A quoi bon débattre d’une communisation si éloignée de l’imaginaire régnant, pourrait-on demander... Les risques de fuite en avant ne sont pas minces : quand la réalité fait défaut, la théorie est tentée d’en combler le manque. Pourtant cette réflexion s’impose, parce qu’en dépit de notre impuissance présente, un mouvement social agit et se comprend en fonction de son but : c’est lui qui commande les critères d’analyse d’une réalité. L’analyse concrète vaut par rapport à un but. Par exemple, se spécialiser dans l’exposé des « luttes », même dans l’intention de les renforcer, ne mène pas plus loin qu’une défense (radicale, au mieux) du travail contre le capital, ce qui est déjà beaucoup, mais ne fait pas avancer le mouvement communiste dont ces luttes sont ou non porteuses.
Ce que nous entendons par communisation a déjà été exposé dans Communisation : un Appel et une Invite (2004) et Le Tout sur le tout (2009), mais cette idée est sous-jacente à tout ce que nous essayons de faire, car il s’agit ni plus ni moins du contenu d’une révolution future, de son seul contenu possible, et par exemple notre critique de la démocratie ne prend son sens qu’avec la perspective de la révolution comme communisation (Au-delà de la démocratie, L’Harmattan, 2009). De même, l’analyse des mouvements sociaux passés et présents suppose une compréhension du contenu d’une révolution communiste, que ces mouvements en soient proches ou très éloignés. Il y a là un point fondamental, et une ligne de partage essentielle.
Depuis quelques années, on parle beaucoup de « communisation » dans la mouvance radicale, au-delà même de ce que l’on appelle « les communisateurs ». Critiquer les divers usages du mot et de la notion aurait obscurci notre propos, tant sont multiples les points de vue à analyser. En effet, bien que notre intérêt pour la communisation nous fasse parfois classer parmi les communisateurs, nous ne nous sentons ni plus ni moins membres d’une famille communisatrice que nous ne sommes proches ou éloignés d’autres individus ou groupements communistes dont il faut aussi tenir compte. Quand un certain nombre de camarades traitent de la communisation (qu’ils emploient ou non le mot) sans vraiment faire de différence entre prolétaire, exploité, dominé, précaire,exclu, voire pauvre, cette indétermination influe sur leur façon de considérer la communisation. Notre essai devait donc revenir à ce que sont prolétaire et travail. Mais nous n’avons pas voulu procéder à une suite de réfutations : autant que faire se peut, tout en critiquant ce que nous prenons pour des erreurs, nous avons cherché à dire positivement ce qui nous semble vrai, et à exposer notre conception le plus directement possible. Le lecteur comparera par lui-même ce qui doit l’être (notre bibliographie donne quelques références dans ce but), et le mouvement social se chargera de faire le tri :
« Le regroupement et l’unification ne se produiront qu’avec de nouvelles scissions et des échanges d’insultes plus ou moins fraternelles. Il faut avoir les nerfs solides. »
(Trotsky, lettre à Alfred Rosmer, 24 mars 1929)
Ce dont nous parlons est plus qu’une réflexion sur des idées : il découle d’une expérience.
Pour tous ceux qui, comme nous-mêmes, ont été conduits par leur pratique des années 60-70 à revenir sur le passé révolutionnaire, la difficulté n’était pas de trouver informations et documents sur ce qui s’était déroulé autrefois, mais de connaître les situations historiques sans lesquelles des théories ne sont que des opinions. Il fallait nous réapproprier un passé, et savoir quelles luttes et quelles contradictions avaient animé les plus radicaux des prolétaires autour de 1917, et après. Car il ne s’agit pas de théoriciens en chambre : en 1920, loin d’être groupusculaire, la Gauche Communiste allemande et italienne incarnait une force historique. Par exemple, quelles qu’aient été les erreurs du KAPD (théorisées par Hermann Gorter), on ne comprend rien à Anton Pannekoek si on le retranche de Gorter et du KAPD, comme si Pannekoek était le « bon » communisme de conseils débarrassé des illusions partidaires de Gorter. (On a d’ailleurs là l’une des raisons pour lesquelles le conseillisme est incapable de se comprendre lui-même.)
Ce retour en arrière doit beaucoup à une expérience dont il faut dire quelques mots, sachant que d’autres ailleurs dans le monde, par des voies différentes, sont certainement venus aussi à l’idée de communisation. Nous rapportons l’exemple de ce que nous avons vécu : nous ne nous donnons pas en exemple.
Quelques précisions sont ici utiles sur le groupe informel appelé (plus par d’autres que par lui-même) « la Vieille Taupe », en raison de la librairie du même nom, à Paris, fondée et animée par Pierre Guillaume de 1965 à 1972, année de sa fermeture. De la mi-mai à juillet 1968, ce collectif allait être, non pas l’inspirateur, certainement pas le dirigeant, mais probablement l’élément le plus cohérent d’une expérience originale, dans le bâtiment universitaire parisien de Censier.
Si la plupart des membres de ce groupe venaient d’être exclus de Pouvoir Ouvrier (scission de Socialisme ou Barbarie quand ce dernier largua les amarres marxistes) ou de le quitter, d’autres personnes présentes à Censier faisaient partie d’une nébuleuse sans autre organisation que le partage d’amitiés (mêlées parfois de ruptures) et de refus communs. Ainsi, l’un des plus actifs au comité RATP avait hésité entre adhérer à l’IS ou à SoB (à l’époque où l’IS était influencée par SoB, dont Guy Debord fut membre environ un an), avant de préférer ne rejoindre ni Debord ni Castoriadis-Cardan. Autre exemple, Fredy Perlman, du comité Citroën, associait une critique de la gauche américaine et du socialisme yougoslave à une relecture d’un Marx ennemi de la marchandise et de l’Etat. Des membres du GLAT, Groupe de Liaison pour l’Action des Travailleurs, fondé en 1959 dans la ligne de la Gauche allemande mais autonome par rapport à SoB comme à PO ou à Informations & Correspondances Ouvrières, furent actifs dans les dernières semaines de Censier. Autre façon de définir ceux qui se retrouvèrent en ces confins du Vème arrondissement: certains se seraient peut-être proclamés révolutionnaires, aucun ne faisait profession de révolution.
Ces filiations aident à comprendre une confluence, mais la plupart des personnes qui seront présentes et agissantes à Censier n’appartenaient à aucun groupe, fût-il informel, avant mai 68. Leur point commun, et la raison pour laquelle ils se sont trouvés « naturellement » en phase avec une minorité ouvrière radicale, c’est la critique de la bureaucratie politique et syndicale, non comme une mauvaise direction susceptible d’être réformée ou remplacée par une bonne, mais comme contradictoire avec les intérêts des prolétaires et le sens de l’émancipation humaine. Cette critique se doublait de celle des pays de l’Est comme capitalistes d’Etat. Ce qui peut sembler banal, ou dépourvu d’enjeu pratique vingt ans après la disparition de l’URSS, ne l’était pas quand la distribution à la porte d’une usine d’un tract même modérément critique de la CGT se soldait par un cassage de gueule, et quand la presque totalité du gauchisme célébrait l’existence d’un socialisme russe, chinois ou cubain, militait pour créer un parti, et espérait prendre un jour la tête des syndicats.
En illustration de ce que nous voulions et ne voulions pas, on pourrait citer Notes pour une analyse de la révolution russe, brochure signée « Jean Barrot » ( = Gilles Dauvé) et publiée par La Vieille Taupe début 1968 : son but était de montrer en quoi la partie la plus dynamique des prolétaires russes, en 1917-21, avait tenté de gérer la production et la société, avant que le parti bolchévik vienne remplir ce rôle à leur place. Cette analyse conseilliste reflétait assez bien notre socle théorique commun : ce n’était pas l’autogestion, que nous rejetions parce que limitée à un lieu de travail, mais la gestion ouvrièrede toute la production, et au-delà – en particulier sous l’influence de l’IS - la gestion de l’ensemble de la vie, avec pour la réaliser les conseils ouvriers. Avant la grève générale, Pierre Guillaume était l’un des rares à entamer une critique de cette perspective : tout en jugeant utile le texte signé « Jean Barrot » sur la Russie, il expliquait qu’il vaudrait mieux s’intéresser à ce que seraient des rapports de production communistes.
A la mi-mai 68, une minorité ouvrière, faible en nombre mais résolue et souvent à l’origine de la grève, s’est vue incapable d’éviter la mainmise syndicale sur la conduite du mouvement. A la différence des occupations de Juin 36, celles de 1968 étaient l’œuvre de petits noyaux contrôlés par les syndicats : le désintérêt de la masse ouvrière témoignait d’une prise de conscience que l’enjeu n’était pas de s’emparer de la production, mais ce faisant la base laissait le champ libre à la bureaucratie. Aussi seul un lieu extérieur aux entreprises pouvait permettre à la minorité radicale de se retrouver et de se coordonner. Censier assura ainsi une liaison entre des sortes de délégués (non élus mais représentatifs) d’une autonomie ouvrière en quête d’elle-même. Leur rencontre avec la nébuleuse évoquée plus haut apportait la double preuve qu’il n’arrive jamais rien de « spontané », et qu’il ne sert pas à grand-chose d’« organiser » par avance quelque avant-garde.
Censier ne fut certainement pas l’unique point de contact entre salariés rebelles à l’ordre patronal et syndical. Beaucoup d’ouvriers, jeunes notamment, insatisfaits de la gestion bureaucratique de la grève, quittaient l’usine l’après-midi pour venir voir « les étudiants ». Tel était le cas à Hispano-Suiza, usine de moteurs d’avion près de Paris, où depuis les années 50 un comité réunissant des ouvriers et des techniciens (certains venus du PCF) s’était radicalisé, évoluant d’un rejet du réformisme du PC et de la CGT à la critique de leur fonction de conservation sociale. Il en allait de même à la SAVIEM, à Caen, où quatre mois plus tôt une émeute ouvrière avait annoncé Mai 68. On a beaucoup dit qu’en 68 « les étudiants étaient allés (en vain !) vers les ouvriers », mais on pourrait dire tout aussi bien que des salariés (minoritaires bien sûr) venaient chercher (en vain) à l’extérieur de l’entreprise la solution d’un problème qu’ils pouvaient à peine poser, et encore moins résoudre, à l’intérieur de l’entreprise. Jamais, en effet, les institutions syndicales et politiques n’ont perdu en 68 la maîtrise du monde du travail. Quelques luttes, comme à Nantes, témoignent d’un débordement des appareils, mais à l’intérieur d’un cadre syndical lui-même non remis en cause.
Le hasard et les limites de l’époque firent donc d’un bâtiment universitaire parisien, proche mais en marge du Quartier Latin, un des rares lieux où de petites minorités ouvrières venues d’entreprises diverses, certaines très grandes, purent se rencontrer, débattre, et agir ensemble autant que faire se pouvait, sur une durée suffisamment longue pour qu’en naissent une convergence et un début de coordination.
