchisme en a la hantise. Réponse à l’autorité et à la dictature, il prône la démocratie contre l’Etat, et oppose le collectif à l’appareil dirigeant, le bas au haut, l’horizontal au vertical, la commune au gouvernement, un pouvoir décentralisé à un pouvoir concentré, l’autogestion à l’hétérogestion et, au corps électoral pyramidal, la communauté de base : une pluralité de vraies démocraties au lieu d’une seule fallacieuse, en partant de petites unités de production et de vie dotées chacune d’assez de dynamisme pour se fédérer aux autres sans aliéner sa liberté. Comme la polis antique, la métropole moderne tend à l’oligarchie : un million de coopératives, de collectifs et de quartiers unis resteront démocratiques. Divisé en une infinité de fragments, le pouvoir devient inoffensif, mais aussi plus efficace, car proche des besoins réels de tous.

     On ne se débarrasse pas du pouvoir en en mettant partout.

    La critique bordiguiste : dictature contre démocratie

     Bordiga a été un des très rares à considérer la démocratie dans son principe, mais à force de rabattre la démocratie prolétarienne sur la démocratie bourgeoise, il rate le principe.

     Pour lui, démocratie est synonyme de libre examen par des individus se considérant égaux et décidant à la majorité. Si le parlement étouffe les prolétaires en les associant à la bourgeoisie, la démocratie ouvrière est tout autant à rejeter, car l’énergie de lutte des prolétaires s’y décompose en décisions individuelles. La démocratie équivaut à une réunion de volontés et de droits égaux, ce qu’ils ne peuvent être dans le parlementarisme bourgeois, et n’ont pas à être dans l’action de classe du prolétariat : la révolution ne dépend pas de mécanismes majoritaires ou proportionnels, mais de la capacité du prolétariat organisé à se doter d’une force centralisée et d’un cerveau collectif. (Quoique Bordiga appelle cet organe « parti », il est fort différent du parti léniniste, car il ne repose pas sur l’introduction d’idées socialistes dans la classe ouvrière de l’extérieur et par des intellectuels socialistes. Bordiga n’a cependant jamais ouvertement critiqué la conception de Lénine.)  

     « (..) la révolution n’est pas une question de forme d’organisation. La révolution est au contraire un problème de contenu, un problème de mouvement et d’action des forces révolutionnaires dans un processus incessant (..) » (Le principe démocratique, janvier 1922)

      Quelques dizaines d’années plus tard, il écrira : « Dans le socialisme, la société n'est plus divisée en producteurs et non producteurs, parce que ce n'est plus une société divisée en classe. (..) le contenu du socialisme ne sera pas l'autonomie du prolétariat, mais sa disparition c'est-à-dire la disparition du salariat, de l'échange, même du dernier, celui qui s'effectue entre monnaie et force de travail, disparition enfin, de l'entreprise. Il n'y aura rien à contrôler ni à gérer, personne face à qui réclamer l'autonomie. Ces idéologies démontrent seulement, chez ceux qui les adoptent, une impuissance théorique et pratique à lutter pour une société qui ne soit pas une mauvaise copie de la société bourgeoise. (..) Marx jeune (..) aurait répondu que celui qui cherche l'autonomie du prolétariat, trouve l'autonomie du bourgeois, éternel modèle de l'homme (voir La Question juive). » (Les fondements du communisme révolutionnaire, 1957).    

    Que la participation des larges masses ne suffise pas à définir une révolution, c’est certain. La révolution communiste consiste avant tout en la création de rapports sociaux non marchands, coopératifs et fraternels, ce qui passe par la destruction de l’Etat, de la division en entreprises, de l’argent comme médiateur universel, et du travail comme activité séparée. Là est l’essentiel. Mais ce contenu fort justement décrit par Bordiga ne sortira pas de n’importe quelle forme. On ne peut raisonner comme si seule comptait la fin : la fin est faite des moyens. Certains moyens nous rapprochent du but, d’autres en éloignent ou finissent par rendre le but inaccessible. Un tel contenu ne saurait être produit que par l’action auto-organisée de « l’immense majorité » (Manifeste)  Le mouvement communiste n’est pas démocratique : il n’est pas non plus dictatorial, si le dictateur s’avère une partie du prolétariat s’imposant au reste. Bientôt cette partie perd tout caractère prolétarien et devient une nouvelle classe dirigeante. C’est ce qui advenu en Russie : quelques-uns comme Otto Rühle l’avaient compris dès 1920-21.

     Bordiga a une vision successive de la révolution: d’abord remplacer le pouvoir bourgeois par le pouvoir des travailleurs, ensuite créer une société non mercantile. C’est pour cette raison qu’il n’a aucun mal à envisager que les bolchéviks auraient pu rester des années à la tête de la Russie et, même en l’absence d’une transformation communiste du pays, promouvoir la révolution mondiale. Croire que l’on puisse prendre le pouvoir en un pays et le garder x années avant que le reste du monde fasse la révolution, c’est assimiler le pouvoir à un instrument, que l’on entretient comme ces machines bien graissées mais au repos que les ouvriers russes montraient fièrement à Jan Appel (délégué du KAPD à Moscou) à l’été 1920, regrettant de ne pouvoir les faire fonctionner faute de pièces, et espérant que la victoire prolétarienne en Europe leur envoie bientôt ces précieuses pièces détachées. L’Etat bolchévik était bien quelque chose de ce type, appareil s’imaginant en préparation d’une révolution future. Or, un pouvoir n’est jamais un outil en attente d’emploi, mais une structure sociale qui ne reste pas sans fonction. Sa fonction, c’est de relier, de faire faire, d’imposer, d’organiser ce qui est : si ce qui existe, c’est le travail salarié et l’échange marchand, même sous les formes originales, précaires et « bricolées » de la Russie de 1920, le pouvoir gèrera ce travail et cet échange. Lénine est mort chef d’Etat. Au contraire, une structure révolutionnaire ne se définit que par ses actes, et si elle n’agit pas dépérit. 

      Bordiga théorise la nécessité de faire violence à des prolétaires particuliers au nom des intérêts du prolétariat en général : jusqu’à la fin de sa vie, il justifiera la répression et les mensonges bolchéviks contre l’insurrection de Cronstadt. Jamais il n’a compris qu’au moment où il rédigeait Le Principe démocratique, l’expérience russe censée étayer son argumentation finissait d’éliminer ce qui restait de révolution. Bordiga attaquait le formalisme démocratique au nom d’une révolution nullement réalisée ni en voie de l’être, et devenue tout aussi formelle.

    Ce n’est pas en pratiquant le contraire de la démocratie (c’est-à-dire la dictature) qu’on la critique. Le contraire de la démocratie n’est pas une critique de la démocratie.

     Le communisme de conseils : de l’anti-bureaucratisme à la non-violence      

     Gauches Communistes « allemande » et « italienne » partageaient un net rejet de la démocratie bourgeoise. En 1932, ni Pannekoek, ni Mattick, ni en Allemagne les petits groupes héritiers du KAPD et des Unionen ne croyaient possible qu’en rassemblant leurs forces au lieu de se combattre, les « frères ennemis » socialiste et stalinien, entraînant avec eux l’ensemble des démocrates, puissent « faire barrage » à Hitler. Pannekoek comme Bordiga étaient critiques de l’antifascisme. Leur désaccord porte sur la démocratie ouvrière.      

     Il n’est pas indifférent que les intéressés eux-mêmes en soient venus à se qualifier de  « communistes de conseils ». En 1920, l’opposition des conseils ouvriers au parti, en tout cas au parti de type léniniste prôné (et plus tard imposé) par l’I.C., n’était qu’un aspect de ce qui distinguait la Gauche Allemande, un trait majeur sans doute, mais qui ne la résumait pas. Mettre en avant le conseil, c’est privilégier un mode d’organisation. Ce courant est l’un des premiers à avoir compris la faillite de la Révolution russe mais, avec le temps, la critique de la bureaucratie (celle au pouvoir en URSS comme celles des partis et syndicats ouvriers dans le monde) a fini par présenter la bureaucratie comme l’obstacle principal à la révolution, et la démocratie ouvrière comme la principale voie révolutionnaire. Dans leur théorie comme dans leur pratique, ces groupes ont entretenu une méfiance systématique contre tout ce qui pouvait apparaître comme une contrainte exercée sur la classe ouvrière. Du communisme de conseils, on a glissé à la démocratie des conseils, la seconde étant supposée apporter le premier. Une démocratie ouvrière et non bourgeoise, bien sûr, mais de ce point de vue, les formes bourgeoise ou ouvrière se donnent le même but : empêcher ou éviter les atteintes à la liberté, personnelle ou collective.

     Nous répondrons, non (comme le ferait Bordiga) que cette liberté serait illusoire et donc indifférente au communisme, mais que de toute façon le principe démocratique ne la garantit pas, car il ne la préserve qu’en l’absence de crise au sein du groupe considéré, fût-il composé de prolétaires au lieu de bourgeois.

     Si l’objectif est de faire en sorte que nul ne puisse faire pression sur quiconque, la « protection » offerte par les mécanismes démocratiques est illusoire, car elle ne vaut qu’en l’absence de crise grave.  Dès que la discussion ne suffit plus à entraîner une décision acceptée de bon gré par l’ensemble des participants, il faut plus que discuter : soit admettre que la communauté compte plus que le désaccord, et donc vaut la peine d’être maintenue malgré ce conflit et cette décision ; soit se résoudre à une scission ; soit imposer par la force une solution à l’ensemble du groupe. Dans tous les cas, le principe démocratique s’est vu suspendu.

     A faire du libre arbitre un absolu, on aboutirait à un groupe radical sans autre activité que de transmettre idées et informations. Peu de théorie, sinon la théorie de l’échange et de la nécessité de l’autonomie. Pas de théorie, sinon la théorie qu’aucune théorie ne doit être imposée à la classe. Ainsi définie par son absence, cette non-théorie serait inaccessible à la critique, facilitant l’évolution du groupe vers une bureaucratie informelle.    

      La théorie bordiguiste du parti nie le problème. Le conseillisme y répond en prônant l’attente d’une majorité prolétarienne si vaste qu’elle résoudra tout conflit sans violence verbale ni physique, mais a toutes les chances de rester introuvable. Un mouvement révolutionnaire futur ira au-delà d’une alternative « parti ou autonomie », alternative née de nos échecs.

    La critique de la démocratie « formelle »

      L’analyse « marxiste » traditionnelle a le mérite de souligner que la démocratie n’offre que des possibilités dont seuls les membres de la classe dominante sont capables de faire un usage effectif.

     Comme les précédentes, cette critique s’attaque bien à un trait constitutif de la démocratie, mais son erreur est de traiter les formes démocratiques comme si elles manquaient de réalité, alors qu’elles sont réelles, de leur réalité propre.

     Affirmer que les libertés permises en régime démocratiques sont de façade et facilitent la perpétuation du pouvoir bourgeois, c’est énoncer une vérité qui ne dit qu’une partie de la vérité. La liberté d’opinion favorise ceux qui sont à même de s’en servir : dans une société inégale, la politique, la connaissance et le débat d’idées aussi sont inégaux. Pourtant, aujourd’hui comme hier, en utilisant (et en élargissant) les possibilités qui leur sont laissées, les travailleurs (ou les dominés, comme l’on aime dire maintenant) améliorent leur condition, apportant ainsi un contenu à des libertés qui ne restent pas de pure forme.

      Quand on explique, ce qui n’est pas très difficile, que le bulletin de vote de l’ouvrier n’a qu’en apparence le même poids que le bulletin de son patron, on prouve seulement que la pseudo égalité politique ne compense pas l’inégalité sociale. Mais les réformistes sérieux n’ont jamais prétendu le contraire. Ils ont simplement dit et répété : « Puisque le bulletin de Krupp pèse un million de fois plus que celui d’un de ses ouvriers, rassemblons les voix de millions de travailleurs et nous serons plus forts que la famille Krupp. Pour ce faire, justement, mettons à profit les libertés d’expression et d’association : ainsi nous ferons une réalité des apparences de pouvoir que la bourgeoisie a cru habile de nous concéder. » Contre la puissance du capital, le travail a pour lui le nombre : prendre publiquement la parole, faire vivre une presse indépendante de celle des patrons, s’organiser sur le lieu de travail, se réunir et manifester dans la rue, sont malgré tout plus faciles en démocratie, comme le prouve l’expérience des exploités ou des dominés depuis deux siècles. En général, la masse de la population a plus de moyens d’améliorer son sort sous De Gaulle que sous Pétain, sous Adenauer que sous Hitler, sous Allende que sous Pinochet, sous Felipe Gonzales que sous Franco, etc.

     Si le parlementétaitseulement un décor, et la liberté de la presse uniquement un leurre, on ne comprendrait pas pourquoi existent et perdurent des parlements, des partis et des journaux d’opinion, et encore moins pourquoi ils mobilisent encore des électeurs, voire des enthousiasmes. La démocratie n’est pas un faux semblant, pas seulement.   

  Donc Churchill aurait raison… ?  

    Ce bref survol tendrait à ne nous laisser qu’un choix, si bien exprimé par W. Churchill en ce haut lieu démocratique qu’est la Chambre des Communes, le 11 novembre 1947 : la démocratie serait « la pire forme de gouvernement - à l’exception de toutes les autres que l’on a essayées à travers l’histoire ».

     Il est intéressant que l’une des meilleures définitions de la démocratie ait recours au paradoxe, sinon au jeu de mot. Si d’ailleurs tout le monde ironise sur la phrase du grand conservateur anglais, tout le monde au fond l’accepte, à une réserve près : chacun a en effet sa solution pour tirer vraiment le meilleur de ce moindre mal. (« Le plus sûr argument contre la démocratie est une conversation de cinq minutes avec l’électeur moyen », précisait Churchill, ajoutant le cynisme au pragmatisme ; on cite moins cette deuxième formule : le mépris qu’elle affiche à l’égard des « acteurs » - ou plutôt des figurants - de la démocratie risquerait de discréditer la définition de la première formule.) 

     Commençons par revenir au mot lui-même.