Au point de départ, il y a chez ces ouvriers la volonté de pousser la grève au maximum de ses possibilités: CGT et PC sont alors rejetés au motif (parfaitement exact) qu’ils ne mettent pas tout en oeuvre pour l’extension et le succès de la grève. Là est le plus petit dénominateur commun de la critique initiale des appareils par ces ouvriers. Il s’y ajoute le refus d’un gouvernement de gauche, voire d’un éventuel « pouvoir populaire », dont cette minorité sait que son avènement ne changerait rien d’essentiel. Ce refus s’alimente d’une critique souvent (mais pas toujours) explicitée des régimes dits socialistes. Quant aux groupes trotskystes et maoïstes, ils sont perçus comme des appareils rivaux des bureaucraties en place. D’ailleurs les militants gauchistes ne font guère d’efforts pour s’implanter en un lieu où ils se sentent étrangers. Les ouvriers qui venaient à Censier n’étaient pas en quête de bonnes volontés ayant pour objectif de les organiser, ni même de les aider à s’organiser. Ils ne voulaient ni nouveaux maîtres, ni serviteurs. Avant tout, ils désiraient agir à égalité avec d’autres, ouvriers et non-ouvriers. Usines exceptées, Censier fut sans doute sociologiquement l’un des lieux les plus ouvriers de Mai 68, l’un de ceux aussi où l’ouvriérisme (qu’il émane ou non de travailleurs manuels) fut le plus rare. Celui qui n’avait pas les mains calleuses ne se mettait pas à la portée du prolo : il parlait avec qui était à sa portée.
Finalement, les seules personnes présentes mais souhaitant se tenir à l’écart étaient les membres d’Informations et Correspondances Ouvrières venus à Censier : en pleine logique avec leur désir de ne pas imposer les positions d’un groupe minoritaire à la classe ouvrière, ils ont gardé un rôle des plus discret dans les AG et les comités, préférant généralement se réunir dans une salle à part, confirmant ce qu’un an plus tôt le n°11 de l’IS appelait un choix d’inexistence.
Au fil des semaines, CGT et PCF passant d’un rôle de modérateur à celui de briseur de grève, l’ensemble des ouvriers présents à Censier évoluent également: au lieu de reprocher à la bureaucratie de saboter ce qu’elle est censée accomplir, ils constatent qu’elle réalise de plus en plus visiblement ce que sa fonction la conduit à faire. Dès lors le mensonge le plus éhonté (par exemple, accuser un jour nos camarades du comité RATP et les salariés les plus déterminés de cette entreprise d’avoir eux-mêmes appelé la police) cesse pour de bon d’être perçu comme scandaleux et aberrant.
La radicalisation s’accompagne d’une amorce de discussion sur ce que serait un monde profondément autre. Cependant, on se tromperait en idéalisant cette décantation, en faisant de Censier une réaction cohérente à complet contre-courant de ce qui traverse alors l’ensemble de la société. Au printemps 68, le refus des appareils et de l’Etat, quelque élan profond qu’il manifeste, s’exprime et s’organise d’abord comme l’exigence de parler, d’être écouté, de savoir son avis individuel et collectif retenu. Tout le monde se moque de la « participation » gaulliste, chacun souhaite participer. 68, c’est le règne de l’Assemblée Générale. Le cas de Rhône-Poulenc (Vitry-sur-Seine) est exemplaire : la pression de la base avait contraint syndicats et patrons à mettre en place dans l’usine une structure de discussion, qui alla jusqu’à envisager une réorganisation complète de l’entreprise, annonçant un peu la démocratie participatived’aujourd’hui. En s’institutionnalisant, le comité d’action de Rhône-Poulenc dépérit de l’intérieur : poser des revendications (même extrêmes, au départ) dans un tel cadre conduit bientôt à discuter de la meilleure ou moins mauvaise manière d’assurer la production. Les mois et les années suivantes, le même processus entraîna certains des virulents de 68 à quitter la CGT pour adhérer à la CFDT.
Au début et pendant la plus grande partie de l’occupation de Censier, l’immense majorité des participants, ouvriers ou non, auraient pu être situés sur un axe dont un bout serait le communisme de conseils, et l’autre bout l’anarchisme. En gros, leur « programme », c’était la gestion ouvrière, ou l’autogestion, et le moyen d’y arriver n’était rien moins que la prise en mains des luttes, de la grève à l’insurrection, par la classe ouvrière et par l’ensemble des prolétaires, non seulement en dehors des partis et syndicats, mais contre eux. Ce qui les rapprochait tenait en trois mots : la démocratie ouvrière, à condition qu’elle soit authentique, et l’autogestion, à condition qu’elle soit généralisée. Sur ces deux notions (étroitement liées), la réflexion critique viendrait ensuite.
Les comités d’action de Censier avaient beau être parmi les plus résolus face à l’adversaire patronal, étatique et syndical, ils se sont révélés, comme les autres, adéquats à leur fonction: aider à mener la grève jusqu’au bout... où elle pouvait « historiquement » aller. Leur déclin ultérieur, pour certains étalé sur des années, non sans quelques beaux retours de flammes, était inscrit dans la fin de cette fonction. Quelques-uns d’entre nous espérions une floraison d’organismes de base, nés justement de la prise de conscience du rôle des bureaucraties, et de la nécessité d’organes autonomes, minoritaires certes, mais qui perdureraient avec un minimum de coordination.
Illusion. Sur le lieu de travail, aucune organisation permanente de prolétaires ne peut tenir sur la seule base de refus partagés, si justifiés soient-ils. On ne s’y réunit durablement que pour des objectifs accessibles ou jugés tels.
Quand Censier, comme les autres locaux universitaires, repassa sous le contrôle de l’Etat à l’été 68, ses ex-occupants durent chercher un nouveau lieu : ce fut d’abord une petite salle de la Mutualité. Parfois les participants étaient nombreux; le plus souvent, non. Mais la différence essentielle n’était pas là: ce qui demeurait un foyer commun à des salariés radicaux faisait maintenant plus converger des idées que des actions.
Le rassemblement opéré à Censier n’avait eu d’autre nom que ce lieu, appellation d’ailleurs plus utilisée après que pendant l’occupation. En se baptisant Inter-Entreprises, ce qui lui succéda signifiait un repli sur le monde du travail, et impliquait une vision d’abord ouvrière de la révolution. En complète cohérence avec cette inévitable involution, un soir, au début d’une des premières réunions à la Mutualité, Henri Simon, un des principaux animateurs d’Informations et Correspondances Ouvrières, distribua une feuille synthétisant les informations livrées la fois précédente sur les entreprises représentées. Telle était bien la perspective d’ICO : faire circuler des « informations de boîte ».
C’est alors qu’un certain nombre de camarades, en particulier ceux que nous appellerons faute mieux « la Vieille Taupe », commencèrent à comprendre qu’une telle perspective raisonnait encore en termes d’organisation, mais (à la différence des léninistes) d’une organisation auto-produite, issue de la base. Selon cette conception, si les ouvriers ne luttent pas jusqu’au but (= jusqu’à la révolution), c’est parce qu’ils ignorent que d’autres ouvriers le tentent ou souhaitent également : aussi la priorité est-elle de diffuser l’information sur les luttes, cette information étant la condition n°1 de l’autonomie ouvrière .
La grève générale de mai-juin nous semblait démontrer autre chose. Dans nombre d’entreprises, l’initiative de la grève prouvait la capacité des prolétaires à agir malgré le monopole syndical et officiel (on dirait aujourd’hui « médiatique ») de l’information. Si ensuite les salariés de Renault étaient restés dans le cadre d’une négociation, ce n’est pas faute de savoir ce que faisaient les salariés de Peugeot : ceux de Renault comme ceux de Peugeot s’en étaient tenus là parce que globalement ce cadre leur convenait. Un mouvement social se donne d’abord les informations dont il a besoin.
Il n’y avait pas de place après mai-juin 68 pour une organisation ouvrière autonome permanente menant des luttes revendicatives sur une ligne de « lutte de classe ». Quant aux affrontements quotidiens, les gauchistes (un peu la Gauche Prolétarienne, dont la composante ouvrière était fortement anti-syndicale, mais surtout d’autres comme les trotskystes de Lutte Ouvrière) s’y entendaient infiniment mieux qu’Inter-Entreprises. En effet, leur pratique (« capitaliser » les luttes afin de développer une organisation, c’est-à-dire la leur) permettait de coller aux poussées de la base, de perpétuer une organisation, et de recruter. Des trotskystes ne sont pas devenus pour rien responsables de sections syndicales, à la CFDT en ces temps-là, à la CGT ensuite, à SUD maintenant. Aux camarades qui jugeront notre analyse fataliste, nous demanderons où et quand, depuis 68, une organisation que l’on puisse qualifier de révolutionnaire a créé et maintenu un groupe d’usine au-delà d’une période de profonds remous sociaux (par exemple, en France au-delà de 1968-72, en Italie après les années 70). Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé.
Inter-Entreprises n’est pas mort en quelques semaines, mais une dynamique s’était perdue. Sans doute Censier a-t-il eu ses correspondants et prolongements dans l’Italie de 1969, et ailleurs, par exemple dans l’assembléisme espagnol du début des années 80. De l’Amérique latine à la Chine, les années 60-70 ont été traversées de grèves de masse et d’insurrections dont certaines portaient une charge critique aussi explosive, sinon davantage, que le Mai français. Aussi bien, le groupe « Vieille Taupe » n’avait pas la prétention de considérer l’histoire mondiale à partir d’un petit bout d’Europe. La crise sociale de 68 en France ne nous apparaissait nullement comme un exemple à suivre, mais comme révélateur d’une réalité universelle.
En particulier, ce que nous avions vécu à Censier ruinait s’il en était besoin la croyance en la nécessité d’un parti dirigeant, mais aussi la crainte de briser la spontanéité prolétarienne en lui imposant une organisation.
Début 1969, François Martin (= François Cerutti) écrivit ce qui, discuté et transformé, devait être publié trois ans plus tard comme le n°1 du Mouvement Communiste. Sa réflexion mettait aussi à profit son expérience d’ouvrier dans une fabrique de chaussures autogérée, dans l’Algérie d’après l’indépendance.
Avant tout, F. Martin voulait saisir en quoi une révolution communiste supposait mais n’était pas une accumulation de luttes revendicatives autogérées, s’amplifiant en quantité et se transformant en qualité, s’en prenant bientôt à des cibles politiques, aux forces de répression étatiques puis aux partis, ensuite au parlementarisme, avant de finir par s’attaquer aux rapports sociaux. Il y a un profond décalage entre le moment de rupture qu’est le déclenchement de toute grève « dure » (et de toute contestation radicale), l’élan fondamental qui la porte, la brèche ainsi offerte, et la fermeture que représente sa fin, même victorieuse. L’auto-organisation (parfois brève) née de la rupture initiale non seulement n’est pas une fin en soi (ce dont chacun convient), mais dépend d’autre chose qu’elle-même. Le prolétariat est ce qu’il fait, et ce qu’il est dépend de ce qu’il fait. En d’autres termes, la révolution amais n’est pasun problème d’organisation.