     Westminster n’est pas l’Acropole

     La première condition d’une compréhension de cette réalité appelée « démocratie » consiste à remettre à sa place, c’est-à-dire dans l’histoire, un mot si mal adapté à ce qu’il désigne depuis deux cents ans.

      Les temps modernes ont en effet donné un nouvel usage à une notion née en Grèce antique, et aujourd’hui presque tout le monde, homme de la rue, universitaire ou militant, qualifie de « démocratie » l’Athènes du 5e siècle avant J.-C. et l’Italie ou la Suède contemporaine. Les mêmes qui refuseraient - à juste titre - de parler d’« économie » préhistorique ou de « travail » dans une tribu amazonienne ne voient aucun anachronisme à désigner du même terme un système où la citoyenneté signifiait la capacité (théorique, mais souvent aussi effective) à gouverner et être gouverné, et un système où la citoyenneté se résume pour 99% des citoyens au droit d’être représenté.

    Il fut une époque où l’on était moins réticent à admettre le fossé séparant les deux acceptions. James Madison, l’un des pères de la Constitution étasunienne, distinguait démocratie, où « le peuple se rencontre et exerce son gouvernement en personne », et république, mot d’ailleurs d’origine latine, où le peuple « se rassemble et s’administre par ses représentants et ses agents ». L’avènement de l’Etat bureaucratique moderne, redouté par Madison, a rendu  « démocratie » synonyme de pouvoir investi dans le peuple et exercé en son nom. 

     La presque totalité des commentateurs déplorent les limites d’une démocratie grecque fermée aux femmes, aux esclaves et aux étrangers, et se réjouissent que le demos moderne s’ouvre à des catégories de plus en larges de la population. L’idéal des démocrates radicaux serait même un demos qui englobe tous les êtres humains vivant sur le territoire concerné. C’est oublier que l’Athénien citoyen ne l’était pas en tant qu’être humain, mais en tant que co-propriétaire de la cité, et concrètement en tant que  propriétaire foncier, petit ou grand. Le système démocratique était venu gérer du mieux possible les contradictions d’une communauté d’hommes (masculins et chefs de famille) irrémédiablement divisés par des inégalités croissantes de fortune.    

    C’est parce qu’elle se limitait à un groupe d’hommes partageant l’essentiel (une domination sociale réelle, quoique minée par l’argent que certains accumulaient plus que d’autres) que la démocratie grecque pouvait demeurer, pour employer un mot à la mode, « participative », non sans crise ni interruption d’ailleurs. Rien dans l’Europe ou les Etats-Unis d’aujourd’hui n’est comparable au demos du temps de Périclès.

     Notre temps réécrit le passé au présent pour se persuader que les peuples civilisés ont toujours aspiré à la démocratie. Il n’est pas le premier à vouloir se comprendre à la lumière déformée d’une autre époque. Appliqué à des sociétés qu’anime le rapport capital/travail, le mot « démocratie » nous renseigne plus sur ce que ces sociétés pensent d’elles-mêmes que sur leur fonctionnement réel.  

     Une question de mots ?    

     Ce n’est donc pas par fidélité à une tradition que nous tenons au mot communisme et récusons celui de démocratie, mais pour des raisons historiques. Malgré ses défauts, communisme résume, en partie seulement bien sûr, l’expression d’un mouvement pratique vers l’émancipation des exploités et du genre humain. Le mot et le concept avaient un sens  (discuté et discutable), en 1850 ou 1910 : ce sont l’échec de la révolution russe et le stalinisme qui leur ont donné un sens tout autre. Ainsi que l’expliquait  l’I.S. (n°10, 1966), comme les prisonniers mis au travail forcé, « les mots captifs » eux aussi travaillent au profit de ceux qui s’en sont emparés. Il n’est pas dans la nature du communisme d’être bureaucratique.

     Au contraire, démocratie est un mot faussé dès sa reprise par les révolutionnaires bourgeois à partir du 18e siècle, puis par la grande majorité (mais non la totalité) des socialistes puis des communistes aux 19e et 20e. Sa fausseté ne consiste pas à mentir comme le faisaient par exemple les descriptions maoïstes de la vie en Chine, mais à mystifier une réalité en la désignant par autre chose que ce qu’elle est, en assimilant le parlement moderne à l’agora antique, en faisant passer le citoyen français du 21e siècle pour un citoyen athénien aux pouvoirs accrus.

      Exploitation et/ou domination 

      Y a-t-il  inégalité, pauvreté et misère parce que quelques-uns décident pour tous ? Ou quelques-uns monopolisent-ils les décisions parce qu’ils sont déjà riches et puissants ? Vaine question.

     Des montagnes de livres et d’articles ont été et sont écrites pour réfuter la thèse prétendue  marxiste que « l’économie » expliquerait à peu près tout. Or…

     « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant de l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. » (Engels, lettre à J. Bloch, 21 septembre 1890)

     Tout dépend évidemment de ce que l’on entend par instance et surtout par économie, laquelle ne s’est dégagée comme réalité relativement autonome que sous le capitalisme. En tout cas, un gouvernement ne s’explique pas par « l’économie », pas plus qu’on ne part en guerre pour restaurer un taux de profit. La politique n’est pas un décalque de l’économie : en démocratie bourgeoise, les grands patrons ne deviennent pas automatiquement chefs d’Etat ou ministres, et de fait ils le sont rarement. Une même base économico-sociale peut coexister avec des formes politiques très diverses, sinon opposées. L’Allemagne capitaliste aura été tour à tour dirigée par une caste monarchique, une bourgeoisie, les chefs d’un parti unique nationaliste-raciste, après 1945 par des bourgeois à l’Ouest et une bureaucratie d’origine ouvrière à l’Est, puis à nouveau par des bourgeois dans le pays réunifié. L’histoire offre maints exemples de non-coïncidence entre autorités politiques et détenteurs de la puissance économique, et d’un Etat moderne gouvernant contre des bourgeois, imposant l’intérêt général du système aux capitalistes individuels. Bismark lui-même, lors d’une grève dans la Ruhr, avait forcé les patrons à augmenter les salaires. Quoique généralement en Europe l’argent apporte le pouvoir, souvent en Orient et en Afrique c’est le pouvoir qui entraîne l’enrichissement, par appropriation familiale ou clanique des ressources de l’Etat, notamment de la rente ou l’accaparement du commerce extérieur. Il n’y a pas besoin de remonter dans le temps pour voir des chefs de la cité ou de l’Etat imposer leur volonté aux riches, et les déposséder : la Russie de Poutine en offre quelques illustrations récentes.

      Pourtant, dans l’immense majorité des cas, dirigeants politiques et maîtres de la terre, du négoce et de l’industrie s’unissent ou ne font qu’un. Commander aux hommes va généralement de pair avec les mettre au travail. Les deux formes de pouvoir ne divergent pas durablement : l’une renforce l’autre. Le pouvoir ne crée pas ce qui le fait exister. Si dirigeants politiques et détenteurs (de fait ou de droit) des moyens de production se superposent rarement terme à terme, les sociétés modernes ne connaissent pas d’exploitation sans domination, ni de domination sans exploitation, et les mêmes groupes y contrôlent à la fois, ne serait-ce qu’indirectement,  pouvoir et richesse.     

      Exploiter suppose un contrôle sur celui que l’on exploite, une maîtrise sur ses conditions de vie, afin de l’obliger à entrer dans un rapport où il tienne le rôle attendu de lui. L’exploiteur n’exploite que ce qu’il domine, et l’exploité doit en reconnaître les termes. La domination est une condition et une forme nécessaire de l’exploitation. La question de savoir laquelle serait chronologiquement ou logiquement première ne présente guère d’intérêt. L’exploitation n’est pas seulement « économique » (je fais travailler autrui pour moi, à ma place et à mon profit), mais aussi « politique » (je décide à la place d’autrui de l’évolution sociale, et oriente ainsi sa vie). Contrairement à ce que pensait Castoriadis dans les années 60, la société contemporaine ne se divise pas en dirigeants et en exécutants. Plus exactement, cette division ne joue que par rapport à ce qui structure le monde moderne : la relation capital/travail. Cela ne veut pas dire que le monde se réduire à cette relation ni donc qu’elle explique tout. Une entreprise n’est pas seulement un pôle d’accumulation de profit, elle est aussi un lieu de pouvoir, et par là de domination : mais elle n’existe que dans la mesure où elle réalise et accumule de la valeur, sinon elle fait faillite. Ce n’est pas en opposant exploitation et domination, c’est en saisissant le lien entre les deux, que l’on comprend les sociétés humaines en général, et le capitalisme en particulier.  

     Au fondement de la démocratie : la politique        

     Si par politique on entend la prise en considération de la société dans son ensemble (y compris la réalité et la question du pouvoir), et non comme une addition de « questions » locales ou techniques, en ce cas il va de soi que tout changement social est politique.

     Mais la politique est autre chose que ce souci du général et du global, car de cette totalité elle fait paradoxalement une nouvelle spécialisation, une activité détachée des intérêts directement sociaux. Ce domaine réservé au débat, à la gestion, à la décision n’est évidemment  pas fermé aux hiérarchies sociales, mais il les déplace sur un terrain où ces hiérarchies ne seront jamais traitées quant à leurs causes, seulement leurs conséquences.

     L’apport historique de la Grèce antique n’est pas la démocratie, ensemble de procédures et d’institutions réunissant les citoyens pour décider ensemble de leur sort. L’innovation se situe en amont, dans ce qui fonde la démocratie : l’invention d’un espace réservé à la confrontation, à la prise de décision et à la gestion, distinct du reste de la vie sociale. Cette sphère spécifique sort chacun de ses intérêts particuliers (individuels ou de groupe) et donc des inégalités de fortune ou de rang, pour le placer sur un plan où il jouit d’une égalité de droits avec tous les autres citoyens. Cette séparation définit la politique : consciente de son incapacité foncière à éteindre les antagonismes, la société les transpose en terrain supposé neutre, en tout cas parallèle, où les conflits sont traités et généralement amortis au mieux possible de la perpétuation de l’ensemble du système social. C’est cette séparation dont Marx amorçait la critique dans diverses œuvres de jeunesse. C’est cette même séparation que la démocratie directe ou populaire conserve tout en croyant la dépasser par une participation enfin active de tous : mais faire entrer tout le monde dans une sphère séparée n’en a jamais supprimé la séparation.

      Tout groupe humain réfléchit et agit à sa façon sur l’ensemble de sa situation. Mais il revient aux sociétés de classe, sous mille formes et non sans essais et erreurs, d’avoir finalement « inventé » la politique comme espace séparé du reste de la société, existant et fonctionnant par et pour cette séparation qui fonde la politique et la définit. Ensuite, bien sûr, les sociétés se sont représenté comme simple, évident et universellement souhaitable, un mode de fonctionnement qui doit très peu à une nature humaine, et tout à l’histoire.

    La division en classes, dans certaines conditions, a produit la politique : la suppression de la division en classes passera par le dépassement de cette séparation.

       La démocratie n’est pas à abattre ou à dénoncer, mais à dépasser.  Comme les autres critiques essentielles, celle de la démocratie n’est possible que par rapport à la perspective communiste. Tant que l’on reste dans la perspective d’un équitable « partage des richesses », la question politique, ou comme l’on dit aujourd’hui la question du politique, se résume logiquement à un repartage du pouvoir. Seul un monde radicalement autre ne sera plus  obnubilé par le pouvoir, qu’il s’agisse de le prendre, de le répartir ou de le disperser. La question politique ne devient soluble que lorsqu’elle cesse d’être première. 

     Sommes-nous manipulés ?

     Des gens bien intentionnés s’emploient, souvent avec talent, N. Chomsky par exemple, à dénoncer les pressions exercées sur l’opinion par l’Etat, les médias, les lobbys, etc. Ce n’est pas sans intérêt, mais le défaut commun à ces analyses est de ne pas s’interroger d’abord sur l’objet de ce conditionnement.

     L’opinion serait une sorte d’esprit collectif, composite et varié, tantôt ballotté par les événements, tantôt influant sur les événements, comme si ceux-ci se déroulaient ailleurs. Ainsi, on dira que l’opinion allemande, indifférente ou hostile à Hitler en 1923, lui devient favorable à la suite de la crise de 29, avant de s’en éloigner à nouveau après l’effondrement du Troisième Reich, comme si ces changements d’attitude étaient sans rapport avec ce que chaque fois faisaient ou ne faisaient pas individus, groupes, classes, partis et syndicats existant alors en Allemagne. Celle qu’il y a plus de deux siècles Chamfort baptisait « reine du monde » serait aussi fiable qu’une girouette.

     Autre exemple, on décrira le « retournement » de l’opinion française en 1968, la grande manifestation de droite sur les Champs Elysées le 30 mai sonnant le glas de l’élan contestataire dans la rue et les usines. L’exemple suffit à montrer où se situe vraiment le rôle de ce que l’on appelle l’opinion publique. En avril 1968, l’immense majorité des futurs contestataires ignoraient qu’ils allaient bientôt défiler ou faire grève. C’est sous l’impulsion des premiers combats de rue et de l’initiative d’une minorité d’ouvriers (à Sud-Aviation, à Renault-Cléon…) que des millions ont découvert de quoi ils étaient désireux et capables. Quelques semaines plus tard, c’est l’épuisement de l’énergie gréviste (et pour beaucoup de participants la satisfaction de leurs revendications) qui a lassé la révolte et permis aux forces conservatrices de se ressaisir. D’un bout à l’autre, l’onde de choc de la plus grande grève générale de l’histoire aura déterminé le cours des choses, et mis au premier plan successivement une prise de conscience de changements possibles, le réveil des partisans de l’ordre, les découragements mais aussi les rebondissements ultérieurs pendant plus de dix ans.      