Une expérience ne prouve ni n’apprend rien par elle-même. La théorie révolutionnaire n’est pas à (re)découvrir comme un trésor intact sous d’épaisses couches de passé : parce qu’elle tient à ce que le prolétaire a de plus profond et donc de contradictoire, cette théorie est inévitablement voilée mais aussi détournée par toutes les variantes de contre-révolution. Se réapproprier la substance du mouvement prolétarien depuis ses origines, c’était autant la développer que la restaurer.
Cela conduisait à revoir le « bagage » théorique d’une génération qui, par réaction contre le stalinisme, faisait quasi naturellement une priorité du rejet de la bureaucratie, qu’elle soit d’Etat, de parti ou de syndicat. En 1972, en postface à une réédition par La Vieille Taupe des Rapports de production en Russie, article de P. Chaulieu (= Castoriadis) pour le n°2 de Socialisme ou Barbarie(1949) et un des textes fondateurs de cette revue, Pierre Guillaume montrait les conséquences de « la caractérisation du capitalisme russe comme capitalisme bureaucratique » : « (..) au programme anti-capitaliste se substituait un programme anti-bureaucratique, où l’autogestion, l’autonomie, et la démocratie jouaient un rôle déterminant. Toute la conception communiste s’en trouvait bouleversée. Le rôle du prolétariat, en tant que communauté vivante, négatrice en actes de la communauté matérielle du capital, cesse d’être central. Le communisme cesse d’être l’alternative unique potentiellement présente dans les rapports de production capitalistes. La bureaucratie est une menace, une tendance humaine permanente à laquelle s’oppose une autre tendance humaine, l’autonomie. La notion même de prolétariat et de communisme s’en trouve bouleversée. »
Le déroulement de la grève générale que nous venions de vivre obligeait à cesser de considérer les oppositions démocratie/bureaucratie et majorité/minorité comme des outils d’analyse pertinents ou des critères décisifs. En mai 68, quand quelques dizaines de jeunes ouvriers bloquaient les portes de l’usine pour lancer des centaines de salariés dans la grève, ils ne les « forçaient » pas, ils prenaient l’initiative d’un mouvement vite reconnu par les autres comme leur. Inversement, faire voter chaque jour par la base le renouvellement de la grève est une tactique bureaucratique éprouvée pour user l’énergie de cette base. Dans presque tous les cas, face à une pratique minoritaire, il n’existe aucun moyen formel de savoir si cette minorité contraint la majorité ou prend simplement les devants. Le même geste (souder les portes, par exemple) revêtira des sens opposés selon le contexte.
Notre critique de la démocratie ne consistait pas à dire: « peu importe si quelques-uns décident, éventuellement contre la majorité, puisque seul compte l’objectif: détruire l’Etat, le profit et la marchandise». Car cet objectif n’est réalisable que si y participe ce que le Manifeste nommait « l’immense majorité ». Le dépérissement du travail et de l’économie ne se décrète pas, ni ne s’organise d’en haut. Nous ne devenions pas « bordiguistes ». Jusqu’à la fin de sa vie, Amedeo Bordiga a justifié la dictature des bolchéviks surle prolétariat russe non pas au nom du communisme que les bolchéviks auraient réalisé en Russie (Bordiga savait qu’ils ne le réalisaient pas), mais au nom d’une révolution mondiale que les bolchéviks auraient impulsée depuis la Russie, alors qu’en fait Lénine et son parti se retrouvaient gestionnaires de l’échec révolutionnaire, en Russie comme ailleurs. En optant pour la dictature contre la démocratie, non seulement Bordiga ne comprenait pas qu’en Russie les prolétaires avaient rapidement perdu tout pouvoir après 1917, mais il restait sur le terrain d’une révolution d’abord politique, sociale ensuite.
François Martin fut l’un des premiers à affirmer qu’en mai 68 quasiment tout le monde s’était comporté en partisan de la démocratie, y compris l’IS exigeant la démocratie des conseils. Certes, personne ne confond la démocratie directe généralisée, débordant des murs de l’usine pour concerner la totalité de la vie, avec le parlementarisme bourgeois. Mais en tant que forme d’organisation, la démocratie directe est impuissante à créer le contenu qui nous importe, et c’est au contraire la réalisation de ce contenu qui sera susceptible de réaliser ce que prétend accomplir la démocratie, et qui est indispensable : faire circuler les idées, promouvoir le débat, tenir compte de la diversité des opinions, créer les instances dont le mouvement a besoin, contrôler nos représentants, etc.
On le voit, notre réflexion était autant critique de la Gauche allemande que de la Gauche italienne, de Pannekoek et Gorter que de Bordiga. Ce que François Martin exposait à partir du processus concret de la lutte des classes, Contribution à la critique de l’idéologie ultra-gauche, rédigé en 1969 et signé « Jean Barrot », l’envisageait grâce à un détour par l’héritage théorique de la Gauche Communiste, que ce texte confrontait à notre pratique en mai-juin 68. Ajoutons que le détour passait aussi par l’IS. En élargissant la gestion ouvrière à tous les domaines de la vie, les situationnistes avaient en effet apporté - en partie malgré eux - les éléments permettant de faire éclater le cadre gestionnaire. La gestion de tout suppose plus que de la gestion.
Quelques exemplaires du texte furent distribués à deux réunions organisées à l’initiative d’ICO, l’une près de Paris au printemps 1969, puis à une seconde, internationale, à Bruxelles l’été suivant. Il n’y fut discuté ni à l’une ni à l’autre.
Quarante ans après, certains camarades lisent notre critique comme une ouverture vers une théorie post-ouvrière ou post-prolétarienne de la révolution. Cette interprétation est contraire à la visée du texte, qui se voulait une tentative, non pour refonder, mais plus simplement pour reprendre la théorie du prolétariat. En 2011 comme en 1969, une perspective post-prolétarienne supposerait un post-capitalisme. Celui-ci existera peut-être un jour : tel n’est pas le cas aujourd’hui.
Ce que nous essayions de dire, c’est que le communisme n’est pas un capitalisme renversé, où le salariat serait dirigé par les salariés, où l’on aurait le travail sans le capital. La révolution n’est pas la prise en main, par des salariés démocratiquement organisés, de forces productives qui de ce seul fait commenceraient à perdre leur caractère de capital. (Voilà un point crucial dont nous avons dû renoncer à débattre avec les héritiers de la gauche allemande.) En conséquence, la révolution communisme est bien un moment d’exacerbation des luttes de classes – ce qui ne signifie pas des flots de sang, mais en tout cas des combats qui ne sauraient rester verbaux - afin que les enjeux soient mis sur la table et que devienne envisageable la fin des classes. En deçà d’un certain seuil de conflit, l’existence et la légitimité des classes ne seront jamais remises en cause. Mais ce paroxysme de lutte sociale n’est communiste que si dès ses débuts il met en œuvre la fin des classes : aussi la lutte proprement politique, la destruction de l’Etat, n’a de sens que par la communisation. Sinon, enfermée dans sa radicalité, tant dans ses affrontements armés avec l’Etat et les forces conservatrices que dans la virulence de ses débats internes, la révolution finirait par tourner sur elle-même, et échouerait. (Et voilà ce qui nous fera toujours qualifier de demi-anarchistes par les héritiers de la gauche italienne.)
Nous disons unesynthèse, et non la synthèse, car seul un esprit religieux croit qu’il puisse exister un moment si exceptionnel que l’histoire y dévoilerait la totalité de son sens (à un analyste lui aussi exceptionnellement doué).
La place nous manque pour une analyse d’ensemble, mais l’évolution ne s’est pas déroulée en vase clos, et elle a subi en particulier deux « chocs » dans les années suivantes. Si au Portugal, l’autonomie ouvrière s’est montrée capable de beaucoup en 1974-75, elle n’a pas suffi à produire un antagonisme avec le capital, et souvent pris des voies de garage, en particulier autogestionnaires. Plus tard, en Pologne, bien qu’elle ait été le principal agent du renversement de la bureaucratie, prouvant de façon éclatante « la centralité du travail » dans les sociétés modernes, la classe ouvrière a également aidé à ressusciter ce que l’on croyait mort : la nation, le peuple, une démocratie rénovatrice de l’Etat. Or, pendant des décennies, contre le communisme officiel, contre les cent variantes de réformisme, contre la pensée questionnante et le monde intellectuel, tout un pan de la critique radicale avait affirmé la force révolutionnaire de la classe ouvrière, et puisé dans 1968 de nouveaux arguments en ce sens. Les événements portugais et polonais obligeaient à en comprendre un peu plus. La solution(la classe ouvrière) fait partie du problèmehistorique à résoudre, mais le problème, seule la classe ouvrière est capable de le traiter, et cela implique qu’elle règle aussi ce compte avec elle-même. Parce qu’ils font fonctionner le capitalisme, les prolétaires peuvent aussi le bouleverser.
Dans l’Allemagne de 1919, la majorité des prolétaires avaient donné un soutien au moins passif à une contre-révolution armée dirigée par un gouvernement socialiste. Mais au Portugal et en Pologne, c’est l’action des ouvriers, y compris quand ils échappaient au contrôle des appareils syndicaux et de parti, qui prenait le chemin de la réforme. Si importante soit-elle, la bureaucratie n’était donc pas l’obstacle n°1, le verrou empêchant les prolétaires de forcer la porte de la révolution, puisqu’eux-mêmes maintenaient fermée cette porte.
D’un tel constat, certains, comme Invariance (après que Jacques Camatte a fortement contribué à nous éclairer sur l’importance de la Gauche Italienne et du Bordiga d’après 1945), concluaient que les prolétaires n’agissaient et n’agiraient jamais que comme classe du capital et pour lui.
D’autres, dont nous faisions partie, pensions le prolétariat comme une contradiction historique que les prolétaires sont les seuls à même de trancher… ou non :
D’abord, il y a un rapport entre le contenu de la transformation et le groupe social qui en est porteur : le prolétariat est la dissolution potentielle de la société moderne.
D’autre part, la nature du porteur ne produit pas automatiquement ce contenu : en deux siècles de luttes, cette force de dissolution qu’ils portent en eux, les prolétaires ne l’ont pas encore mise en œuvre afin de passer au communisme.
On l’aura compris, nous ne nous voulions pas des « refondateurs ».
Pour résumer, on nous permettra de reprendre ce que nous avons déjà exposé ailleurs :
La Gauche « allemande » (au sens large, incluant beaucoup de Hollandais, sans oublier des héritiers un peu lointains, certains délibérément ingrats comme Socialisme ou Barbarie) nous avait appris à comprendre la révolution comme auto-activité, auto-production par les exploités de leur émancipation. D’où la nécessité de rejeter toute médiation : parlement, syndicat ou parti.
La Gauche « italienne » (là encore, débordant hors de l’Italie, en Belgique notamment avec la revue Bilan en 1933-38) rappelait qu’il n’y a pas communisme sans destruction du système marchand, du salariat, de l’entreprise en tant que telle, et de toute économie en tant que sphère spécialisée de l’activité humaine.