     Les actes influent sur la conscience : la réciproque est vraie aussi… mais à un degré nettement moindre. Au sortir de la guerre, comme dans le reste de la France et ailleurs, les ouvriers de Renault avaient été abreuvés de calomnies staliniennes sur les trotskystes, réels ou imaginés, mais toujours décrits  par la CGT et le PCF sous les traits d’ex-collaborateurs, de fascistes, d’agents du patronat et de la police. Or, au printemps 47, contre la CGT, adversaire acharné de tout arrêt de travail (« La grève est l’arme des trusts »…), les ouvriers de Billancourt déclenchent une grève de deux semaines, en partie contrôlée par la base, et vont jusqu’à élire au comité de grève un militant trotskyste notoire, Pierre Bois. Ils avaient pourtant été longuement conditionnés par des années de propagande à laquelle l’infime minorité révolutionnaire ne pouvait répliquer que par quelques tracts et feuilles dont les diffuseurs risquaient de se faire casser la figure, puis licencier, tant était lourde la mainmise cégétiste sur les esprits et la gestion de l’usine. Si dans des conditions aussi défavorables un grand nombre d’ouvriers ont fait grève et osé désigner un trotskyste pour les représenter, ce n’est pas parce qu’ils auraient eu enfin accès aux analyses critiques de la bureaucratie. Simplement, la pression de leurs conditions de travail et de vie, la résistance à l’exploitation les ont conduits à ne plus suivre les consignes syndicales, à lutter à côté de personnes comme P. Bois, et à voir comme des camarades dignes de confiance ceux dont ils se seraient défiés quelque temps plus tôt.

     Par la même logique, une fois la grève terminée, le PCF étant exclu du gouvernement et la CGT adoptant une ligne « dure », la bureaucratie ouvrière reprit le contrôle de la masse des salariés. L’un des prétextes de l’expulsion des ministres staliniens fut d’ailleurs le soutien (tardif) du PC aux grévistes de Renault. En image au moins, le PCF redevenait « le parti de la classe ouvrière ».

     Sur la lancée de la grève de 47, les trotskystes créèrent un petit syndicat oppositionnel (significativement appelé SyndicatDémocratique Renault), qui vivota quelques années avant de disparaître. Si très peu de prolétaires lui firent confiance, ce n’est pas parce que les calomnies staliniennes auraient retrouvé une efficacité perdue au printemps 47, ou que les trotskystes auraient manqué d’énergie. C’est parce que la CGT répondait plus ou moins aux besoins des prolétaires, épousait parfois leurs revendications, encadrait leurs luttes, les défendant et représentant mieux que ne le pouvait un syndicat ultra-minoritaire dans l’entreprise et sans relais dans le reste du pays. (P. Bois devait devenir plus tard dirigeant de Voix Ouvrière puis de L.O.)

    Du propagandiste à l’éducateur

    L’opinion, c’est une idée que l’on se fait sur le monde, seul ou en groupe. La différence entre démocratie représentative et démocratie directe, c’est que la première souhaite que chacun se fasse d’abord ses idées seul, alors que la seconde préfère une fabrication collective. Mais pour l’une et l’autre, l’unique façon de résister au poids écrasant de médias dominées par les puissants, c’est d’être correctement éduqué ou, mieux encore, de s’auto-éduquer, l’auto étant ici encore de préférence collectif.

     Depuis l’ère des totalitarismes, le mot et la réalité de propagande ont mauvaise presse. En 1939 déjà, S. Tchakotine dénonçait Le viol des foules par la propagande politique dans un ouvrage du même nom, centré sur les méthodes de domination des esprits en régime totalitaire, nazi surtout, basées selon lui sur une utilisation des pulsions humaines afin de créer des réflexes conditionnés de type pavlovien. Tchakotine théorisait ce qu’il avait pratiqué : ancien responsable de la propagande social-démocrate en Allemagne au début des années 30, il disait en appeler à la raison, et non aux sens comme le faisaient les nazis, mais ne s’interdisait pas de préconiser des techniques de mise en condition de la foule dans les meetings. Il est l’un des inventeurs du symbole des « Trois Flèches », adopté par le Front d’Airain censé faire échec à Hitler en rassemblant tous les républicains, qu’ils viennent du socialisme, du libéralisme ou même au début du Centre catholique, mais excluant le PC. Reprises par la SFIO en 1934, et confirmées en 1945, les Trois Flèches ont fait date comme l’un de des premiers logos politiques. Le symbole était clair : à l’exhibition de la force brutale des S.A. et des rassemblements hitlériens, opposer le spectacle de la force supérieure de masses démocratiques capables elles aussi de s’organiser sur le mode militaire. Mais l’histoire n’est pas une guerre de symboles. L’échec de Tchakotine à battre les nazis à leur propre jeu est un signe que leur victoire ne s’explique pas par d’habiles manœuvres psychologiques. L’Allemagne s’est donnée à Hitler quand la république de Weimar s’est avérée incapable de trouver aucune autre solution (radicale, réformiste ou conservatrice) à sa crise.

     Auparavant, en 1928, dans son livre Propagande (republié aux Ed. Zone en 2007), Ed. Bernays, sans doute le premier conseiller en relations publiques, décrivait comment un « gouvernement invisible » dirigeait les sociétés démocratiques. Combinant freudisme et psychologie des foules, il recommandait d’agir sur l’inconscient collectif, définissant des techniques publicitaires qu’il mit autant au service de grandes entreprises que de politiciens, avant de participer en 1954 à la déstabilisation du président du Guatemala que les Etats-Unis réussirent à renverser. La nouveauté, il y a près d’un siècle, c’était de « vendre » un candidat à la Maison Blanche comme une lessive, et par les mêmes méthodes. Bernays annonçait un temps, le nôtre, où aucun parti n’ose plus faire de la propagande : il communique.

   A la différence de l’agit-prop d’antan, la pub politique la plus moderne ne prétend plus faire changer les gens d’avis pour qu’ils changent de comportement, mais les aider à prendre conscience par eux-mêmes des réalités. La publicité se baptise information, et le management moderne devient le modèle idéal de toutes les relations. Ne dit-on pas « gérer » son stress, son couple, son deuil, son temps, ses enfants ? L’entreprise accorde, voire impose à chaque membre du personnel d’organiser lui-même son travail… pourvu qu’il remplisse l’objectif fixé.  Les élèves sont mis par l’enseignant en autonomie, et de ce seul fait privés d’autonomie. Le psychologue ne cesse de dire à son patient : Soyez vous-même !  Partout la contradiction se répète et entraîne une pression renforcée de l’entreprise sur le salarié (aggravée par l’informatisation), un contrôle  plus étroit de l’école sur les enseignants et les élèves, et une psychologisation de tous les domaines.

     Comment en irait-il autrement ? La critique du primat de l’éducation (ou de l’auto-éducation) a été résumée en 1845 dans la 3e Thèse sur Feueubach :

    « La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient le produit d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au dessus de la société (..) ». 

      « Plus je lis et plus je discute, mieux je comprends et mieux je choisis… »                   

     Modéré ou radical, le démocrate attribue les défauts de la démocratie non à ce qu’elle est, mais à ce qu’il n’y en aurait pas encore assez : pas assez d’apprentissage de l’esprit critique à l’école, pas assez de journaux de référence, pas assez d’émissions sérieuses à la radio et la télévision, et nos sources d’information ne sont jamais assez étendues ni pluralistes.

     Au moins autant que sur le libre arbitre individuel, la démocratie repose sur le principe que plus l’on discutera et plus l’on s’informera, mieux nous vivrons ensemble.

     S’il est normal que les militants, les enseignants, les journalistes, les éditeurs, en un mot tous ceux qui font métier de  « communiquer », privilégient l’espace-temps de l’éducation, de la discussion et de la délibération, il est permis de s’étonner que tant de révolutionnaires adoptent la même attitude. 

     Dans le 1984 d’Orwell, Winston est regardé et surveillé par un « télé-écran » installé dans son salon et qu’il est interdit d’éteindre. En 1960, le téléspectateur français regardait volontairement une chaîne unique chaque jour supervisée par le ministre de l’Information. Début 21e siècle, sur des dizaines, bientôt des centaines de chaînes, et de plus en plus sur les écrans d’ordinateurs et de téléphones portables, des débats permanents font dialoguer une ministre, un chômeur, un patron, une lesbienne, un père de famille monoparentale, une écologiste, un altermondialiste, et pourquoi pas une libertaire. 

     Par un étrange paradoxe, l’homme moderne n’arrête pas de se dire dépossédé de son existence (dépossession qu’il explique par des entités baptisées économie,marchés financiers ou mondialisation) tout en croyant en reprendre possession, après sa journée de travail, en lisant le journal ou en « chatant » dans le cyberespace.

     Moins nous avons de pouvoir sur notre existence, plus l’on nous invite à en parler. Insatisfait du mécanisme démocratique classique, le citoyen vit une démocratie en continu où enquêtes d’opinion et prises de parole créent une ambiance d’élection informelle permanente. Mélangeant latin et grec, on pourrait dire qu’en domocratie chacun change les choses à partir de sa maison, de chez lui : je « lutte » contre le réchauffement de la planète en installant dans mon salon des ampoules à basse consommation. Le libéral L. von Mises écrivait en 1922 que « l’économie est une démocratie dans laquelle chaque centime joue le rôle d’un bulletin de vote. C’est une démocratie des consommateurs ». Aujourd’hui, ce n’est plus seulement chaque acte d’achat qui reflète notre liberté de choix : le moindre geste quotidien équivaudrait à une prise de position et à une action.  

  Internet, stade suprême de la démocratie

     Le durcissement de la société (en témoignent la sophistication policière, la multiplication des sociétés « de sécurité » et un contrôle informatisé de plus en plus étroit des individus) va de pair avec l’ouverture des vannes d’une parole inoffensive, autorisée et même recommandée. Dans le travail, à l’école, dans le couple, entre membres d’une même famille, entre professions, au théâtre entre acteurs et spectateurs, entre usagers, entre enfants et adultes, entre cultures, entre religions, entre médias, entre voisins, dans le quartier, partout, tout doit faire objet de débat, aucun pouvoir ne doit se fixer ni s’exercer sans justification, et chacun doit se tenir sans cesse informé sur n’importe quoi. L’autogestion généralisée d’une parole décuplée par tout ce qui se présente comme événement culturel ou politique fait de chacun un journaliste : Arrêtez de dénoncer les médias : soyez les médias. Car Les médias, c’est nous ! S’il faut une date, en 1999, la guerre du Kosovo fut la première où participèrent les internautes.

     Pour nous imposer quoi penser, la démocratie nous dit sur quoi il convient de penser, et en général cela suffit. Tout en se livrant en 1962 à un éloge de la « sphère publique », Jürgen Habermas déplorait qu’elle soit menacée par la communication marchande. Il ferait sans doute preuve de plus d’optimisme aujourd’hui où cette sphère mue en une infinité de débats et une ouverture de tous vers tous. Mais la liberté de donner son avis sur la politique mondiale, c’est-à-dire un avis sur ce qui est dit du monde dans la presse, les médias et sur Internet, ne vaut ni plus ni moins qu’une liberté de parole. Le citoyen n’existe que dans un espace public qui se fait passer pour une réalité capable de peser sur le cours des choses: mais quand a-t-il évité au monde de basculer dans la catastrophe, quand a-t-il évité 1914, Hitler, les massacres coloniaux et post-coloniaux ? Et en quoi les nouvelles techniques d’information et de communication changent-elles le tableau ? Donner son opinion n’a que l’intérêt d’une opinion, et ce ne sont pas les opinions qui font l’histoire. Surinformation et multiplication des débats peuvent d’ailleurs freiner autant la réflexion que la pénurie d’informations et la rareté des débats :    

      « (..) c’est un axiome de la science politique aux Etats-Unis, que le seul moyen de neutraliser les effets des journaux est d’en multiplier le nombre. » (Tocqueville, 1835)  

     La démocratie triomphe en nous disant penser. Le lecteur de 1900 avait le choix entre des journaux socialistes ou conservateurs, mais guère d’influence sur leur contenu ou sur l’évolution globale de la presse. Un siècle plus tard, la structure d’Internet est tout autant hors de portée de celui qui visite des sites, ou même qui anime le sien : pour commencer, on ne lui a jamais demandé son avis sur la naissance de cette toile mondiale.

     Il est vrai que, contrairement à une radio ou à un journal dont les propriétaires ou les rédacteurs maîtrisent le contenu, sur Internet, l’internaute en décide : il peut créer son site, y écrire à peu près ce qu’il veut, et correspondre avec tous les sites qu’il choisira. Si la liberté est l’absence de chefs, Internet est bien libre. Mais qui fait vivre cette toile planétaire ? Une infinité de vendeurs et d’acheteurs (voici pour la concurrence) dominées par quelques entreprises géantes (voilà pour les monopoles). Wikipedia n’existerait pas sans Google Inc. et autres moteurs de recherche. La facilité d’accès (et non la gratuité, puisque l’informatique coûte cher, et d’autant plus qu’elle crée naturellement sa propre obsolescence) suppose un vaste marché mettant en jeu des sommes et des intérêts où l’internaute est autant un pion que dans toute autre consommation. Jamais circulation d’argent et circulation d’idées n’auront été à ce point liées, la première permettant la seconde. Cette communauté de la connaissance et des échanges repose sur une communauté matérielle. Dire qu’Internet n’aurait pas vu le jour et ne se développerait pas sans un ou deux milliards d’internautes, c’est aussi exact que de dire que les automobilistes sont cause de l’existence et de la perpétuation de l’industrie automobile. A cette différence près que les conducteurs de voitures ne les fabriquent pas, alors que les internautes animent Internet : cela ne leur donne pourtant pas d’autre pouvoir que d’y prendre ou donner la parole.   

     Ce n’était (évidemment) pas « mieux avant ». Le livre n’est pas supérieur au web, et aucun âge d’or ne mérite le regret: « La presse quotidienne et le télégraphe qui répandent en un clin d’œil leurs inventions dans tout l’univers fabriquent, en un jour, plus de mythes (et le troupeau des bourgeois les accepte et les répand) qu’autrefois en un siècle. » (Marx, lettre à Kugelmann, 27 juillet 1871)Les moyens de communication de masse (Internet, le téléphone portable, etc.) ne font d’ailleurs qu’intensifier une évolution entamée au milieu du 19e siècle et accélérée au 20e, mais avec un profond changement. Le citoyen moderne qui déplore que  « le parlementarisme, c’esteux (nos représentants qui nous trahissent) », a toujours rêvé de pouvoir dire : « la démocratie, c’est nous,». A ce rêve, Internet apporte un semblant de réalisation : chacun prend et donne la parole, chaque lecteur devient auteur, critique et éditeur, et une seule liberté paraît impossible, celle de se taire. Au supermarché aussi, dans la mesure de ses moyens, chacun achète ce qui lui plait : la liberté qui manque, c’est celle de pouvoir ne pas aller au supermarché.

     Donner la priorité au maximum de débats et d’informations, c’est inévitablement donner la priorité au cadre où se déroulent ces débats, et aux canaux par lesquels circulent ces informations. Ces canaux, on les veut bien sûr autogérés, organisés et alimentés « d’en bas », mais comment seront-ils autocontrôlés par les intéressés si l’ensemble de la vie de ces intéressés leur échappe ? La société n’est pas l’addition des millions d’expériences individuelles que chacun est invité à mettre en commun.

     La démocratie contemporaine ne se veut plus institution, mais réseau. Or ces réseaux n’existent que parce qu’existent des institutions, dont l’Etat se charge de rappeler qu’il est le garant et le garde-fou. Le centre de gravité du pouvoir reste l’exécutif, et dans une moindre mesure le législatif. Comparée aux  gouvernants et aux parlements, la parole en roue libre pèse de peu de poids. En 1900 ou en 1950, on parlait politique sous les préaux d’école, mais la politique ne se faisait pas là. Elle ne se fait pas non plus de nos jours sur Internet, cette apparente matérialisation de l’opinion. Les situationnistes avaient analysé la consommation de masse comme  consommation de spectacles : cinquante ans plus tard, la passivité prend la forme d’une hyperactivité d’autant plus libre qu’elle reste virtuelle. 

     Internet est la place publique du 21e siècle, à ceci près qu’une place publique peut réunir « en chair et en os » des êtres humains agissant ensemble. Il n’y a pas d’action sans communication, mais la communication ne remplace pas l’action.

    Prenons au mot la démocratie directe. Selon ses partisans, elle a pour objectifs :

     [1] Le respect de la majorité.

     [2] L’expression de minorités, auxquelles est garantie une large latitude d’action.

     [3] La possibilité d’une libre discussion, afin d’éviter la contrainte, les pressions, la violence : « D’abord, parlons… ».

     [4] La primauté d’une volonté collective, non celle d’un individu ou d’une poignée d’individus.

     [5] Lerespect de la décision commune.

     Examinons ces critères un par un.

    [1] La règle majoritaire.

     Beaucoup de mouvements sociaux ont été lancés par une minorité, parfois très réduite. Dans les années trente, lors des grandes grèves d’O.S. américains, à Akron, deux occupations d’usine impliquant chacune environ 10.000 personnes sont lancées par une demi-douzaine d’ouvriers. En 1936, chez Goodyear, pendant une négociation sur les salaires, 98 O.S. arrêtent le travail, entraînant à leur suite 7.000 ouvriers, obligeant la direction à céder au bout d’un jour et demi. On objectera qu’ici la minorité prend l’initiative d’actes rapidement majoritaires, et n’est donc pas vraiment minorité. Sans aucun doute, mais le fait montre le peu de pertinence de la majorité comme critère.

     Les participants à un piquet de grève mettent leurs intérêts et ceux du travail en général au-dessus des intérêts (immédiats, en tout cas) des non-grévistes, et au-dessus du droit au travail de ces derniers. Des démocrates feront valoir que la grève est soutenue par une forte majorité du personnel : c’est oublier que la démocratie comporte le respect des minorités. Encore faudrait-il savoir où commence une majorité. Qui décidera à quel seuil une minorité cesse d’être minoritaire et devient assez nombreuse pour se voir qualifiée de majorité digne d’incarner une volonté générale ? à 51% ? 60% ? 95% ?... Décision majoritaire (même ultra majoritaire) et respect des minoritaires ne peuvent servir de critère. Que la lutte doive être menée par les travailleurs eux-mêmes n’indique pas qui fait partie de l’ensemble travailleurs.

    [2] Le droit des minorités.

     Tout mouvement significatif, revendicatif ou subversif, est amené à entraîner des hésitants dans sa dynamique et à leur demander ce qu’ils n’avaient pas initialement envie de faire.Quand un comité de quartier exige d’une entreprise qu’elle envoie cent personnes pour renforcer un piquet de grève ou une occupation d’usine, il n’agit pas en patron convoquant son personnel, ou en officier rassemblant sa troupe : il s’attend à ce que les prolétaires de cette entreprise remplissent leurs obligations vis-à-vis des autres comme d’eux-mêmes.

     Inutile de nier les écarts ou les contradictions entre l’ensemble de la base et ses éléments les plus résolus : mais le fait que ceux-ci prennent l’initiative d’une lutte ne suffit pas à les transformer en  nouvelle élite dirigeante. La bureaucratisation est généralement le produit du réformisme, non l’inverse, et ne résulte pas plus de minorités agissantes que de majorités consentantes. Base ou encadrement, minorité ou majorité, nous n’avons pas là des repères suffisants pour comprendre une situation, et y agir.

     D’ailleurs, ceux qui approuvent une décision estiment toujours qu’elle émane d’une majorité suffisante. Inversement, pour ceux qui contestent la décision, cette majorité n’est jamais assez majoritaire, et ils en demandent une meilleure, plus nombreuse… Entre 1970 et 1973, l’un des arguments de la droite chilienne (et des Etats-Unis) contre Allende était d’avoir recueilli « seulement » un gros tiers des suffrages exprimés, devançant « seulement » de 39.000 voix son concurrent immédiat, sur un total d’environ trois millions. Le candidat de l’Unité Populaire avait beau être démocratiquement élu, l’opposition le déclarait illégitime. Ainsi va la démocratie bourgeoise. Mais la démocratie ouvrière éprouve aussi souvent le plus grand mal à accepter une majorité insuffisamment majoritaire…

     [3] La libre discussion.

     Il est superflu de se demander si la parole vient avant, après ou pendant l’acte de révolte. En 1936, dans l’usine General Motors de Toledo, une assemblée réunit le personnel mais, raconte un témoin, « on aurait dit que chacun s’était fait son opinion avant qu’un seul mot soit prononcé » : la grève avec occupation commence, et toute mesure sera prise ou validée par l’AG des grévistes. Ces ouvriers n’agissaient pas en robots sans cervelle. L’échange de paroles était inutile parce qu’il avait déjà eu lieu, dans des centaines de discussions (et donc de réunions, même minimes) informelles. L’acte qui en sortait « parlait » par lui-même.

     Si démocratie signifie échange, on peut qualifier cette pratique de démocratique, mais ce n’est pas le principe démocratique qui l’a rendue possible.

     Inversement, dans d’innombrables conflits, inviter ou obliger les participants à se réunir et à parler interrompt le geste entamé et en brise l’élan. Verbaliser, c’est souvent expliciter l’acte et le renforcer. C’est aussi souvent transformer l’énergie en discours. Une expression qui n’est pas action et apprentissage équivaut à une parole creuse.  De même, rechercher « des informations » noie généralement l’information essentielle : la volonté présente de lutter.  

     Contrairement au Verbe divin qui aurait créé le monde, les paroles humaines se contentent d’exprimer, de prendre part, de renforcer. C’est déjà beaucoup. Une grève, une émeute se trouvent bien sûr devant des choix. Mais elles ne les affrontent pas comme un philosophe ou un chercheur passant successivement au crible de la raison diverses hypothèses afin de se décider sans préjugé, croit-il, pour la bonne. La parole leur sert avant tout à mettre à jour ce qui mûrit dans les têtes, et sur cette cohérence à choisir la meilleure voie.

     Traditionnellement, la critique sociale oppose le vote public, manifestation de franchise collective et de continuité dans l’action, au vote à bulletin secret. L’isoloir isole, c’est certain (quoiqu’il ait apporté un progrès et une protection au milieu du 19e siècle en soustrayant l’électeur populaire au regard et à la pression du châtelain, du curé ou du patron.) L’une des premières mesures anti-ouvrières de Thatcher fut d’ailleurs d’imposer le bulletin secret pour le vote d’une grève. Mais les mains levées en public ont donné lieu à autant de manipulations, -   jeu auquel les staliniens étaient passés maîtres.

     Nier que l’histoire résulte de la confrontation des opinions, de la consultation du plus grand nombre possible et de la règle majoritaire, ce n’est pas conclure pour autant à l’inutilité de l’information et du débat. Aucun acte, fût-il violent, ne se suffit à lui-même. Aucun geste n’est automatiquement porteur de sens. Dans l’exemple de General Motors indiqué plus haut, un échange verbal avait bien eu lieu, avant la décision de faire grève, décision à laquelle il avait contribué. Si les ouvriers avaient respecté à la démocratie à la lettre, ils se seraient obligés d’organiser une discussion : elle aurait pu révéler leur détermination, ou la remettre en cause. Aucun débat n’est bon ou mauvais en soi. 

     [4] La volonté commune.

       La démocratie se veut une protection : elle garantit que les participants ne recourront pas à la violence verbale ou physique, parce que des démocrates se traitent mutuellement en égaux.     

    Si l’on se donne pour but l’égalité, elle est un résultat de l’action commune, non un préalable. L’invoquer, c’est presque toujours avouer qu’elle ne va plus de soi, et que se sont déjà instaurées des relations inégales. La communauté de lutte se délitant, chacun est renvoyé à lui-même, comme si le groupe était une addition de libres décisions à faire converger, mais qui ne convergent plus et ne décident rien. Dès lors chacun se compare à l’autre. Ce qui n’était que différences devient degrés de supériorité et d’infériorité, que la démocratie mesure.

     Agir pour d’autres ne transforme pas en petit chef : le bureaucrate forge plutôt son pouvoir en s’abritant derrière une masse dont il sait épouser les oscillations. Toujours modeste à ses débuts, le bureaucrate nie toute ambition personnelle et se dit au service de la base, et un de ses atouts est d’en être persuadé. S’il n’y a pas à attendre de leader charismatique, il n’y a pas non plus à craindre les initiatives individuelles.

     Certes, on a rarement raison tout seul. Mais privilégier par principe la communauté nous ramène à l’insurmontable dilemme majorité/minorité. 

     L’intuition d’une possibilité à saisir ne naît pas au même rythme chez chacun de ceux qui partagent une perspective. Celui d’entre nous qui croit possible d’agir essaye de nous convaincre, des arguments s’opposent dans une discussion qui ne peut être un simple exercice intellectuel, et l’échange implique vraisemblablement un conflit de volontés. Si la cohérence exige confrontation et liberté, elle ne sort pas d’une rencontre en terrain neutre d’arguments qui se toléreraient mutuellement jusqu’à ce que le meilleur l’emporte par sa seule supériorité logique. « La vérité est aussi peu modeste que la lumière (..) Elle me possède. » (Marx, 1843) Elle n’appartient à personne. Elle me bouscule et s’empare de moi.  Comprendre le monde ne découle pas d’un choix pacifiquement dégagé de toute influence extérieure. Une idée fondamentale brise mes certitudes et ne vient pas à moi en douceur : à plus forte raison, l’initiative qui créera une rupture. Si la démocratie consiste à trier des options avec pour seul guide un libre arbitre individuel, en ce cas la vérité n’est pas démocratique.

     Vouloir à chaque moment tout mettre ou remettre sur la table, exiger que seul le collectif à nouveau dûment réuni décide, équivaut à revenir en arrière. Les groupes autogestionnaires qui disent fonctionner ainsi n’auto-gèrent que leur propre parole.

     [5] Tout le monde est pour le respect des décisions… sauf si l’on juge la décision mauvaise.

     Quelle décision, d’abord ? En 1914-15, dans le SPD, pour Spartakus et les autres groupes de gauche, respecter la décision largement majoritaire aurait signifié renoncer à une action (fractionnelle, inévitablement) contre la guerre et l’Etat allemand. C’est au nom du vote (approuvé par la base) de la totalité de la fraction parlementaire socialiste, et des responsables régulièrement élus du parti et des syndicats résolus à soutenir l’effort de guerre, que l’appareil du parti combattait les internationalistes. A quoi rester fidèle : à l’approbation de la guerre en août 14 par l’immense majorité du mouvement socialiste, en Allemagne et ailleurs ?  ou aux résolutions internationales antérieures promettant de riposter au déclenchement d’un conflit en Europe par des actions insurrectionnelles chez tous les belligérants ?

     En 1968, après une première grève (avec occupation) commencée le 20 mai, suivie d’une reprise du travail votée à une forte majorité le 10 juin, l’usine Peugeot de Sochaux est de nouveau aussitôt occupée par une minorité d’ouvriers. Lorsque le matin du 11, les CRS délogent violemment les occupants, les équipes de non-grévistes arrivant en car pour reprendre le travail se joignent alors aux grévistes contre les forces de l’ordre. Les bagarres qui s’ensuivent feront deux morts ouvriers. Des rumeurs évoqueront l’usage par certains émeutiers de fusils de chasse, et l’on parlera de morts parmi les policiers que les autorités auraient gardées secrètes. Vrais ou faux, de tels bruits attestent de l’âpreté des affrontements, et de la façon dont ils ont été vécus : comme une confrontation avec l’Etat. La reprise du travail n’aura lieu que le 20 juin, avec des acquis supérieurs aux accords de Grenelle.