Ce que Bordiga et les bordiguistes définissaient comme programme à réaliser une fois détruit le pouvoir politique bourgeois, l’IS montrait qu’il ne peut réussir sans mise immédiate en dépérissement de l’échange marchand, du salariat et de l’économie, par un bouleversement de tous les aspects de la vie, qui ne s’accomplira pas en une semaine ou même un an, mais n’aura de portée et de succès que s’il s’amorce dès le début de la révolution.
Schématiquement, la Gauche allemande aide à voir la formede la révolution, la Gauche italienne son contenu, et l’IS le processusseul à même de réaliser ce contenu.
Dire que la gauche allemande se fonde sur l’expérience prolétarienne, la gauche italienne sur le futur et les situationnistes sur le présent, suffit à montrer en quoi ces contributions s’opposent, au risque de nous égarer parmi tant de miroirs. Mais cette convergence aide à comprendre la révolution comme communisation : il ne s’agit ni de prendre le pouvoir ni de passer à côté, mais de le détruire en même temps qu’on transforme l’ensemble des relations sociales, chaque moment du double processus renforçant l’autre.
A notre connaissance, le premier texte où le mot communisationapparaît dans l’acception qui nous intéresse est Un Monde sans argent, rédigé par Dominique Blanc et publié en 1975-76 par l’Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires, qui avait déjà édité en 1972 Le Militantisme, stade suprême de l’aliénation, devenu depuis un classique. (Des membres de l’OJTR participeront plus tard à King Kong International puis à La Guerre Sociale.) Après que l’idée a circulé dans le petit milieu de « la Vieille Taupe », D. Blanc – alors familier de la librairie - est le premier à l’avoir mise publiquement au centre de la perspective révolutionnaire :
« Insurrection et communisation sont intimement liées. Il n'y aura pas dans un premier temps l'insurrection et puis ensuite, permise par cette insurrection, la transformation de la réalité sociale. Le processus insurrectionnel tire sa force de la communisation même. »
En ce sens, Un Monde sans argent est un texte fondateur, repris et développé par d’autres les années suivantes : citons seulemen A bas le prolétariat. Vive le communisme (Les Amis du Potlatch, 1979).
Deux difficultés se présentent. D’abord, le rejet de la civilisation capitaliste aboutit à l’absurde s’il se borne à s’en démarquer pour en déduire le « programme » opposé qui serait celui du prolétariat. De plus, contre cette civilisation, nous n’avons vu à l’œuvre que des ébauches révolutionnaires, comme dans l’Espagne de 1936. « Les mots dont nous disposons pour décrire une société n’ont pas prévu que cette société puisse être communiste. » (Bruno Astarian, Activité de crise et communisation, 2010) Aussi rigoureuse qu’elle se veuille, la réflexion sur la communisation avance des hypothèses que la créativité prolétarienne dépassera par ses actes, outrepassant ce qui paraît aujourd’hui des audaces conceptuelles. On ne s’étonnera donc pas que si cet essai développe certains aspects de la communisation, d’autres soient seulement esquissés, d’autres encore laissés à des réflexions ultérieures.
Il ne s’agit pas d’un projet à réaliser un jour, d’un programme à appliquer, certes conforme aux intérêts vitaux des prolétaires, mais qui leur serait « extérieur », comme une maison existe d’abord dans la tête d’un architecte avant d’acquérir son existence propre une fois construite. La communisation a à voir avec ce qu’estet faitle prolétaire.
Ce qui distingue Marx (et d’autres) du socialisme dit utopique, n’est pas que l’auteur du Capital suivrait une démarche scientifique ou se refuserait à anticiper l’avenir. La différence essentielle, c’est que Marx va chercher la solution dans le rapport d’exploitation. Cœur et corps du capitalisme, le prolétariat est aussi le vecteur possible du communisme. « Sans réserve », au contraire du serf ou du métayer, il ne tient ses conditions de vie que de son rapport avec le capital : si celui-ci cesse d’acheter son travail, le prolétaire n’est plus rien. Aussi, toute crise sociale grave ouvre la possibilité pour les prolétaires d’inventer « autre chose ». Quelle que soit l’issue de la lutte, qu’elle obtienne des concessions ou finisse étouffée, écrasée ou déviée, souvent elle s’accompagne d’efforts, et parfois de tentatives, pour produire cet « autre chose ».
Une possibilité de rupture se manifeste chaque fois que le rapport d’exploitation est pris dans une crise historique majeure, qui pour le prolétariat ne coïncide pas forcément avec ce que la bourgeoisie retient comme grande crise économique. De ce point de vue, et dans la mesure où une année a valeur de symbole, 1929 nous importe moins que 1919, et 1974 (début de la fin des « 30 Glorieuses ») moins que 1968. Dans les crises du rapport salarial, où les prolétaires agissent dans des conditions qui dépendent en partie d’eux (en partie seulement), se joue une contradiction fondamentale, que la théorie communiste a pour fonction de mettre en lumière : elle indique ce que le prolétariat « sera historiquement contraint de faire » (Marx), non à quel moment - et encore moins à quel unique moment - il y sera contraint.
C’est pourquoi nous pouvons et devons traiter de la communisation à la fois au passé et au présent.Il s’agit d’autre chose que d’un idéal. Imaginer une société future ne sert à rien sans analyse de celle qui l’aura précédée, et du passage de l’une à l’autre. Pour éviter de décrire un bel avenir inaccessible, il faut réfléchir à la fois sur ce queserait le communisme, comment le faire advenir, et sur qui sera le mieux placé pour cela.
Si le capitalisme dans sa nature est invariant, bien que ses logiques agissent de façon différente en fonction de l’évolution historique, de même les modalités d’application du communisme dépendent du moment qui le voit naître. En tant que mouvement d’émancipation, le communisme est antérieur au prolétariat moderne et agissait déjà au temps de Spartacus, des Münzériens et des Niveleurs. Cinquante ans avant Marx, Babeuf devait peu à l’industrialisation. Ces mouvements, et bien d’autres, étaient animés d’un désir de vivre autre chose que ce qui était proposé et imposé par les dominants. La part d’invariance tient à ce que le prolétariat est dès l’origine et sera jusqu’à sa fin séparé radicalement des moyens de production, et donc des moyens de vivre. Cette dépossession est la condition de la mise au travail du prolétaire au profit du capital. Mais elle implique aussi que, dès ses débuts, le prolétariat soit capable d’une révolution qui dépassera la propriété, les classes, le travail séparé, et accomplira l’émancipation humaine.
Ce que désigne le mot communisationest donc aussi ancien que les luttes des prolétaires chaque fois qu’ils ont tenté de s’émanciper.
« Reprendre l’étude du mouvement ouvrier classique d’une manière désabusée », comme y invitait l’IS en 1962 dans son n°7, ne signifie pas prendre le contre-pied du mythe d’un prolétariat sans cesse tendu vers le communisme, pour ne plus voir que des ouvriers toujours revendiquant un capitalisme adouci, glorifiant le travail, adhérant mieux encore que les bourgeois à l’idéologie du progrès, et dont les luttes les plus poussées revenaient à vouloir créer un impossible capitalisme ouvrier. Cette reconstruction historique remplace un mythe par un autre. Elle oublie que ce que les prolétaires ont accepté de moins bon et de pire, ils l’ont fait de gré et de force.
C’est également tordre les faits que de découper l’histoire du mouvement prolétarien depuis le début du 19e siècle en deux phases : la première (achevée par exemple vers la fin du 20e) pendant laquelle le prolétariat, et la quasi-totalité de ses théoriciens, n’auraient été capables de s’élever qu’à une conscience et une pratique qu’il faudrait qualifier de capitalistes ; et la seconde (aujourd’hui) où ce programme capitaliste devenant impossible, il ne resterait au prolétariat que le choix entre la révolution communiste ou la barbarie.
Tant qu’il a été – et est aujourd’hui - vivant, offensif, anti-étatique, le mouvement prolétarien s’est donné implicitement et parfois explicitement un projet où le communisme était présent, et qui ne se résumait pas à remplacer l’exploitation de l’hommepar l’homme à l’exploitation de la naturepar l’homme. Les communards, les prolétaires espagnols de l’été 1936, les ouvriers turinois en 1969 n’avaient pas pour logique et pour intention de « développer les forces productives », ni de faire tourner les mêmes usines sans le patron. C’est leur échec qui a écarté les visées communautaires et fraternelles, balayé les perspectives d’union entre l’homme et le reste de la nature, et mis en avant ce que permettait et appelait le dynamisme capitaliste. Si, jusqu’ici, les prolétaires ont peu amorcé de pratiques communistes au sens plein du mot, c’est-à-dire touchant à la structure sociale et à la vie quotidienne, c’est qu’ils sont rarement allés au-delà de la phase insurrectionnelle, la plupart des soulèvements ayant été rapidement écrasés ou étouffés. Lorsque les insurgés l’ont emporté, ils ont parfois tenté de vivre tout autre chose qu’un capital géré par le travail. Et les limites – étroites – de ces tentatives, dans l’Espagne de 1936-39 par exemple, n’étaient pas seulement dues à un défaut de programmesocial, mais au moins autant au fait d’avoir laissé le pouvoir politiqueà l’Etat et aux forces anti-révolutionnaires.
Nous ne mesurons pas assez ce que nos théorisations doivent à nos échecs. Si la Commune de Paris fut une avancée gigantesque, à certains égards non dépassée, elle indiquait aussi l’impasse du communalisme. La Russie a illustré le sort d’une insurrection qui se borne à une prise du pouvoir, et l’Espagne montré ce qui advient des socialisations quand elles laissent l’Etat intact. Mais à chaque fois la « leçon » n’est que négative ; la contre-révolution fixe et fige le contenu de ce qu’ont tenté les prolétaires.
Pourquoi un projet « communisateur » présent depuis si longtemps a-t-il attendu la fin du 20e siècle pour se préciser ?
Avant 1848, des fulgurances théoriques communistes naissent au sein d’un capitalisme peu développé. Les Manuscrits de 1844 expriment la pointe de la critique sociale d’alors, percée théorique que son auteur lui-même ne juge pas utile de faire connaître (elle attendra près d’un siècle pour être publiée). Ensuite, en se consolidant contre une bourgeoisie triomphante, l’intuition gagne en démonstration ce qu’elle perd en profondeur visionnaire, et son contenu subit une involution : les mesures concrètes proposées dans le Manifeste (1848) sont celles d’une démocratie radicale où subsistent Etat et argent, le Livre I du Capita l(1867) n’expose qu’en filigrane un programme communiste, lequel apparaît à peine dans la Critique du programme de Gotha (1875). Voulant s’inscrire dans le mouvement qui réalisera ce dont il a eu l’intuition, Marx cherche des lois de l’histoire, et sa critique de l’économie politique l’entraîne sur le chemin d’une économie politique critique.
Par contre, sans qu’il y ait correspondance automatique, un assaut prolétarien qui ébranle la société retrouve implicitement des fulgurances passées jusque là négligées, et force la théorie à « avancer » : la Commune montre à Marx que le pouvoir d’Etat, jusque-là admis comme instrument utilisable par le prolétariat, doit être détruit et remplacé par d’autres formes politiques, seules adéquates à la révolution.