      Ainsi, après avoir voté la fin de la grève, non seulement un grand nombre d’ouvriers ne retournent pas au travail, mais rallient des extrémistes restés jusque-là très isolés : la première occupation n’avait mobilisé qu’entre 1.000 et 100 personnes, sur plus de 30.000 salariés, dont 3.000 syndiqués. On peut certes faire valoir le peu de démocratie d’assemblées manipulées par la CGT, siégeant sous la pression des médias et sous la menace d’une police jamais lointaine. Mais le fait de contredire aussi massivement son propre vote, et sans s’être réuni en bonne et due forme pour en décider, montre que l’espace-temps du vote n’est jamais premier ni décisif, contrairement à ce que veut le principe démocratique. On se tromperait en réduisant l’épisode à un réflexe de solidarité instinctive : chez Renault, en 1972, l’assassinat de l’ouvrier maoïste P. Overney par un vigile n’a quasiment déclenché aucune réaction à Billancourt, les salariés se sentant très peu concernés par l’agitation menée par la Gauche Prolétarienne, alors que ceux de Peugeot en 1968 se reconnaissaient  dans la révolte des plus radicaux d’entre eux. Par ailleurs, quelques années plus tôt, des grèves sauvages avaient éclaté à Sochaux, souvent à l’initiative de jeunes ouvriers, et lors de la première occupation, une centaine de contestataires avaient animé un Forum, disparu au bout de quelques semaines, mais lieu de discussions vives tous azimuts. Le 11 juin 68 s’explique aussi par un passé qui, mieux que toute procédure démocratique, incluait échange d’informations, réunions et discussions, et préparait la décision apparemment spontanée de riposter aux CRS.     

*****

     L’examen de ces cinq critères de la démocratie directe montre d’abord qu’une foule d’actes et d’événements pour nous tout à fait positifs ont lieu sans ces critères, voire contre eux ; ensuite que leur application n’empêche pas les manoeuvres, pressions et manipulations qu’elle est censée empêcher. Ces critères sont inopérants.

     Le secret de la démocratie

     En fait, le partisan de la démocratie directe revendique bien entendu ces critères, mais sans nécessairement exiger ni attendre qu’on les applique, séparément ou en bloc. Il ne conteste pas la plupart des arguments ci-dessus. Il répond simplement que les normes démocratiques n’ont pas à être prises pour des absolus. C’est l’esprit qui compte, dit-il, l’intention, le principe, l’élan, le mouvement… « Car la lettre tue et l’Esprit vivifie » (Deuxième Epître aux Corinthiens, 3 : 6), et « si l’Esprit vous mène, vous êtes indépendant de la loi » (Epître aux Galates, 5 : 18)

     Toute la démocratie tient dans ce jeu entre lettre et esprit, entre Loi et Esprit. Il n’y avait pas de contradiction pour Paul de Tarse. Il y en a une pour le démocrate, car la démocratie est bel et bien la recherche de règles formelles pour vivre et agir ensemble du mieux possible. Elle est par nature productrice de droit, oral parfois, écrit en général. En mettant de côté, ne serait-ce que provisoirement, le formalisme qui la caractérise, elle contredit sa propre définition, et sa propre justification.  La démocratie n’est pas la gestion ad hoc de la vie sociale. C’est le communisme qui se fonde sur la capacité de rapports humains fraternels, non concurrentiels et non marchands, à créer les formes d’organisation qui leur conviennent le mieux. La démocratie fait l’inverse : elle part de procédures et d’institutions qu’elle présente comme la condition du reste. Elle affirme que l’organisation politique est la base de la société. Mais quand l’expérience prouve que leurs normes n’opèrent plus, les démocrates nous disent que l’on peut s’en passer, et même qu’il le faut. La démocratie sert à résoudre des conflits, mais quand ceux-ci sont trop graves, elle renonce. Qu’est-ce qu’un principe incapable de servir de guide et de permettre ce que lui-même juge positif ?

     Ce recours soudain au pragmatisme relève à la fois d’un manque de logique intellectuelle, et d’une grande logique historique. L’aller-retour entre la lettre et l’esprit est une contradiction, mais dont les dirigeants démocratiques, de droite comme de gauche, ont l’habitude de s’accommoder. Ils n’ignorent pas que la démocratie doit être et sera suspendue en période trop critique. Suspendue en partie, lorsque des gouvernements français d’avant 1939 instauraient la « dictature républicaine » des décrets-lois, lorsque la Grande Bretagne combattait l’IRA, ou hier aux colonies, aujourd’hui un peu partout face au « terrorisme », ou pour briser des grèves qui vont trop loin. Parfois totalement suspendue, quand en Algérie l’armée annule le premier tour des législatives de 1991 remporté par les islamistes, et prend le pouvoir avec le soutien total des pays occidentaux. Démocratie et dictature ne s’opposent pas comme le blanc au noir : une suite de degrés les distinguent. Si l’Italie des années 1969-77 s’était avérée ingérable par les mécanismes parlementaires et gouvernementaux habituels, la « stratégie de la tension » n’aurait été que le seuil avant le passage à l’état d’urgence, civil d’abord, militaire s’il l’avait fallu. Les bourgeois n’ont aucun scrupule à se faire provisoirement dictateurs…. dans l’intérêt à long terme de la démocratie : « pas de démocratie pour les ennemis de la démocratie ». Etant un moindre mal, la démocratie se fait un devoir de cesser parfois d’être démocratique pour éviter un mal pire.

     Le secret de la démocratie est double : d’abord, elle ne fonctionne que dans la mesure où la société demeure démocratique ; ensuite, cette tautologie n’est pas grave, car on s’y attend, et en deux siècles, les gouvernants bourgeois ont appris à s’y préparer. Par contre, pour les révolutionnaires qui prennent la démocratie au sérieux et la voudraient en permanence conforme à sa définition, c’est-à-dire directe, authentique et vivante, une telle contradiction est un piège : ils voient dans la démocratie une source de liberté collective, mais jamais ils ne l’obtiendront d’un système qui n’est pas fait pour cela.

     La démocratie, c’est la recherche préalable du meilleur critère formel. Faire une priorité de la démocratie directe n’assure pas la démocratie directe. Ce que la démocratie – si l’on veut garder le mot – a de positif, elle ne peut le produire elle-même.  

     Contradiction dans la théorie communiste…            

      Nul besoin d’être marxologue pour savoir que Marx était à la fois un défenseur déclaré et un critique implacable de la démocratie. Ses œuvres étant accessibles en livres de poche ou sur Internet, nous nous bornerons à quelques citations.

      Marx montre que la démocratie est le couronnement historique de la politique, et montre aussi qu’une émancipation politique équivaut à une émancipation partielle, bourgeoise, à l’émancipation des bourgeois. Si « l’émancipation politique constitue un grand progrès (..) c’est la dernière forme atteinte par l’émancipation humaine à l’intérieur du monde tel qu’il a existé jusqu’ici ». Les droits de l’homme, « c’est la participation (…) à la communauté politique, à la vie de l’Etat », et les droits du citoyen sont ceux « de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté. »« La révolution politique dissout la vie civile en ses éléments constitutifs sans révolutionner ces éléments eux-mêmes (..) L’émancipation politique est la réduction de l’homme, d’une part au membre de la société civile, à l’individu égoïste et indépendant, d’autre part au citoyen, à la personne morale. » Au contraire, « (..) lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera plus donc de lui la force sociale sous l’aspect de la force politique, c’est alors seulement que l’émancipation humaine sera accomplie. »  (La Question juive, 1844)

     Si « l’Etat démocratique (est) le véritable Etat », et s’il faut se débarrasser de l’Etat, il en découle la nécessité d’inventer une vie qui n’aura besoin ni de l’un ni de l’autre, ni de l’Etat ni de la démocratie.

     Or,  le même Marx écrit qu’il s’agit de « faire de la société une communauté des hommes, pour atteindre à leurs fins les plus élevées : un Etat démocratique » (lettre à Ruge, 1843). Quand il présente la démocratie comme « l’énigme résolue de toutes les constitutions », par laquelle « la constitution apparaît pour ce qu’elle est, le libre produit de l’homme » (Critique de la philosophie politique de Hegel, 1843), il oppose à l’existence de l’Etat une vraie démocratie, et s’affirme bien partisan de la démocratie.

     Qui plus est, Marx n’abordait la démocratie qu’indirectement, à travers une critique de la bureaucratie, et ne s’en prenait à la politique qu’à travers la critique de l’Etat, et en particulier sa théorisation chez Hegel. « (..) il va de soi que toutes les formes d’Etat ont pour vérité la démocratie, et qu’elles ne sont donc pas vraies dans la mesure où elles ne sont pas la démocratie même » (Id.) 

     Ajoutons une citation intéressante parce qu’écrite des décennies après les « œuvres de jeunesse », et par quelqu’un qui vers la fin de sa vie n’exclura pas un possible passage pacifique au socialisme :

     « On ne doit pas oublier que la forme conséquente de la domination bourgeoise est justement la république démocratique (..) La république démocratique reste toujours la dernière forme de la domination bourgeoise, forme dans laquelle elle crèvera. » (Engels, lettre à Bernstein, 14 mars 1884)

       Comprendre ces contradictions oblige à se rappeler qu’au milieu du 19e siècle une vague des mouvements sociaux, de l’Irlande à la Silésie, poussait à la fois à la revendication démocratique et à une critique de la politique en tant que sphère séparée, revendication et critique souvent mêlées et portées par les mêmes courants et partis. L’Idéologie allemande voulait montrer que l’histoire humaine ne s’explique pas avant tout par les conflits d’idées, la politique (ou ce que l’on appelle aujourd’hui le « politico-religieux »), mais par les rapports sociaux dans lesquels les hommes organisent leur vie, et d’abord, mais pas uniquement, les conditions matérielles de leur vie. Ces pages ne prennent pleinement leur sens qu’en parallèle avec d’autres textes comme La Question Juive, Critique de la philosophie politique de Hegel, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Sur « Le Roi de Prusse & la réforme sociale » et les Thèses sur Feuerbach, qui contiennent une critique des droits de l’homme et de la révolution bourgeoise démocratique, et rejettent une révolution qui serait seulement « à âme politique ». Par exemple, Marx interprète 1789 et la Terreur jacobine de 1793-94 comme apothéose de la volonté politique s’imaginant capable de changer le monde par en haut. Sans aucun doute, il voulait appliquer la vision « matérialiste », non seulement à l’histoire, à la religion, à la philosophie et à l’économie, mais aussi à la question du pouvoir et à la politique en tant que domaine particulier du savoir, en tant que science et technique séparées. 

     « (..) il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme de la société civile. » (Misère de la philosophie, 1847)

     Pourtant, au moment même où il décrivait la sphère politique comme une autre forme d’aliénation, il poussait à l’achèvement de la révolution démocratique bourgeoise, avant de devenir quelques années plus tard  rédacteur en chef d’un grand journal progressiste, la Nouvelle Gazette Rhénane, au sous-titre sans équivoque : « Organe de la Démocratie ». Mieux encore, le programme concret exposé dans la dernière partie du Manifeste Communiste n’avançait aucune mesure « communiste ».

     Ce que nous relevons chez Marx était présent chez d’autres penseurs et groupes de l’époque, à un moindre degré. Les intuitions fortes laissent beaucoup de place à l’interprétation, et le contexte historique en brouille le message autant qu’il l’éclaire. Plus des intuitions théoriques sont profondes, plus aiguës seront leurs contradictions. Parce qu’il se trouve être un de ceux qui sont allés au plus près d’une synthèse, Marx est aussi parmi ceux qui ont le plus réuni des éléments opposés, des dimensions que notre mouvement a le plus de mal à concilier. Ce n’est pas un hasard que Marx ait laissé une des meilleures approches du communisme (et pas uniquement dans ses œuvres de jeunesse), tout en saluant l’avènement du capitalisme comme système mondial : il n’a pas donné pour titre à son « grand œuvre » Le Prolétariat ou Le Communisme, mais Le Capital.  

 ….et contradiction dans la pratique des prolétaires

     Si Marx est sans doute celui qui soit allé le plus loin dans la défense et dans la critique de la démocratie, c’est qu’il exprimait ainsi, en concentré, la situation obligée alors vécue, et vécue encore par le prolétariat. Les variations et les oppositions à l’intérieur des pensées et des textes condensent un dilemme pratique que les prolétaires doivent affronter et résoudre pour s’émanciper. 

     Comme d’autres en son temps et après lui, comme R. Luxemburg, d’abord dans sa critique de Que faire ?, puis dans sa critique de la révolution russe, comme ensuite la Gauche allemande, Marx exprime une contradiction : l’auto-compréhension et la « culture du rassemblement » (Selbstverständigung et Versammlungskultur, disait-on en Allemagne vers 1900), sur le lieu de travail et dans le quartier ouvrier, opposent bien à la démocratie bourgeoise une démocratie ouvrière, mais l’arme de leur propre condition s’avère pour les prolétaires à double tranchant. G. Debord n’est probablement pas le meilleur critique de la démocratie, mais il souligne un point essentiel dans les thèses 87 et 88 de La Société du spectacle. La bourgeoisie a fait de son pouvoir socio-économique un levier de son hégémonie politique. Les prolétaires, eux, ne sauraient utiliser tel quel leur rôle social pour s’émanciper, puisque ce rôle leur est donné par le capital. Leur unique arme radicale est un potentiel négatif… indissolublement lié à leur fonction positive dans la reproduction du capital. Les bourgeois ont gagné en s’affirmant sur la base de ce qu’ils étaient déjà socialement. Les prolétaires ne peuvent l’emporter qu’en luttant contre eux-mêmes, contre ce qu’ils sont forcés de faire et d’être en tant que producteurs (et aujourd’hui en tant que consommateurs). On ne sort pas de cette contradiction. Plutôt, on n’en sort que par la révolution communiste.

     En raison de ce qu’ils étaient, il suffisait aux bourgeois de se rassembler et de trouver ensemble les moyens de diriger la société : la création d’institutions convenant à la prise de décision et à la gestion leur suffisait, quoique cela ait pris des siècles. Ce n’est pas seulement par amour du savoir et de la culture que depuis les 17e et 18e siècles les élites montantes ont promu des réseaux de sociétés savantes, des cercles littéraires, des salons, des clubs, des musées et des bibliothèques publiques (et non plus exclusivement privées), ainsi bien sûr qu’une presse de plus en plus accessible : les classes marchandes et industrielles  construisaient ainsi un nouveau type de sociabilité qui les aidait  à contester la suprématie de la monarchie et de l’aristocratie. Les prolétaires aussi ont besoin de se rassembler : mais pour eux, à lui seul, le fait de se réunir, fût-ce de façon autonome, les laisse à l’intérieur du capitalisme. Affirmer sa réalité socio-économique, pour la bourgeoisie, portait cette puissance au niveau du pouvoir politique : la quantité appelait presque d’elle-même un changement qualitatif.  Le nombre ne joue pas un rôle comparable pour les prolétaires : des millions d’associations, de Workers’ Clubs, de mutuelles, de syndicats, de coopératives, revendiquent au mieux des parts de pouvoir, mais n’entament pas la structure sociale.   