A son tour, la « leçon » tirée par Marx de la Commune est oubliée par un mouvement ouvrier de plus en plus puissant, mais d’une puissance de réforme, non de révolution.
Nouveau tournant, début 20e, la naissance des soviets aide à « redécouvrir » ce que Marx affirmait en 1871 : « Le combat du prolétariat n'est pas simplement un combat contre la bourgeoisie, pour le pouvoir d'Etat en tant qu'objet, c'est aussi un combat contre le pouvoir d'Etat. (..) le contenu de cette révolution, c'est l'anéantissement et la dissolution des moyens d'action de l'Etat par ceux du prolétariat. » (A. Pannekoek, Action de masse & révolution, 1912)
Comme Gide dans le Journal des « Faux-monnayeurs »en 1929, Marx aurait pu dire : « Je n’écris que pour être relu. »
En 1903, se demandant pourquoi « nous voyons les théories de Marx marquer un tel arrêt depuis des années (..) [car] l’héritage de Marx est resté en friche (..) », Rosa Luxemburg répondait :
« Chaque période forge elle-même son matériel humain, et si notre époque avait vraiment besoin de travaux théoriques, elle créerait elle-même les forces nécessaires à sa satisfaction.
Mais avons-nous vraiment besoinqu’on continue les travaux théoriques plus loin que Marx les a poussés ? (..) déjà l’œuvre de Marx, qui constitue en tant que découverte scientifique un tout gigantesque, dépasse les besoins directs de la lutte de classe du prolétariat pour lesquels elle fut créée. (..) Marx nous a donné beaucoup plus qu’il n’était nécessaire pour la pratique de la lutte de classe. (..)
Si nous sentons maintenant dans notre mouvement un certain arrêt des recherches théoriques, ce n’est donc pas parce que la théorie de Marx, dont nous sommes les disciples, ne peut se développer, ni parce qu’elle a « vieilli », mais au contraire parce que nous avons pris toutes les armes intellectuelles les plus importantes dont nous avions besoin jusqu’ici pour notre lutte à l’arsenal marxiste, sans pour cela l’épuiser. Nous n’avons pas « dépassé » Marx au cours de notre lutte pratique ; au contraire, Marx, dans ses créations scientifiques, nous a dépassés en tant que parti de combat. Non seulement Marx a produit assez pour nos besoins, mais nos besoins n’ont pas encore été assez grands pour que nous utilisions toutes les idées de Marx. (..)
Seule la classe ouvrière, en se libérant des conditions actuelles d’existence, socialisera, avec tous les autres moyens de production, la méthode de recherche de Marx, afin de lui donner son plein usage, son plein rendement pour le bien de toute l’humanité. » (Arrêts & progrès du marxisme; autre traduction du titre : Stagnation & progrès du marxisme)
Pour ne prendre que trois textes célèbres rédigés par un même auteur, Que Faire ?(1902), L’Etat & la révolution (1917) et Le Gauchisme, maladie infantile (1920) expriment trois moments fort différents de la lutte prolétarienne, réfractés dans le même Lénine sous trois visages : le social-démocrate radical (« Jacobin indissolublement lié à l’organisation du prolétariat conscient », dira Lénine), le révolutionnaire préparant l’insurrection d’Octobre, le chef d’un Etat prétendu « ouvrier » justifiant compromis et manoeuvre.
Tributaire des circonstances quand le mouvement communiste agissait - ou se perdait - dans de vastes organisations, la théorie l’est plus encore quand ce mouvement se réduit à de faibles minorités. Si l’Italie des années 1969-77, pays qui s’est le plus approché alors d’une rupture révolutionnaire, n’a pas donné lieu à une explicitation de la communisation, l’une des raisons est que l’autonomie ouvrière italienne insistait (en pratique et en théorie) plus sur « l’agent » ou le sujet de la révolution que sur son contenu, contenu qu’elle déduisait d’ailleurs de la personne et de l’action de ce sujet : le communisme finissait par se résumer à l’autonomie. (Ce fait était lui-même lié aux limites de l’opéraïsme : vouloir créer ou impulser une organisation.) Au-delà d’hypothèses de ce type, il serait hasardeux d’expliquer le détail des théorisations propres à un pays par le cours général de la lutte de classes…
L’unique voie possible à l’émancipation humaine est celle d’une révolution qui communisera le monde capitaliste, parce que ce monde ne produira pas tout seul un bouleversement qui ne peut venir que de l’action des prolétaires : jamais le capitalisme ne deviendra de lui-même caduc.
Si tel était le cas, si le capitalisme était en train d’achever ce qui serait sa « mission historique », la communisation se présenterait assez simplement : tirant les conséquences logiques de la caducité d’un système arrivé au bout de sa dynamique, la communisation abolirait d’autant plus facilement le travail qu’il serait devenu inessentiel, balayerait des élites bourgeoises réduites à un rôle parasitaire, supprimerait un échange marchand rendu absurde par ses propres excès, et neutraliserait sans grand mal des organes de répression privés d’appui populaire. Il ne s’agirait que de réaliser ce dont le capitalisme aurait malgré lui posé les bases.
L’histoire ne se laisse pas découper ainsi.
Réfléchir sur l’histoire exige de la périodiser, et c’est une des différences entre Marx et les socialistes ou communistes utopistes, mais tout dépend commenton périodise.
Un schéma progressiste s’était imposé en Occident aux 18e et 19e siècles : l’histoire y était assimilée à une succession linéaire d’étapes dont chacune est supérieure à la précédente, tout en préparant la suivante censée être plus stable, plus prospère, plus juste et plus pacifique. Cette supériorité supposée (dont une des conditions, selon ce schéma, est l’invention de techniques libérant peu à peu l’homme du travail manuel) donne à la nouvelle phase la force historique permettant de supplanter la précédente, avant que la nouvelle épuise sa dynamique et qu’à son tour une autre – meilleure encore - doive lui succéder.
Jusqu’à ce que la guerre de 14 vienne lui mettre du plomb dans l’aile, l’ascension bourgeoise a nourri ce mythe…
…repris dès la fin du 19e siècle par le marxisme de la IIe Internationale, qui l’a couronné d’une étape ultime : l’histoire produirait, graduellement et immanquablement, les conditions favorables au socialisme. Société archaïque, pré-capitalisme, proto-capitalisme, capitalisme libéral, de monopole, impérialisme…, chaque phase, à la fois inévitable et nécessaire, est supposée rapprocher du moment où la classe ouvrière fera sa révolution (version radicale), ou socialisera le capitalisme sans violence (version réformiste).
Entre ces deux versions, entre le passage pacifique au socialisme et la révolution violente déclenchée par la crise mortelle, il y avait un point commun : la certitude de la venue inévitable d’une période ouvrant la voie au socialisme ou au communisme, comme aucune autre période antérieure ne l’avait fait et n’aurait pule faire.
Or, avant 1914 comme au milieu de la crise de 29, jamais les théoriciens marxistes d’une « phase ultime du capitalisme », celle de sa « crise mortelle », n’ont prouvé ce qu’ils étaient partis pour démontrer : une limite structurelle à la poursuite du rapport capital/travail, limite tenant à la nature de la reproduction élargie du capital dont le mécanisme, à un stade donné, finirait logiquement par produire l’impossibilité de se reproduire. Ce qu’ils ont prouvé, ce sont des contradictions fondamentales mais, comme disait Marx, contradiction n’est pas impossibilité. Mieux vaut comprendre la dynamique du système, que déduire de sa définition un point de blocage programmé. L’unique obstacle historique au renouvellement des conditions d’équilibre indispensables au capitalisme viendra des prolétaires eux-mêmes. Il n’y a pas une époque pendant laquelle la révolution serait impossible, suivie d’une autre où elle deviendrait possible-nécessaire. Seule une révolution communiste autorisera à dire : nous venons d’abattre le capitalisme, donc nous avons provoqué et vu ses derniers jours. Aucun moment-charnière d’un système ne peut être considéré comme final avant que ce système ait rencontré sa fin.
Le catastrophisme marxiste est un progressisme renversé : au lieu de mener à la libération grâce aux machines, à la science et à l’éducation, la civilisation industrielle-marchande-capitaliste va se suicider dans une gigantesque crise économique (aujourd’hui, les tenants d’une telle vision ajoutent que cette civilisation se rend elle-même impossible par destruction de son milieu naturel).
Cependant, quels que soient leurs erreurs et leurs mérites, ces théories exprimaient l’espoir concret – c’est-à-dire incarné dans des luttes – de millions de prolétaires conduits à se demander si le capitalisme ne laissait plus de choix à l’humanité qu’entre l’autodestruction et le communisme :
« Friedrich Engels a dit un jour : “ La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie.” Mais que signifie donc une rechute dans la barbarieau degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd'hui ? (..) Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation - sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. (..) Nous sommes placés aujourd'hui devant ce choix : ou bien triomphe de l'impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c'est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l'impérialisme et contre sa méthode d'action : la guerre. C'est là un dilemme de l'histoire du monde, un ou bien/ou bienencore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l'avenir de la civilisation et de l'humanité en dépendent. » (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, 1915)
L’alternative « socialisme ou barbarie » avait autant – sinon plus - la valeur d’une exigence que la force d’une analyse (ce qu’elle était aussi), car depuis qu’elle a été lancée, en pleine boucherie industrielle de 14-18, le 20e siècle a excédé en barbarie ce que Rosa Luxembourg décrivait et imaginait en 1915. En déclarant caduc le système capitaliste, les prolétaires en lutte ne voulaient pas dire qu’il mourrait de lui-même, mais qu’il n’était pas immortel, car ils étaient, eux, capables de l’abattre par leur action révolutionnaire. Ils n’étaient pas agnostiques ou relativistes en matière de révolution : agir pour le communisme suppose de le penser possible. Leur erreur n’était pas de juger la période où ils vivaient favorable à la révolution, mais de compter davantage sur l’appui d’un déterminisme historique (la « crise finale » d’un capitalisme au bout du rouleau) que sur leur propre pratique, comme s’ils avaient dû se prouver l’inéluctabilité du communisme.
(Ajoutons que, d’un point de vue communiste, la « caducité » de ce système ne se mesurerait pas seulement à l’appauvrissement et à la dévastation qu’il provoque, à ses hécatombes, ses prisons et ses tortures, mais autant à ce qu’il impose « pacifiquement », à ce qu’il nous habitue à être, à croire, à désirer. Certes, on vit mieux fonctionnaire européen à Bruxelles que mingongà Shanghai, et le lecteur de ce texte préférera sans doute le confort d’un jacuzzi à la boue d’un bidonville, mais nous ne transformerons les réels ou prétendus « bons côtés » du capitalisme qu’en éliminant ceux qu’il a de pire et… vice-versa.)
Dos Passos rapporte cette réflexion d’un ouvrier américain vers 1916-1920 : « Si seulement nous nous étions emparés des moyens de production quand le système était encore jeune et faible, nous l’aurions développé lentement à notre profit, en rendant la machine esclave de l’homme. Chaque jour que nous laissons passer nous rend la tâche plus difficile. »
En ce début de 21e siècle, les dégâts environnementaux avérés, et les catastrophes écologiques annoncées, inciteraient beaucoup de nos contemporains à renchérir sur ce propos, et à juger impossible de transformer un système désormais incontrôlable, voué à la démesure et la destruction de tout, y compris de lui-même.
Les communistes de 1848 avaient légitimement tendance à simplifier la question révolutionnaire. Mais en pleine guerre de 14-18, comme le faisait cet ouvrier, et davantage encore un siècle plus tard, il est inévitable de nous demander s’il ne serait pas « déjà trop tard », ou (inversement) si l’époque présente n’offre pas enfin le seulmoment historiquement favorable, le « maintenant ou jamais ».
Il est toujours tentant de faire dépendre la révolution sociale d’un niveau particulier du développement capitaliste. Soit on croit la révolution possible, voire inévitable, maintenant seulement, alors qu’avant elle aurait été irréalisable. Soit, comme cet ouvrier il y a déjà un siècle, on croit dépassé le seuil où elle restait faisable. Dans le premier cas, la révolution était exclue tant que les conditions du communisme n’étaient pas mûres. Dans le second, le capitalisme, ayant atteint puis dépassé sa maturité, pourrit en détruisant peu à peu tout, y compris la possibilité de révolution. Dans les deux cas, c’est croire à des « lois » de l’histoire rendant un événement obligatoire ou interdit, à une certaine étape historique et pas à une autre. C’est biologiser l’histoire des sociétés, assimilée à l’évolution d’un être qui grandit, mûrit, puis inexorablement monte aux extrêmes ou bascule dans la décadence.
Ces tentations théoriques sont aussi inévitables qu’il est nécessaire de s’en garder : la révolution n’est pas plus impossible aujourd’hui (à cause de la domination totale du capitalisme) qu’elle ne serait possible seulementaujourd’hui – et pas hier – (à cause de la même domination totale du capitalisme).
Comment une classe dont la lutte pour ses intérêts immédiats est une condition essentielle de son émancipation a-t-elle un jour la capacité de bouleverser radicalement le monde, à la fois en s’appuyant sur cette lutte et en la dépassant ? A moins de nous gargariser de belles formules, nous ne pouvons que poser la question, et nous nous devons de la poser…
….sans oublier l’impossibilité d’y répondre aujourd’hui. Un corpus théorique ne tient pas sa légitimité de sa cohérence interne, mais de sa confrontation « dialectique » avec la réalité sociale qui lui a donné naissance. Seule une révolution communiste mettra fin à la séparation entre critique théorique et critique pratique du monde, confirmant certaines idées pour en rejeter d’autres. A ce jour, aucune hypothèse relative à la révolution et au communisme n’a été socialement validée, et les vraies certitudes à notre disposition sont négatives : nous comprenons mieux ce dont une révolution communiste se débarrassera, ce qu’elle ne fera pas, qui sera incapable de l’accomplir et qui s’y opposera, que nous ne savons comment elle s’y prendra, encore moins où elle aboutira. Dans ces conditions, les divergences théoriques comptent moins que la façon de les aborder, de les affirmer, de les asséner ou de s’y retrancher, sans oublier l’envie ou le peu d’envie d’en débattre avec les uns ou les autres. Ni œcuméniques ni polémistes, nous pensons inutile la discussion avec quiconque garde sous son manteau un revolver ou un piolet, fût-il symbolique.
« Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d'efforts et de peines que n'en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là, il s'agissait de l'expropriation de la masse par quelques usurpateurs; ici, il s'agit de l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse. »
Telles sont les dernières phrases de l’avant-dernier chapitre (« Tendance historique de l’accumulation capitaliste ») du livre I du Capital (1867), chapitre qui, selon Maximilien Rubel, livrerait la véritable conclusion de l’ouvrage.
Avant même la mort de Marx, le mouvement socialiste a exploité ces lignes (et d’autres interprétables dans le même sens) pour expliquer qu’un capitalisme organisé en entreprises de plus en plus mondialement interdépendantes devait tôt ou tard échapper à la fois à la propriété privée et à l’anarchie de la production: il suffisait donc de remplacer les patrons bourgeois par les représentants des travailleurs, et le socialisme arriverait tout seul, sans révolution, sa venue relevant d’un phénomène quasi naturel.
L’histoire a démontré le contraire. Non seulement la socialisation capitaliste n’a pas conduit à la révolution mais, au sortir de la Grande Guerre, la classe ouvrière a eu contre elle le reste de la société, la petite bourgeoise épaulant la grande. Au moins le communisme, très minoritaire, avait alors l’avantage de pouvoir identifier des ennemis déclarés.
Un siècle plus tard, la salarisation généralisée favorise l’illusion d’une société coulée dans le magma d’une classe moyenne sans rivages. Ce qui domine les esprits et beaucoup de comportements, c’est le modèle de la pyramide théorisée par Cardan vers 1960 dans les dernières années de Socialisme ou Barbarie : au sommet, une poignée de décideurs ; en dessous, une addition quasi-infinie d’exécutants, du cadre à la femme de ménage, en passant par de subtiles gradations où l’ouvrier côtoie l’instit (mais bien sûr ces deux mots-là ont disparu) et l’étudiant salarié l’infirmier contractuel, où la différence visible ne découle plus du métier et de la catégorie sociale, mais d’être en CDD ou en CDI, où même le vocabulaire devient opaque, où l’on a souvent du mal à savoir qui commande qui, où l’adversaire est anonyme et inaccessible, où donc la situation de chacun ne semble plus avoir de cause repérable sur laquelle agir.
Si nous y insistons, c’est qu’une partie du milieu radical actuel reprend le schéma a-classiste à la Cardan, en voulant le mettre au service d’un but opposé à celui de Cardan : non pas, comme lui, pour rejeter l’idée de révolution, mais pour au contraire la fonder enfin sur de bonnes bases. La tendance à la fusion des classes ne créerait pas un magma passif, mais une masse active apte au changement, car : [a] beaucoup plus nombreuse que la classe ouvrière d’autrefois, [b] unifiée par sa fonction et son statut, et surtout [c] capable d’une action collective plus « communiste » que ne le pouvaient les OP et OS : en effet, contrairement aux ouvriers, cette masse ne s’arc-boutera pas sur la simple défense du travail et un programme de « développement des forces productives ». Qui plus est, [d] ce vaste rassemblement changera la société sans instaurer d’Etat dictatorial ni se perdre dans une guerre civile. Ainsi le « classisme » où s’étaient enfermés les ouvriers serait-il dépassé.
Cette théorie fausse a pour elle de coller aux apparences contemporaines.
Pour comprendre d’abord que tout le monde n’est pas peu ou prou prolétaire, ensuite que les prolétaires n’ont pas tous la même capacité (et encore moins la même volonté) communisatrice, c’est au travail qu’il faut revenir.
Le monde où nous vivons reste structuré par le rapport capital-travail. Un capitalisme sans travail vivant et « direct » est impossible. On en a une preuve négative dans la crise de pays où le rapport entre travail vivant et travail « mort » (fixé en équipements et en infrastructures) est déséquilibré, alors que l’Allemagne s’en sort mieux parce que l’industrie y conserve une place de premier plan. Si des réalités comme salaire et travail étaient devenues insignifiantes, on comprendrait mal que le capitalisme s’obstine à enfermer les prolétaires dans des ateliers et des bureaux, ou comme en Inde et en Chine à mettre devant des machines et à la chaîne des dizaines de millions de personnes. Non seulement les vieilles métropoles capitalistes sont loin d’éliminer de leur sol tout le travail directement productif, mais une partie de leurs emplois industriels ont été transférés dans des pays dits émergents.
Ce fait, qui est crucial, oblige à une question tout aussi cruciale : si le travail se défend en tant que travail face au capital, ainsi qu’il le fait aujourd’hui en Asie et ailleurs, comment passera-t-il de là à la critique du travail ? Même s’il lutte avec acharnement pour ses intérêts, tant qu’il s’affirme en tant que travail salarié, le travail se perpétue comme l’ennemi irréductible du capital, mais aussi comme son partenaire forcé. Il est illogique qu’une lutte des prolétaires uniquementfondée sur ce qu’ils sont (et qui reste central), le travail, aboutisse à l’abolition du travail. S’il s’agit de revendiquer un meilleur salaire, d’obtenir que l’entreprise embauche toujours plus et produise toujours davantage, éventuellement avec droit de regard du personnel sur l’organisation du travail, ce type d’action, fût-il mené en pleine autonomie et sans concession, se sort pas du cadre capitaliste. Le « réformisme armé » est une réalité plus répandue qu’on ne l’imagine : même les syndicats étasuniens archi-conservateurs ont recouru à la violence, ne reculant pas devant ce que l’on appellerait aujourd’hui « terrorisme » (cf. Dynamitede Louis Adamic). Tant que les luttes en restent là – et globalement, jusqu’ici, elles en sont restées là – il n’y a ni révolution ni communisation.
Quoique indispensable, un tel constat ne suffit pas.
La lutte du travail salarié contient plusque la défense du salariat, et l’affirmation de l’ouvrier face à son entreprise contient plusque l’acceptation de l’entreprise. Généralement latent, ce « plus » se manifeste rarement en antagonisme avec l’ensemble du système social mais, lorsqu’il explose, il montre en quoi les prolétaires sont porteurs d’un autre monde. La lutte du prolétariat ne devient une lutte pour le communisme que lorsqu’elle dépasse les conditions initiales qui l’ont déclenchée, pour elle-même ensuite dépasser ses propres résultats.
Un grand nombre, sinon la plupart des luttes prolétariennes naissent sur le terrain du travail : celles que l’on qualifie à juste titre d’anti-travail l’étaient rarement à l’origine, et ne prennent cette direction qu’au cours du mouvement. Par conséquent, à moins d’espérer des luttes qui auraient le bonheur d’être communistes dès le début, et remettraient en cause d’emblée rien moins que le travail salarié, c’est bien en partant de leur condition, donc de leur implication dans le monde du travail (qu’ils y aient ou non un emploi), que les prolétaires entameront un chemin où ils finiront par communiser la société et eux-mêmes. Dans ce processus, l’absence de revendication explicite, tout en témoignant d’une radicalisation, ne garantit rien à elle seule. On se dresse d’abord contrela condition qui nous est faite. Ensuite, ce négatif est susceptible de se transformer en positif si la lutte insurrectionnelle contre les patrons et l’Etat s’en prend au salariat et ébauche d’autres relations sociales. Les prolétaires sont obligés de commencer par s’affirmer comme travailleurs avant de se critiquer eux-mêmes comme travailleurs. Que le passage de l’un à l’autre soit l’exception, c’est évident, quoique ces exceptions aient marqué l’histoire, et ce sont ces brèches qui nous importent, mais leur étude la plus fine ne révèlera ni le secret de l’échec passé, ni la certitude d’une victoire future.
Tout serait certainement plus simple si le capitalisme résolvait le problème pour nous, en rendant la défense du travail impossible, en supprimant l’emploi par une extension inouïe du chômage, en vidant de sens l’activité salariée, en n’accordant plus aucune concession et en privant ainsi de fondement l’action revendicative, en ne laissant aucun espace à l’organisation des prolétaires, bref en sapant d’avance les bases de tout ce que résume un mot vieilli : réformisme.