     Pour ce qui nous concerne ici, si la démocratie consiste à se réunir pour gérer ensemble, elle suffit à la bourgeoisie. Le prolétariat a besoin d’autre chose. L’auto-organisation prolétarienne qui ne se développe pas en auto-critique de la condition prolétarienne renforce le travail comme l’autre pôle du couple capital/salariat, perpétue ce couple et avec lui la nécessité de le gérer, donc la coexistence pacifiée des contraires qu’est la démocratie.  

    Le mouvement communiste profond et confus à la fois surgi dans la première moitié du 19e siècle développait une critique également profonde et confuse de la démocratie. Ce mouvement et cette critique se sont vus repoussés dans l’ombre par l’essor du travail organisé qui essayait de tirer ce qu’il pouvait de la démocratie bourgeoise. Pourtant, chaque réémergence du mouvement lui fait retrouver et revivifier ses fondements, donc aussi certains aspects de la critique de la démocratie.

    Comme on le sait, la plupart de ces fondements sont tombés dans l’oubli. Des textes à nos yeux essentiels sont restés sans écho, et d’autres, négligés par leurs auteurs qui ne pouvaient en percevoir la force et l’intérêt, ont attendu longtemps avant d’être publiés. Il faut croire que le mouvement pratique, « le mouvement réel » disait Marx, n’en avait pas encore besoin. Au 20e siècle, les ondes de choc autour de la première guerre mondiale ont suscité un renouveau critique et une (re)découverte d’idées et de textes. Mais la pratique des prolétaires n’a pas rejoint des intuitions lancées dans les années 1840. Et plus d’une page du « jeune Marx » sur la Révolution française et l’illusion jacobine s’appliquerait au pouvoir bolchévik après Octobre 17. Quant à l’immense ébranlement qui secoue 1968-77, sa dominante anti-bureaucratique l’a fait coïncider avec un zénith démocratique, sans tentative de prise du pouvoir comme après 1917. La suite reste à écrire, mais d’abord il faudra la faire.

    L’attraction démocratique

      La démocratie aurait peu d’attrait si elle se bornait à nous laisser élire de temps à autre  nos dirigeants. Or, elle permet aussi à chacun de regarder au-delà des cercles restreints de sa famille, de son voisinage, de son entreprise, et de rencontrer autrui, non seulement ses proches, mais aussi potentiellement l’ensemble des êtres humains. Elle contient une promesse d’universalité, de réalisation terrestre de la fraternité offerte à sa façon par la religion. Marx n’est pas le seul à avoir relevé le lien étroit entre christianisme et Etat moderne : le premier reconnaît à chacun une âme personnelle qui le rend égal aux autres, mais en esprit (tout homme peut être sauvé) ; le second reconnaît à chacun une capacité égale, mais sur le plan politique (tout homme a droit à être électeur et élu).

        Pour apprécier à sa juste valeur la prégnance démocratique, il est bon de se rappeler ce qui la précédait, aux temps où la notion d’égalité même formelle, au sens d’égalité politique, n’existait pas (ce qui est encore le cas dans de nombreuses régions du monde). Quand en 1675, Madame de Sévigné se réjouit de la « penderie » de paysans bretons qui avaient osé se revendiquer les égaux des nobles, elle considère les gens du peuple comme appartenant à une espèce étrangère à elle-même et à ses distingués correspondants. La haine de Flaubert pour les communards les rejette hors du genre humain. Les articles de Zola pendant la Commune expriment une hargne viscérale contre ce qu’il décrit comme une force brute et sauvage. Même vision dans Germinal (1885) : les mineurs sont des bêtes fauves, leurs femmes des femelles, et il y a tout à craindre de cette « poussée débordante de barbares ». Dans la première moitié du 20e siècle, et surtout après la crise de 29, nombre de petits et moyens bourgeois entretenaient une détestation des classes laborieuses, d’autant plus féroce qu’ils voyaient dans la condition ouvrière l’image de leur propre déchéance possible. La situation paraît changer après une seconde guerre mondiale, où malgré quelques exceptions les ouvriers ont fait preuve de patriotisme. Depuis 1945, les classes « dangereuses » ne le seraient plus grâce à leur intégration à la société de consommation. Les bêtes qui faisaient tant peur à Zola ont été domestiquées, jusqu’à ce que la sauvagerie resurgisse en la personne des nouveaux barbares « de banlieue ».

     Il aura fallu en tout cas attendre le triomphe démocratique de 1945, consolidé par « les Trente Glorieuses », pour que soit reconnu qu’un homme en vaut un autre, mais cette équivalence reste dans la comparaison et la quantification. Capitalisme et démocratie, l’un épaulant l’autre, ne posent chaque être humain comme mon semblable qu’en limitant notre reconnaissance mutuelle à la mesure de voix additionnées puis comptées. La citoyenneté démocratique moderne est la forme bourgeoise de la liberté.

    Un système qui n’a en lui-même ni son origine… ni son remède

     Tout ce que la démocratie peut contenir de positif, elle le doit à autre chose que son propre fonctionnement. Jamais le suffrage universel ne s’est créé lui-même. Les libertés publiques ne sont pas sorties d’élections ou de paisibles débats, mais de grèves, de manifestations, d’émeutes, presque toujours violentes, souvent sanglantes. Ensuite, une fois installée, oublieuse de son origine, la démocratie proclame que « le pouvoir n’est pas dans la rue »… d’où pourtant elle vient. La politique se veut première, mais résulte de causes qu’elle s’efforce d’organiser alors qu’elles sont nées hors d’elle. L’avènement de la République espagnole en 1931 était dû à des dizaines d’années d’agitations et de tentatives insurrectionnelles ponctuées de massacres. Après la mort de Franco, l’apaisement des conflits sociaux rendait possible le retour à un régime parlementaire.    

     Les partisans de la démocratie font valoir qu’au contraire de la dictature, elle serait capable d’auto-correction. C’est exact, tant qu’il n’y a rien de grave en jeu. Face aux crises extrêmes, elle est incapable de fournir une solution, qui devra venir de l’extérieur des mécanismes électoraux et des institutions parlementaires. Les marchandages subtils entre la Maison Blanche et le Congrès n’ont pas résolu la rupture entre le Nord et le Sud des Etats-Unis au milieu du 19e siècle : il a fallu une guerre civile sanglante, une des plus meurtrières de l’époque. Ce ne sont pas des forums ou des bulletins de vote qui ont obligé les milieux dirigeants italiens à se débarrasser de Mussolini en 1943, mais le débarquement des Alliés en Sicile et une succession de grèves incontrôlables. Ce n’est pas un retour de la République de Weimar qui a mis fin à l’hitlérisme, mais une guerre européenne et mondiale. Il a fallu que l’armée prenne le pouvoir à Alger en mai 1958 pour que la France tourne la page coloniale et entame une restauration de l’Etat dont les institutions et les partis de la Quatrième République s’avéraient incapables. Quoique remarquable filtre à violence quand elle fonctionne, la démocratie, née de la violence, surmonte ses drames dans la violence. 

     Quelle validité politique et sociale (ou intellectuelle) accorder à un phénomène incapable de se fonder lui-même ? N’étant pas sa propre cause, il n’a ni consistance propre, ni valeur de facteur explicatif.

      Et pourtant elle tient                                                                  

     Au bout de presque deux siècles d’expériences électorales et parlementaires, y compris de multiples tentatives, de Proudhon (candidat aux élections en 1848) à Lénine, pour retourner le suffrage universel contre la bourgeoisie, et malgré mille trahisons et reniements de ses propres normes, la démocratie moderne persiste et prospère.

     D’une part, elle est adéquate à la dynamique de la civilisation industrielle, marchande et salariale moderne… sans pour cela qu’il y ait toujours coïncidence entre démocratie et capitalisme. Les exceptions ne manquent pas : hier la Russie de Staline ou l’Allemagne nazie, aujourd’hui la Chine. Mais l’URSS et le Troisième Reich ont dû céder devant leurs rivaux démocratiques, et la Chine plouto-bureaucratique ne poursuivra son essor qu’en acceptant des doses substantielles de liberté d’expression et de la presse. Le capitalisme, c’est la concurrence économique, et il n’y a pas de confrontation effective entre capitaux, ni d’ailleurs de vrai marché du travail, sans aussi une certaine concurrence en politique.

     D’autre part, que cela plaise ou non, la démocratie est l’une des meilleures expressions de la vie sous le capitalisme. Elle assure à sa façon une liberté et une égalité conformes aux exigences de la production et de la consommation, y compris, jusqu’à un certain point, aux intérêts du travail dans son rapport forcé avec le capital. La démocratie est certainement un des obstacles sur la voie de la révolution : elle n’en sert pas moins les intérêts du travail dans son inévitable « réformisme » quotidien.

     Si depuis près de deux siècles, dans une bonne partie du monde, et dans ce que l’on appelle les pays ou les régions les plus développés, la démocratie se présente comme une évidence, c’est qu’elle correspond à la logique profonde de la civilisation industrielle, marchande et salariale, donc au capitalisme, et qu’elle a apporté jusqu’à présent aux problèmes de cette civilisation des réponses que l’on peut trouver fausses mais qui ne s’en sont pas moins imposées. La démocratie a été et reste la forme politique la mieux adéquate à ce monde.

     Pour le dire autrement, il n’y a critique pratique de la démocratie que lorsqu’il y a critique du capitalisme. Accepter ou vouloir réformer l’un, c’est accepter ou vouloir améliorer l’autre.

      Tant qu’un mouvement avance en affrontant patronat et Etat, il n’est pas démocratique, car il ne sépare pas action, délibération et décision.

     Mais quand, comme cela ne peut qu’être le cas le plus fréquent, le contenu du mouvement s’avère compatible avec les mécanismes d’arbitrage et de conciliation des conflits, il est quasi inévitable que prime le souci des procédures. Toute négociation rend la forme au moins aussi importante que le contenu. Aux yeux de presque tous les participants, la tenue de l’AG organisée selon les règles devient plus importante que ce qu’elle fait, plus importante que la grève elle-même. La démocratie, c’est le privilège accordé aux moyens sur leurs fins, et la noyade des potentialités dans les formes. En se représentant alors leur propre action comme démocratique, les prolétaires ne se « trompent » pas, car ce raisonnement est en conformité aux limites de leur mouvement. 

     Quand la consultation de la base sert à briser les élans, c’est en général que ceux-ci s’étaient déjà amortis. En 1994, la direction d’Alstom met fin à une grève dure en organisant un référendum, qui se prononce pour la reprise du travail. Les syndicats ripostent par un second, qui confirme le premier. En pareil cas, la démocratie dans l’entreprise ne tue pas le mouvement, elle l’achève seulement. En se soumettant au verdict d’un vote individuel secret, les grévistes avaient renoncé à eux-mêmes en tant que collectivité agissante. Consulter une communauté, c’est la constituer en opinion.  

     Le communisme est activité

     L’égalité est au fondement de la démocratie, qui part de la coexistence d’individus ; elle les compare selon un critère donné, afin de savoir si chacun est inférieur ou supérieur aux autres d’après le critère choisi. Jadis la démocratie se contentait d’ « un homme, une voix ». Les démocrates modernes peuvent aller jusqu’à demander l’égalité ou l’équité dans le salaire, au tribunal, à l’école, dans l’accès aux soins, à un emploi, dans la création d’une entreprise, dans la promotion sociale, et les plus radicaux exigeront une part égale ou juste des richesses produites. Dès que l’on entre dans la réalité de la vie quotidienne et sociale, la liste s’allonge, et doit même se faire négative : l’égalité implique le droit de ne pas subir de discrimination en raison de son sexe, de sa couleur de peau, de ses préférences sexuelles, de sa nationalité, sa religion, etc. La totalité du spectre politique peut se résumer à ce que la liste inclut et exclut. Le libéral limitera l’égalité à des droits dont il appartient à l’individu de savoir faire usage : il cantonne la démocratie au plan politique. Le réformiste radical l’étendra à des droits sociaux garantis par la collectivité: droit à un revenu correct, à un logement, à une sécurité d’emploi… 

     L’égalité protège l’individu. Nous proposons de partir plutôt de ce que font ensemble les membres de la société, afin de comprendre ce qu’ils ont ou non en commun.

     C’est en perdant la maîtrise de leurs conditions d’existence (et d’abord de la production matérielle de ces conditions) que les hommes perdent aussi la maîtrise de l’orientation de la vie du groupe et de leur vie personnelle. Le problème n’est pas de trouver comment décider en commun de ce que nous faisons, mais de faire ce qui peut relever de décisions communes, et de ne plus faire ce qui ne peut qu’échapper à ceux qui le font. Une usine tayloriste, une centrale nucléaire, la BBC, une multinationale, jamais ne seront gérées par le personnel et/ou les usagers. Un établissement financier ne demeure sous le contrôle très relatif de ses salariés et de ses clients qu’à condition de se cantonner au micro-crédit. Dès qu’une mutuelle ou une coopérative atteint une taille lui permettant de rivaliser avec les grands groupes, elle perd son peu de spécificité « démocratique ». Pour qu’un lycée fonctionne en autogestion, il lui faut ne pratiquer ni classement ni sélection, donc ne jouer d’autre rôle social que de constituer la marge de l’institution : cela peut s’avérer fort sympathique, et ces lycéens-là s’épanouir mieux que d’autres, mais ne change rien au système scolaire.