On a pu se demander par exemple si l’échec ou le recul de la classe ouvrière depuis une trentaine d’années, avec la fin de la contre-société ouvrière et du mouvement ouvrier tel qu’il avait vécu pendant plus d’un siècle sous des formes multiples (social-démocratie, stalinisme, syndicalisme nord-américain, etc.), si ce déclin ne serait pas au fond positif, parce qu’en éliminant une fausse solution il déblaierait le terrain, et qu’en rendant impossible le réformisme il ne laisserait quasiment d’autre voie que la révolution, ou au moins sa tentative.
Pour le dire autrement, un capitalisme qui tend (au moins dans certains pays) à se débarrasser du travail vivant favorise-t-il la critique communiste du travail ?
La réponse est non. L’expérience (la faillite de la IIe Internationale, notamment) nous a appris qu’en additionnant les succès revendicatifs et en améliorant leur sort par la lutte, les prolétaires n’approchaient pas forcément de la révolution. Mais il serait tout aussi faux de croire qu’à l’inverse l’accumulation de défaites et l’aggravation de leur sort les y conduiraient immanquablement.
Le mouvement communiste n’est pas quelque chose qui « se construit » de façon cumulative, du moinsau plus, comme on monte un escalier, par gradation de la grève revendicative à l’insurrection. Mais il n’y a pas non plus de « tout ou rien » historique permettant de sortir enfin du dilemme réforme/révolution, le prolétariat allant d’échec revendicatif en échec revendicatif vers la révolution. Dans les deux cas, l’erreur consiste à chercher la situation (la phase du capitalisme) qui donnerait par elle-même les conditions de la révolution.
Il n’y a pas une période où les prolétaires ne se réunissaient que pour s’affirmer en tant que travail dans le couple capital-travail, suivie d’une autre où ils remettront ce couple en cause. C’est aussi en revendiquant que s’organisent et luttent les prolétaires. On ne s’organise jamais seulement pour (et le jour de) la révolution.
Il n’y a pas et il n’y aura pas de phase du capitalisme où, le travail ne pouvant plus se défendre contre le capital, il ne lui resterait d’autre solution que de l’attaquer.
Aujourd’hui, la répression la plus féroce et la domination la plus brutale du capital n’empêchent pas une auto-défense croissante des travailleurs dans les usines d’Asie, y compris en Chine dictatoriale, la résurgence d’un réformisme et d’un populisme en Amérique latine, l’encadrement syndical d’un grand nombre de luttes et la montée d’une « gauche de gauche » en Europe, l’endiguement religieux et national de mouvements sociaux, sans oublier la persistance de la démocratie, modérée et radicale. La réforme est loin d’avoir épuisé sa dynamique historique. On ne pourrait parler d’impossibilitédu réformisme aujourd’hui que si dans son ensemble le prolétariat avait fait socialement la critique des impasses pratiques et théoriques où il s’est engagé et enfermé depuis plus de 150 ans, et si cette critique se manifestait par des actes et par un minimum de prise de conscience (à moins d’estimer que la conscience et les prises de position ne jouent strictement aucun rôle). Or, on ne constate pas une telle évolution. La thèse de l’impossibilité du réformisme n’est tenable qu’à condition de réduire le prolétariat à l’objet d’une réalité sociale qui le dépasse, le domine et le pousse en avant. Pareille vision peut se permettre de ne pas tenir compte de ce que fait le prolétariat, puisque pour elle ce qu’il ne fait pasou ne fait plus(construire des grands syndicats comme la CGT et le CIO étasunien, des partis comme le PCF et le Labour, ou animer une culture ouvrière relativement autonome de la culture bourgeoise) annonce forcément ce qu’il va faire (la révolution).
En réalité, tant qu’existent capital et travail, persistent aussi la revendication et un minimum de concessions. C’est de la critiquepar le travail de sa défense face au capital, et non de l’absencede cette défense devenue impossible, que pourra (pourra, aucune « loi » de l’histoire ne le garantit d’avance) venir la critique du rapport travail-capital lui-même.
Cette critique suppose que chaque catégorie dépasse son intérêt particulier. Sinon les prolétaires ne surmontent pas leur division : entre chômeurs et embauchés, entre les précaires d’Ouistreham décrits par Florence Aubenas et les « à statut » d’EDF, entre les ouvriers que Continental licencie à Clairoix et ceux que Continental embauche à Timisoara. Comment le pourraient-ils, puisqu’il est rare que des intérêts à court terme soient convergents ? Contre la mise en concurrence de la main d’œuvre entre la France et la Roumanie, l’appel à l’altruisme aura peu d’effet, et seule une lutte sur un objectif commun aux salariés des deux pays les réunira, impliquant souvent un certain degré de violence. Il est paradoxalement plus facile de se rassembler autour d’objectifs radicaux. Un signe d’émergence d’un courant « communisateur » parmi les prolétaires sera une tendance en ce sens.
Qui dit critique communiste dit critique de l’argent etcritique du travail, et la convergence des deux ne va jamais de soi. Dans la première moitié du 19e siècle, le travail n’étant pas encore massifié, beaucoup de communistes, y compris des théoriciens, sont artisans, conservent une relative maîtrise de leur travail, et tendent à identifier communisme et règne du travailleur, comme le feront ensuite les militants ouvriers de la grande industrie. Cela n’a pas empêché la persistance au 20e siècle et la richesse d’une critique du travail souvent menée par des ouvrierscomme Hermann Schuurman (Le Travail est un crime, 1924 ; cf. aussi le livre de M. Seidman sur les années 1930) .Ne l’oublions pas non plus, dès que les prolétaires tentent d’améliorer leur sort par la revendication, loin de travailler plus ou pour eux, un des moyens d’action privilégiés est la grève, donc l’arrêtdu travail, pour le plaisir d’y échapper, et par conviction d’avoir mieux à faire. La popularité d’expressions comme aller au chagrinrévèle le peu d’adhésion du travailleur à ce qu’il est obligé de faire. Les coopératives ouvrières de production, d’ailleurs peu nombreuses, n’ont pas pour origine une volonté de créer un capitalisme ouvrier, mais la défaillance patronale : on ne devient pas coopérateur dans l’espoir de fonder un nouvel ordre social, mais de sauver son emploi (comme par l’autogestion dans d’autres situations). Il y a très peu d’exemples de luttes où les prolétaires auraient montré un effort pour produire mieux et plus efficacement que ne l’impose le patron. Comme l’indiquait Daniel Mothé dans ses articles-témoignages de Socialisme ou Barbarie, les améliorations apportées par les travailleurs au processus de travail ont pour priorité la recherche de leur tranquillité et d’une moindre pénibilité, quand bien même, et ces salariés en sont conscients, les améliorations proposées finissent par profiter à l’entreprise. Si les grèves dites « intelligentes » (faire rouler autobus ou trains gratuitement) sont rares, c’est qu’au lieu de travailler autrement, le cheminot ou le chauffeur de bus préfère ne pas venir travailler du tout.
Aujourd’hui, le salariat domine à un point tel qu’il ne laisse d’autre alternative que de végéter au chômage, d’aller d’un petit boulot à l’autre, ou de trouver un emploi souvent fort loin du « travail » au vieux sens du mot : une pratique manuelle ou intellectuelle qui transforme quelque chose. L’« hôtesse de caisse » du supermarché tient plus à son emploi qu’elle ne croit aux vertus du travail et au progrès par la croissance économique : ce pragmatisme ne suffit pas à la rapprocher d’une critique communiste du travail.
Rien n’indique que le niveau de développement capitaliste détermine directement le seuil de sa critique radicale.
Le processus communisateur n’oblige pas seulement à se demander quoi faire, mais aussi : Quile fera ? qui en seront les initiateurs ? Par delà la complexité du monde, existe-t-il un sujet historique, une catégorie sociale, une classe, qui soit (et plus que d’autres) porteuse d’une transformation radicale ?
« Les prolétaires, donc un peu tout le monde », répondent en substance beaucoup de camarades pour qui le capitalisme, surtout mondialisé, transforme l’immense majorité des êtres humains en prolétaires promis au mieux à un travail déqualifié dénué de signification, au pire au chômage, incapables d’adhérer à la dignité du travail comme au « développement des forces productives », privés par la baisse générale des salaires des compensations de la consommation, privés aussi de la possibilité de se défendre au quotidien puisque les syndicats subissent un déclin irréversible, des prolétaires, donc, devant lesquels l’issue de secours réformiste resterait irrémédiablement fermée. La communisation ne serait plus obligée de partir du travail pour l’abolir, puisque celui-ci serait devenu inessentiel, vidé de fonction et de sens par le capitalisme lui-même. En conséquence, les catégories sociales que l’on aurait autrefois dites « dans la production », les ouvriers pour le dire clairement, qu’ils aient ou non un emploi, garanti ou non, précaire ou non, ces groupes sociaux ne joueraient aucun rôle moteur spécifique dans la communisation, l’évolution capitaliste ayant elle-même fondu l’immense majorité des êtres humains de la planète en un ensemble de « sans réserves » ayant intérêt à la communisation et susceptibles d’y prendre part. Les lieux de travail perdraient leur centralité : s’emparer de la centrale électrique ou de la plate-forme logistique n’importerait pas plus que d’occuper la rue ou l’université. La prolétarisation nous ayant déjà potentiellement universalisés, la communisation serait tellement bénéfique pour presque tous que seule une poignée de bourgeois, leurs cliques et leurs nervis y opposeraient une résistance sans avenir.
Cette théorisation n’approfondit ce que sera le communisme… qu’en obscurcissant le chemin qui y mènera : un intérêt accru pour le contenu du communisme se paye d’une perte sur la compréhension de la réalisation possible de ce contenu. En effet, s’il n’y a plus de classes, seulement une infinité de degrés de domination et de servitude, aucun groupe social n’a vocation à un rôle historique distinct : quasiment tout le monde se prolétarisant, et l’immense majorité des prolétaires étant voués à la précarisation (autrefois, on aurait dit paupérisationabsolue ou relative), la question d’un sujet révolutionnaire spécifique ne se pose plus.
Nous pensons au contraire que l’auto-négation du prolétariat sera l’oeuvre d’hommes et de femmes encore pris dans le monde du travail… ou ne sera pas. Dans leur auto-abolition en tant que salariés, ex-salariés ou salariables, le rapport collectif qui les reliait au capital sera à la fois un appui et un obstacle. Contradiction ? Oui, et qui condense la difficulté d’un changement aussi vaste et profond que la révolution communiste. On n’y échappera pas. En tout cas, certainement pas en croyant qu’avant la révolution, le capital nous préparerait la tâche en déliant lui-même les prolétaires du travail, et donc du capitalisme dans son ensemble. La communisation ne sera pas l’œuvre d’une masse d’individus préalablement libérés des chaînes du travail, déjà créés par le capitalisme comme individus sociaux, car :
[a] Le capitalisme repose sur la réunion conflictuelle de deux classes. [b] Le travail n’a pas disparu, la classe du travail non plus. [c] Il existe bien une classe différente des autres. Aussi mystifiante soit-elle, l’idée d’un messianismeprolétarien avait ce mérite de rappeler qu’un groupe social particulier est à même de jouer un rôle particulier. Il importe d’ailleurs aussi d’admettre qu’il s’agit d’un présupposé fondé en théorie, démontrable, mais dont la seule vérification sera pratique. Le prolétariat peut être sujet de sa propre histoire et de celle du monde : il peut également ne pastenir ce rôle. Pour qu’il le tienne, il faudra que des centaines de millions de prolétaires choisissent(et tant pis pour ceux qui verraient de l’idéalisme dans ce verbe) de le tenir, individuellement et collectivement, car alors les deux dimensions tendront à n’en faire qu’une.