     Celui qui ne remet pas la question du pouvoir à sa place se condamne à le laisser aux mains de ceux qui le contrôlent, ou à tenter de le partager avec eux (comme l’a fait la social-démocratie), voire de prendre carrément leur place (comme l’ont fait Lénine et son parti). 

       Le communisme n’est pas une question d’organe le mieux favorable à une réorganisation sociale.

      Désenchantement démocratique chez les bourgeois…

          La pensée politique contemporaine ressemble à une longue déploration de la perte de vigueur démocratique.

     Pour Marcel Gauchet, nous vivons en un temps post-religieux, qui a cessé de croire à une transcendance, à un autre monde meilleur, à un au-delà divin ou terrestre. Tout en se réjouissant de la fin du totalitarisme  (communiste et fascisme n’ayant été à son avis que des religions sécularisées), et donc de l’enterrement pour lui définitif de l’espoir révolutionnaire, M. Gauchet se demande comment les hommes peuvent s’organiser sans un chef, sans une Loi, sans une croyance qui leur vient d’en haut : comment vivre l’horizontalité ? comment passer de l’hétéronomie à l’autonomie ?

     Selon Pierre Rosanvallon, autrefois théoricien de la « deuxième gauche » rocardienne et de l’autogestion, nous serions passés de la foi politique aveugle (manifestée par l’adhésion d’un quart ou d’un cinquième du corps électoral au PCF pendant près de trente ans) à une défiance systématique tout aussi négative pour la démocratie, sinon plus, car favorisant une montée « populiste », d’où risque de « contre-démocratie ». L’absence d’autorité supérieure acceptée sans discussion, la réunion d’opinions ensuite dûment comptabilisées, en d’autres termes l’égalité entre individus citoyens en quoi se résume le principe démocratique, peuvent-elles fonder ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « le lien social » ?

     D’autres auteurs analysent la démocratie d’opinion, la panne démocratique ou la démocratie assistée par ordinateur, ou se demandent quel « après » aura la démocratie. Inversement, il ne manque pas d’esprits positifs pour célébrer la venue d’une démocratie « participative » nourrie de blogs, de forums, de journalistes critiques, de prises de parole, d’initiatives locales et d’actions citoyennes  : mais ils n’y voient pas la solution à la crise démocratique, seulement des correctifs, des parallèles. Il y a cinquante ans, ceux qui déploraient la « massification » de la vie publique espéraient malgré tout en une rénovation du parlementarisme.  Cinquante ans plus tard, le démocrate y a renoncé : faute de pouvoir changer le système, il se contente d’y résister.   

      Pareille inquiétude, pour ne pas parler de lassitude, a de quoi surprendre. On aurait pu s’attendre à ce que le triple triomphe de la démocratie, en 1945 contre le fascisme, en 1989 contre « le communisme », et dans le dernier quart du 20e siècle contre « le mythe révolutionnaire », laisse le vainqueur enfin libre de donner le meilleur de lui-même. Or, son succès l’étiole. La démocratie n’a plus d’ennemi, mais pas non plus d’énergie, comme si la disparition de rivaux crédibles la rendait à la fois agitée et anémique. Après s’être félicitée de la fin des extrémismes, elle se lamente d’une indifférenciation dominée par un informe consensus au centre, sans vrai clivage droite/gauche….  

     …alors même que l’on dé-politise la politique en réduisant tout à des problèmes techniques, comme l’illustrent la vogue et le début de traitement des problèmes écologiques.  Ce n’est pas en nier la gravité que de constater qu’ils sont abordés et gérés comme des phénomènes avant tout matériels et non sociaux. Par exemple, l’industrie (ou l’agro-industrie) sera d’abord considérée comme un ensemble de faits physiques et chimiques, le nombre de litres d’eau nécessaires pour fabriquer une voiture, la quantité de CO² rejetée par l’usine, le cheminement de ses produits toxiques jusqu’à la nappe phréatique, etc., et c’est seulement sur une telle base que l’on tiendra compte du rapport salarial par quoi l’entreprise fonctionne. Comme l’exploitation de l’homme par l’homme paraît futile comparée à la menace de disparition de toute vie sur Terre, ou simplement à la montée du niveau des mers de 10 cm ou d’1 m d’ici un siècle !   

    Sous prétexte de tenir compte de la nature, on naturalise les faits sociaux… comme le faisait la pensée traditionnelle que le progressisme moderne s’était flatté de dépasser. Libéré de la tentation de choix extrêmes, le citoyen contemporain vit sous la pression d’urgences tellement énormes et évidentes qu’elles réunissent la quasi unanimité de l’opinion, et exigent des réponses non plus idéologiques mais scientifiques. Poser une question, c’est déjà la résoudre, et tout est dans la façon de la poser. En 1960, présenter comme une priorité « le problème de la faim dans le monde », c’était confier la solution aux spécialistes du développement industriel et aux agronomes qui apprendraient aux paysans à  mieux cultiver la terre, et faire passer au second plan les revendications de réforme agraire. La révolution verte devait épargner à l’Inde, aux Philippines et à l’Indochine une révolution rouge de type maoïste. Début 21e siècle, présenter comme prioritaire « la lutte contre le réchauffement climatique », c’est prendre un problème (réel) par son milieu, et s’éviter de partir de ses tenants et aboutissants. Comme l’homme de la rue, le dirigeant politique doit écouter l’expert. Le succès du mot et de l’idée de gouvernance témoigne d’un déclin de la politique comme lieu d’une nécessaire confrontation d’intérêts reconnus comme divergents : au contraire du gouvernement qui décide au nom d’une majorité, la gouvernance recherche par principe le consensus, donc la technique productrice de consensus, donc la communication la plus efficace pour le réunir. On respecte l’expert, on se méfie du communicant, pourtant ne va pas sans l’autre.

     A sa façon, le démocrate en est conscient : il se réjouit de la marginalisation de Le Pen et d’A. Laguiller, tout en regrettant que droite et gauche s’affrontent plus à coups d’images que sur la base de programmes différents. Il lui échappe que s’il n’y a plus qu’un centre, il est inévitable que seule subsiste une opposition centre droite et centre gauche.

     Il lui échappe surtout que la réduction de choix politiques à des dilemmes techniques préserve l’équilibre du système, mais l’affaiblit aussi, en émoussant les oppositions, en repoussant les échéances. La stabilité née d’un excès de consensus est synonyme d’absence de décision. Si un consensus nous rassemble tous en nous mettant face à d’irréfutables évidences, par exemple sur l’environnement ou les droits de l’homme, quelle place reste-t-il au choix politique ? On pouvait discuter autrefois des voies possibles pour changer le système social, ou des raisons de le garder. Dès lors qu’il s’agit de rien moins que de sauver la planète, chacun s’incline, et il n’y a plus qu’à écouter ceux qui savent, et tenter vaille que vaille de choisir la meilleure méthode, ou la moins hasardeuse. Le blog de l’homme ordinaire ne pèse pas lourd comparé à l’expertise du climatologue. 

     La gouvernance impose une logique d’entreprise : poser comme préalable que tous les citoyens peuvent et doivent s’accorder, c’est assimiler chaque citoyen au membre d’une équipe de travail ou d’un atelier où chaque salarié a son rôle à jouer, et où chaque rôle dépend de la bonne tenue de tous les autres. Autant dire qu’on sort de la politique.

     Quand les classes dirigeantes gèrent la politique comme une entreprise, et préfèrent les apparentes certitudes des sciences de la nature à l’analyse historique, c’est qu’elles manquent de confiance en leur histoire, en leur capacité à faire l’histoire.

    Lorsqu’après un siècle de demi-obscurité, Tocqueville retrouve une actualité, c’est que son analyse des contradictions démocratiques rassure ceux qui ont en charge (qu’ils la remplissent ou non) la gestion de la société contemporaine, parce que Tocqueville désigne  l’atomisation démocratique comme une source de vulnérabilité pour l’équilibre social. Dans une société d’individus, explique l’auteur de La Démocratie en Amérique, où l’individu  renonce à sa liberté en échange d’une sécurité garantie par les lois de l’Etat, l’égalisation des conditions entraîne une perte d’intérêt pour la communauté : 

      « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits, et l’envie de rester libres. »

     « L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part. »

     En fait, quoi qu’en pensent des classes bourgeoises passées et présentes toujours enclines à attribuer les maux de la société à une fâcheuse propension à l’égalitarisme, ce n’est pas d’un excès d’égalité que souffre aujourd’hui la démocratie, car l’individualisme, sous d’autres formes bien sûr, était aussi florissant, rampant et débridé en 1950 ou 1970 qu’en l’an 2000. Si profondes soient ses intuitions, Tocqueville fait plus partie du problème que de sa solution.

    L’origine de ce problème remonte à l’ébranlement du compromis installé après 1945 de part et d’autre du Rideau de Fer. La remise en cause - et non la fin totale - du « fordisme » est suffisamment connue pour que l’on n’y revienne pas ici. Quant au capitalisme dit bureaucratique ou d’Etat, lui aussi reposait sur un compromis de classe : les ouvriers surexploités et privés de tout droit politique étaient assurés d’un emploi et donc d’une consommation misérable mais garantie ; les kolkhoziens également dénués de liberté avaient cependant celle de ne pas mourir de faim et de cultiver un lopin familial. A l’Ouest comme à l’Est, ces équilibres se sont disloqués sous le choc des luttes sociales des années 1960-80.

     La bourgeoisie a réagi d’abord en démantelant une bonne part des acquis du travail, puis en lançant une expansion basée à la fois sur la tertiarisation et la financiarisation des vieilles métropoles capitalistes (Etats-Unis, Europe de l’Ouest, Japon) et sur le report de l’industrialisation dans des pays neufs ou (ré)émergents (Europe de l’Est, Asie, en premier lieu en Chine). Dans cette gigantesque recomposition du rapport capital/travail à l’échelle mondiale, un élément manque, dont l’absence rend l’ensemble boiteux: le capital s’avère peu désireux ou incapable de donner leur place à des prolétaires dont il dégrade partout les conditions d’emploi, de travail, de rémunération et finalement de vie. Il s’attaque même au sens du travail car, tout en faisant surgir des usines nouvelles, il martèle que fabrication et travail ouvrier sont périmés. Le fait historique massif contemporain, vérifiable à Shanghai autant qu’à Glasgow ou à Turin, c’est l’obstination à traiter le travail uniquement comme un coût et non aussi comme un investissement, obstination masquée et faussement compensée par un prodigieux essor technologique et commercial.

     Si paradoxal que cela paraisse au vu de la « révolution informatique », des cargos chargés chacun de milliers de containeurs, de la consommation accélérée de gadgets devenus en quelques années des appendices obligés de la vie moderne, des gratte-ciel poussant dans toutes les grandes villes d’Asie, malgré tous ces signes de vitalité, la force politique du capitalisme actuel tient plus d’une force d’inertie. Car il n’y a pas de capitalisme dynamique sans réformisme : or, aucune force, aucun programme de réforme cohérent ne se met en place.

Il n’est pas d’autre cause fondamentale au désenchantement démocratique actuel : un dynamisme socio-économique formidable mais tronqué, traduit sur le plan politique par un surplace.

     Cette tendance touche à sa fin. Après avoir surmonté vers 1980 un assaut prolétarien mort de s’être contenté de contrer le capital sans le bouleverser, la bourgeoisie a cru avisé de laisser à l’économie le soin de faire la politique : elle a dérégulé, privatisé, désindustrialisé et délocalisé. Elle a combattu les grèves et les syndicats au nom de la liberté du travail, ce qui n’était pas nouveau, mais correspondait au mode de vie et de pensée de nouvelles couches moyennes nées des technologies informatiques, pour qui liberté rime avec portabilité (du téléphone et de l’ordinateur), et avec circulation illimitée sur Internet. Ce libéralisme était un leurre : jamais l’Etat n’a renoncé à son rôle éminent. Sans ses flics, Thatcher ne serait pas venue à bout des mineurs et des ouvriers du Livre en grève. Sans l’intervention de leurs pouvoirs publics respectifs, ni la Chine ni les Etats-Unis n’auraient atteint les taux de croissance qu’ils ont connus. Les « fonds souverains » sont des banques étatiques d’investissement. Le développement économique est directement à la fois cause et effet du renforcement des Etats, que favorisent l’ascension de nouvelles puissances (y compris militaires) et l’instabilité internationale, rouvrant une ère où des impérialismes ne se combattront plus à leur périphérie, mais directement, les antagonismes ne pouvant se résoudre à terme que par les armes. (La perspective de guerre entre grandes puissances est un vaste problème que nous ne traiterons pas ici, mais qui ne sort pas du sujet de ce texte : la démocratie, c’est aussi l’acceptation de la guerre par la représentation nationale et par l’ensemble des groupes sociaux réunis en peuple, comme l’histoire en donne de multiples exemples, hier comme aujourd’hui.) 

     Déjà épuisée depuis quelques années, et remise en cause pour de bon par la crise financière de 2008, la vague libérale lancée vers 1980 a épuisé sa dynamique : son dépassement appellera une redéfinition,  non plus déplorative, mais à nouveau positive et « optimiste », de la démocratie.  Nous n’en sommes pas encore là, et ce n’est pas la venue d’un présumé nouveau Kennedy en la personne d’Obama qui y suffira. Quoique la première élection de Roosevelt date de 1932, le triomphe du New Deal a supposé rien moins qu’une vague de grèves et d’occupations d’usine sans précédent aux Etats-Unis, puis une guerre mondiale.  

…et piétinement démocratique chez les prolétaires 

      Du côté du travail, la longue phase de défaites (amorcée en France, par exemple, par l’échec des sidérurgistes en 1979 puis des ouvriers de l’automobile en 1982) approche elle aussi de son terme, et la résurgence de luttes revendicatives sur presque tous les continents prouve un renversement de tendance. Cependant ces luttes, dans ce qu’elles ont de plus fort, se centrent sur la tentative de rester autonomes face à l’Etat, aux patrons, aux appareils syndicaux, à tout pouvoir extérieur. Non sans mal, les mouvements sociaux de 1900, 1930 ou 1950 construisaient de puissants partis de type social-démocrate ou stalinien, ou de grands syndicats comme le CIO, afin de jouer un rôle direct ou indirect dans les instances administratives, parlementaires et gouvernementales. Les mouvements actuels cherchent à se consolider par un contrôle aussi élevé que possible de la base sur la lutte comme sur l’organe qui l’anime, syndicat, groupe de pression, coordination, association, etc.

     Cette limitation va de pair avec une théorisation qui en renforce les limites. En particulier, le refus (fort juste) de prendre le pouvoir d’Etat revêt la forme d’un refus de détruire le pouvoir d’Etat. Ainsi, dans Changer le monde sans prendre le pouvoir, John Holloway reprend à son compte la critique du primat du pouvoir politique : il distingue entre le pouvoir exercé sur d’autres, et le pouvoir au sens de pouvoir faire, de se donner les moyens d’agir collectivement. Fort bien… sauf que pour J. Holloway une transformation radicale a déjà commencé, si profonde au cœur de nos vies quotidiennes qu’elle bouleverserait déjà le tissu social : une multiplication d’échanges locaux socialisateurs et de collectivités autogérées finira par avoir raison de la finance globale destructrice et de ses relais politiques. Un affrontement direct avec le pouvoir d’Etat, inévitablement violent, avec recours tout aussi inévitable à la force des armes, ne serait donc plus nécessaire. Constatons qu’au moment où l’on dit périmée la théorie marxiste de l’Etat et du dépérissement de l’Etat par la révolution, se développe une théorie implicite (voire explicite) d’un Etat bourgeois qui dépérirait pour peu que la contestation… l’ignore.

     Cette tendance redonne une actualité à des positions, évoquées au début de cette étude, qui remontent à la première moitié et à la fin du 19e siècle : contourner la démocratie en dissolvant la politique dans le social, et remplacer la prise du pouvoir par l’appel à l’énergie, énergie morale pacifique chez P. Leroux, énergie violente d’une élite ouvrière pour les syndicalistes révolutionnaires, énergie de masses de plus en plus autonomes pour J. Holloway et ceux qui se reconnaissent en lui. 

     Ce qu’escamotent de telles positions, aujourd’hui comme hier, c’est tout bonnement la rupture historique qui a nom révolution. La « révolution lente » récemment théorisée par Armando Bartra équivaut à une absence de révolution.  

     Les faits et gestes de deux ou trois milliards de prolétaires ne se réduisent évidemment pas à un ensemble de textes fort critiquables. Mais qu’en est-il de ces faits et gestes ? Pour autant qu’on les connaisse, et à lire les analyses qu’en proposent des participants ou observateurs peu taxables de « pessimisme », l’activité  prolétarienne mondiale sort rarement des bornes de la démocratie (représentative ou directe). Logiquement, tout aussi rares sont les théories critiques de la démocratie.

     « Auto » ne suffit pas                                              

     Qui ne souhaite être autonome ? On rêve rarement de dépendre d’un tiers, surtout s’il a le visage d’un patron ou d’un chef. Il est pourtant permis de s’interroger sur la vogue du mot « autonomie » et de ce qu’il recouvre. De même qu’en 1910 le politicien ambitionnant de faire carrière en banlieue ouvrière parlait de « socialisme », un siècle plus tard, n’importe quel enseignant, éducateur ou militant se réclame de « l’autonomie des acteurs ». La popularité de cette notion s’explique sans doute un peu par la poussée d’une radicalité plus vigoureuse qu’il y a quinze ans. Mais nous serions naïfs de ne pas voir que la revendication d’autonomie épouse l’évolution de la vie quotidienne contemporaine et les espaces de liberté qu’elle nous ménage : des canaux de communication plus nombreux, plus ouverts et instantanés, de nouveaux loisirs, de nouvelles façons de se rencontrer, de se faire des amis ou des amants, des voyages plus rapides et plus lointains, la société « en réseaux », Internet, etc., toutes activités dont le point commun est que chacun s’y trouve en permanence avec lui-même et en permanence relié à tout et à tous. L’autonomie est subversive quand il faut la conquérir contre le prof et le militant : elle l’est moins si ce sont eux qui nous la proposent, et si elle devient une norme.   

     Il est toujours idiot de prendre le contre-pied des idées courantes. La promotion de  l’autonomie en slogan politique et commercial ne prouve pas que l’autonomie soit négative. Mais il n’y a pas d’esprit critique sans un minimum de recul devant ce que nous chante la société.

      Il y a un siècle, et même voici quelques décennies, par et contre la discipline patronale, la grande usine était censée réunir et organiser les travailleurs en un bloc cohérent qui ferait la révolution. La production de masse engendrerait une action prolétarienne de masse. C’est parce qu’il était enraciné dans l’économie que le prolétariat pourrait détruire le capitalisme.

      De nos jours, l’ère dite de l’immatériel, des petites séries, de l’entreprise éclatée, de l’inessentialité du travail, de la communication et du déclin de l’autorité, est supposée produire une multitude de précaires et d’exclus du travail, d’autant mieux reliés entre eux que peu reliés à un capital devenu informe, et donc aptes à se retrouver en collectifs autonomes prêts à tout autogérer. Les néo-prolétaires, dit-on, détruiront une économie dont le capitalisme les a déracinés.

     La moindre des choses est d’être conscient, à chaque époque, du rapport entre les formes sociales dominantes et des contestations qui « collent » tellement à ces formes qu’elles les reproduisent et sont donc incapables de les remettre en cause. L’organisation capitaliste du travail n’organisait pas les prolétaires pour la révolution : la liberté capitaliste ne les libère pas non plus pour la révolution. N’attendons pas de notre structuration par cette société qu’elle nous structure contre cette société.  

     L’autonomie est nécessaire : elle n’est pas un principe. Etre autonome, c’est partir de soi (auto) pour se donner sa propre loi (nomos): chacun souhaite que les décisions collectives tiennent compte de lui, et pour cela le meilleur moyen est d’y participer soi-même, d’y contribuer. Encore faut-il que ce « soi » en ait la force : aucune procédure ou institution, à elle seule, ne le permet. Les autonomistes répondent que si le « soi » individuel a ses faiblesses, le « soi » collectif est fort puisque collectif. Sans doute, mais comment ? Réunir des individus ne produira du qualitativement différent que si et quand ils agiront différemment. Nous revoilà donc au point de départ. Si une A.G. est plus avisée ou mieux armée contre des patrons ou des bureaucrates que les cent personnes qu’elle rassemble le seraient chacune séparément, ce n’est pas dû à la seule vertu du rassemblement de cent personnes, mais parce que ces cent-là ont fait et font quelque chose qui leur permet d’affronter patrons et  bureaucrates. Préconiser un « soi » non pas individuel mais collectif, c’est élargir le dilemme sans le résoudre. Par quelque bout qu’on prenne le problème, sa solution oblige à revenir en amont,  à ce qui fonde l’autonomie. En elle-même, l’autonomie n’est pas plus créative qu’aucune forme d’organisation.

    Ce qui domine, chez beaucoup de radicaux, c’est l’équation

                       autonomie  +  violence anti-étatique  =  mouvement révolutionnaire,

dont l’insurrection prolongée d’Oaxaca, notamment, vérifierait la justesse. Or, quoique cet événement soit un des moments les plus forts de lutte prolétarienne ces dernières années, un de ceux qui donnent espoir, il n’en démontre pas moins aussi qu’autonomie et violence sont nécessaires mais non suffisantes. Un mouvement révolutionnaire n’est pas une zone libérée, voire des milliers de zones libérées. Il se développe à la fois en combattant les forces (publiques et privées) de répression, et en commençant à changer la matérialité des rapports sociaux. Aucune solidarité de quartier, aucun combat de rue, si indispensables soient-ils, ne contiennent par eux-mêmes les actes et les intentions qui font ce changement.  

     Jusqu’ici, c’est bien l’autonomie qui caractérise la lutte et la conscience de classe du travail aujourd’hui. La démocratie n’est pas l’avenir du monde, mais l’horizon immédiat lui appartient encore. Tant que la critique du capitalisme reste faible, celle de la démocratie le reste également.

      Que faire ?

     Rien ne sert de faire le tri entre la mauvaise démocratie (bourgeoise) et la bonne (directe, ouvrière, prolétarienne, totale).

     Ni non plus ni de se déclarer anti-démocrate : la démocratie n’est pas pour nous l’ennemi n°1, l’obstacle enfin identifié, l’écran ultime masquant la révolution, et dont le dévoilement ouvrirait les yeux des prolétaires. Il n’y a pas à mener d’action « anti-démocratique », pas plus que de campagne systématique contre la publicité dans la rue ou la télévision, - réalités d’ailleurs étroitement liées à la démocratie.

     Dans tout mouvement social tant soit peu important auquel nous sommes et serons mêlés, nous côtoyons des grévistes, manifestants ou insurgés qui qualifient leur propre pratique de démocratique. Ils pensent agir en praticiens d’une démocratie enfin vraie parce que directe, sans séparation entre représentés et représentants, et croient rendre effectif ce qui est illusoire chez les bourgeois. Ils savent fort bien que leur pratique n’a rien à voir avec les jeux parlementaires, et même qu’elle en est le contraire. Et c’est parce qu’elle en est le contraire qu’ils y voient la seule démocratie authentique, parce qu’ils identifient démocratie et liberté collective, démocratie et auto-émancipation. Pour chacun de ces participants, démocratie est synonyme de traiter l’autre, le voisin d’atelier, celui ou celle qui avec lui manifeste, construit une barricade et prend part à un meeting, comme un semblable, comme un sujet au même titre que chacun des autres. 

     Il serait absurde pour nous d’entrer dans un conflit frontal avec lui pour qu’il renonce au mot « démocratie ». La définition de la démocratie, et sa limitation, c’est de faire passer un composant nécessaire de tout changement révolutionnaire pour la condition première, sinon pour l’essentiel du changement. Aussi la seule « critique de la démocratie » qui vaille, ce n’est pas de faire la leçon à ceux qui revendiquent le mot, mais de contribuer aux transformations sociales les plus profondes et irréversibles possible : créer un monde sans argent, sans échange marchand, sans achat et vente du travail, sans ces pôles de valeur accumulée en concurrence les uns avec les autres appelés entreprises, sans séparation entre le travail et le reste de nos vies, sans sphère spécialisée dans la gestion des conflits appelée la politique… transformations à la fois favorisant et nécessitant (faut-il le répéter ?) la destruction inévitablement violente de la machine étatique. Comme l’écrivait G. Landauer (1870-1919), bien plus qu’un ensemble d’institutions qu’un coup de force pourrait abattre, l’Etat est « une certaine relation entre des êtres humains (..) que nous détruirons en entrant dans d’autres relations, en nous conduisant différemment ». La révolution, c’est la combinaison de  pratiques radicalement  autres et d’une suite d’affrontements avec les moyens de pression et de répression dont l’Etat ne manquera de faire usage pour empêcher ou briser ces pratiques nouvelles.

       C’est cette « communisation » qui aidera finalement, dans la pratique, à se passer de la démocratie comme  forme aliénée de la liberté. Puisque démocratie est synonyme de priorité à la forme sur le contenu, le bouleversement du contenu social remettra les questions de forme à leur juste place. 

     L’essence de la pensée politique, c’est  de chercher comment organiser au mieux la vie des hommes, au lieu de commencer par se demander ce que font les hommes ainsi organisés. Une révolution qui changera le mode de vie changera aussi les priorités, et fera dépérir la question démocratique.

    A propos de démocratie/dictature

     Cet essai ne fait qu’effleurer le rapport démocratie/dictature, et ne traite pas du fascisme et de l’antifascisme. Ces thèmes sont bien entendu développés dans Au-delà de la démocratie (notre livre publié chez L’Harmattan). Nous les avons aussi abordés en 2007 dansLa Ligne générale. Questions et Réponses. (Rappelons l’excellent ouvrage de R. Paxton, Le Fascisme en action, Seuil, 2004. A lire également, les remarques très éclairantes de Shlomo Sand sur la différence profonde entre fascisme (italien) et nazisme dans Le 20e siècle à l’écran, Seuil, 2004, p. 287-291.)

     Contentons-nous ici d’un exemple.

     « (..) onze bombes anarchistes ont explosé à Paris entre 1892 et 1894. Neuf personnes ont été tuées, beaucoup moins donc que le nombre de grévistes et de manifestants pour le 1er mai tués par les troupes gouvernementales. » (J.U. Halperin, Félix Fénéon, Art & Anarchie dans le Paris fin de siècle, Gallimard, 1991) 

     Ces attentats entraînent alors une législation passée dans l’histoire sous le nom de lois scélérates. En 1892, la première interdit d’approuver tout acte criminel passé ou à venir, puis une deuxième réprime « l’association de malfaiteurs » : est répréhensible tout contact avec des individus ayant « l’intention d’être des malfaiteurs », même s’ils n’ont encore rien commis d’illégal. Après l’assassinat du président de la république en 1894, une troisième loi permet de punir quiconque « en dehors de toute conspiration ou d’engagement préalable, se rend coupable par n’importe quel moyen de propagande anarchiste ».

     Bon résumé de la démocratie, et de ce qui la sépare de la dictature. En démocratie, presque toute opinion est libre tant qu’elle reste une opinion, c’est-à-dire socialement inoffensive, mais le jour où la critique risque de passer à des actes où l’ordre est (ou se croit ou se dit) menacé, ce jour-là l’opinion devient passible des tribunaux. L’Etat détenant, comme le dit la formule célèbre, le monopole de la violence légitime, il appartient alors à ses policiers et ses juges de tracer la limite entre ce qui est opinion et ce qui est délit, de définir ce qui crée un « danger pour la société », et de punir l’opinion pour empêcher le délit. Il n’y a pas là de grande différence entre les politiciens bourgeois de la fin du 19e siècle et les gouvernants contemporains. Notre temps se distingue seulement par une sophistication technique qui, comme dans Minority Report de Philip K. Dick, rêve d’anticiper si bien sur la possibilité de déviance sociale que la police serait capable d’arrêter le criminel avant qu’il commette le crime.  

2010

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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