Si nous présentions ce rôle comme structurellement inscrit dans le développement capitaliste à un moment donné (sa phase finale), nous renoncerions à ce que « l’émancipation des travailleurs soit l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », puisqu’ils ne feraient que jouer un rôle assigné par l’histoire, ce qui revient à objectiver leur réalité et leur combat. Le prolétariat ne serait plus acteur de son destin, mais « agi », comme chez les marxistes d’antan. (Avec une différence : Kautsky et Lénine voulaient éduquer et diriger un travailleur à leurs yeux naturellement porté au réformisme, alors qu’aujourd’hui cette direction ne serait même plus nécessaire, l’évolution capitaliste retirant d’elle-même au travailleur la possibilité du travail, de s’y organiser, de revendiquer, de s’y reconnaître, d’en vivre et de compenser son exploitation par sa consommation. Ainsi se trouverait supprimée ipso factola nécessité d’un parti dirigeant la classe, puisque cette classe serait naturellement poussée vers la révolution. Mais dans les deux cas, la réalité de la vie des prolétaires, de leurs tentatives de communauté de lutte, leurs avancées et reculs, cette réalité est vidée de substance. Pour Lénine, les luttes recevaient leur sens du parti. Ici, ce sens leur serait donné d’avance par l’évolution historique.)
Ce que le théoricien de la crise finale en attend, c’est que l’appauvrissement matériel et affectif des prolétaires les nivelle et donc les unifie en classe prête à s’abolir. Jamais pourtant le capitalisme ne fera la besogne à notre place : ni en supprimant le travail, ni en répandant une misère noire qui rendrait vaine toute revendication et pousserait à la révolution.
Le capitalisme ne crée pas un désert social chaque année plus étendu et plus profond, condamnant les uns à s’étourdir d’une consommation sans enjeu, les autres à s’appauvrir au point de mourir de faim, en une prolétarisation universelle d’Oakland à Bangalore et de Glasgow à Gaza, où dans la piscine du riche comme dans le taudis du miséreux rien n’est plus directement vivable ni vécu, un monde où rien ne se passe, devenu si inhumain qu’il ne resterait aux êtres humains d’autre solution que de changer ce monde.
Loin d’être en voie de désertification sociale, le monde demeure complexe et diversifié. Pour ne citer qu’un exemple, l’état de précaire ne prédispose pas mieux (pas forcément moins non plus) à une action et une conscience communes que celui de salarié « protégé ». La solidarité entre prolétaires ne résulte jamais simplement de la condition que leur impose le capital, ni de la pression qu’il exerce sur eux.
Etre victime du capitalisme ne suffit pas pour devenir un acteur potentiel de la communisation. Les prolétaires communisateurs n’agiront pas comme une masse indifférenciée.
« Peu importe ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu’il est et ce qu’il sera historiquement contraint de faire en conformité de cet être » (La Sainte Famille, 1844)
Telle que Marx l’expose ici, la « contrainte historique » ne renvoie pas à une période particulière où le capitalisme ne laisserait d’autre voie au prolétariat que de faire la révolution : Marx ne privilégie pas une phase du capitalisme, il affirme seulement (ce qui est déjà beaucoup) la nature profonde du prolétariat qui le met en situation de s’émanciper, malgré les aléas et les échecs. Il n’y a rien d’étonnant que cette phrase ait été « redécouverte » lors des grandes secousses sociales : après 1917, par Georg Lukacs, avec l’insistance sur la critique de la marchandise et la réification, avec aussi toute l’ambiguïté du pro-léninisme de Lukacs (cf. La Conscience de classe (1920), repris dans le recueil Histoire & conscience de classe); et après 1968. Mais cet « être » historique ne dépend pas d’un moment particulier : il existe dès qu’existe le prolétariat, bien qu’il ne puisse se manifester qu’en cas de crise grave.
Si « limites objectives » aux luttes sociales il y a, leur objectivité n’a rien à voir avec celle d’un mur infranchissable devant lequel je suis bien forcé de m’arrêter, au moins provisoirement. En effet cet obstacle m’est extérieur, car sa construction et son entretien ne dépendent pas de moi, alors que les « murs » auxquels se heurtent les prolétaires sont en grande partie le résultat de leur action ou de leur inaction. Une situation sociale est construite par les femmes et les hommes concernés, et susceptible d’être dépassée par ses acteurs. Contrairement au ciment et à la brique, la limite ici est humaine, et dépend aussi des limites que nous respecterons… ou non.
Nous avons déjà exposé l’hypothèse que la conjoncture la plus favorable à une révolution communiste ne se situait ni au pireni au mieux : ni au creux de la crise, quand le travail subit de plein fouet chômage et paupérisation ; ni au sommet d’une « prospérité » retrouvée, quand le cycle des affaires permet d’embaucher et de satisfaire des revendications. La situation favorable serait au début du renversement de la dynamique : les atouts de la reconstruction ou de la restructuration commencent à s’épuiser, la rentabilité peine, le chômage renaît, les bienfaits de la consommation deviennent moindres que ses aspects négatifs. La critique communiste du monde est possible lors du retournement d’un cycle de développement entrant dans les difficultés de sa maturité.
Ces conditions ne paraissent pas réunies aujourd’hui. La restructuration lancée vers 1980 a été et reste fondée sur des bases instables. La réduction des coûts de production est une constante du capitalisme, mais la quête de productivité maximale n’est viable que si le capital traite le travail à la fois comme un coûtet comme un investissement. Que la clé de voûte du système soit la fabrication en Chine d’objets achetés à crédit aux Etats-Unis – même si l’économie mondiale ne se réduit pas à cela – témoigne d’une « croissance droguée », quelle que soit la progression indéniable des indices de production et d’échange. L’hégémonie (plus confirmée qu’infirmée depuis la crise de 2008) de la bourgeoisie financière sur l’ensemble de la classe bourgeoise est un autre indice du caractère artificiel de l’expansion des trente dernières années.
Dans les années 1970, la bourgeoisie s’est trouvée face à un vrai problème : mater l’insubordination du travail dans les vieux pays industriels. Loin d’y répondre par l’amorce d’un nouveau cycle de production, elle l’a résolu par une fausse solution : les délocalisations, fuite en avant qui déplace la cause sans la traiter.
Pris dans cette situation, le travail – notamment en Asie – revendique une amélioration de sa condition. Malgré l’âpreté et la détermination d’un certain nombre de luttes, dans leurs objectifs comme dans leurs méthodes, globalement, elles tentent plus de se faire une place dans le capitalisme que de le remettre en cause. Les prolétaires qui se battent, y compris en Chine, sont le produit d’un cycle de développement qui n’en finit pas de montrer ses limites historiques et sociales, et leurs luttes se juxtaposent sans converger, ni qu’en émerge un potentiel communisateur.
Dans le passé, à chaque grande phase du capitalisme, les prolétaires au centre de son dynamisme ont été amenés à jouer un rôle également central dans sa remise en cause. Ceux qui produisent ce que le capitalisme d’une époque a de plus fort, de plus chargé de force d’entraînement et d’image sociale, donc également de plus aliénant, sont les mêmes qui viennent s’en prendre au système dont ils sont les principaux agents. Sans remonter aux artisans prolétarisés des manufactures anglaises du début du 19e, ni aux ouvriers professionnels de la grande industrie berlinoise un siècle plus tard, l’expérience de la fin du 20e siècle confirme ce paradoxe : ceux qui font le mieux tourner la machine capitaliste sont les mieux à même de la bloquer, éventuellement de la transformer radicalement. Vers 1960-80, les ouvriers taylorisés fabriquant les voitures, l’électroménager, l’équipement de bureau et les instruments de communication d’alors, fabriquaient aussi ainsi les symboles sociaux de l’époque, et leur révolte, dans ses aspects minoritaires bien sûr, s’en prenait à ce que leur temps avait d’essentiel. L’OS de Turin, venu de la campagne, obligé de passer la nuit dans un logis ou un dortoir infâme, voire de dormir dans la gare, pour ensuite produire les objets d’une modernité dont il pouvait à peine profiter, objets dont l’abondance reposait sur sa mise à la chaîne, se trouvait au point de rencontre de deux mondes, et par là apte à rejeter à la fois l’ancien et le nouveau, et d’entraîner aussi bien l’ouvrier professionnel que d’autres couches sociales. Qu’ils aient ou non un emploi, régulier ou non, les prolétaires placés au plus près du point de rencontre entre capital et travail, en particulier du travail le plus productif de valeur, du travail vital au capitalisme d’une époque donnée, semblent les plus au cœur des tensions les plus aiguës, donc les mieux à même de renverser ce système.
Jusqu’à présent, malgré l’ampleur des luttes sur presque tous les continents, on ne voit pas émerger de catégories ainsi placées au choc de deux univers. En Asie, et même en Grèce sous d’autres formes, les luttes sont plus menées par des surexploités subissant une soumission « formelle » au capital (salaire de misère…parfois impayé, horaire à rallonge, arbitraire patronal et répression systématique), que par des prolétaires employés dans les conditions les plus modernes. Or, la critique du salariat, « l’anti-travail », naît de la conjonction du refus de la surexploitation, etde la rébellion contre une exploitation compensée par des avantages (en consommation, en protection de l’emploi, en représentation syndicale et en image sociale), lorsque ces effets compensateurs s’épuisent. La révolution communiste est possible quand les révoltes contre la misère croisent les rejets d’une abondance fallacieuse et dégradée.
Cette conjonction est jusqu’ici absente. Avec les années 70, s’était achevée une période entamée une vingtaine d’années plus tôt : si l’on veut deux dates symboles limitées à l’Italie, des affrontements sur la Piazza Statuto à Turin en juillet 1962, à l’échec de la grève chez Fiat en 1980. Depuis, malgré le renouveau des grèves et émeutes un peu partout dans le monde, aucun nouveau cycle de lutte n’a pris le relais de celui des années 1960-80, dont les OS avaient été le cœur, car jusqu’à présent aucun mouvement n’apparaît porteur d’un projet antagoniste au capitalisme, comme pouvait l’être à sa façon l’anti-travailqui animait une minorité des ouvriers, et dont l’écho résonnait dans différents secteurs de la société.
Pour autant, il n’y a rien de désespérant dans la faiblesse d’un courant conséquent tendant à la communisation parmi les prolétaires aujourd’hui. Plusieurs décennies s’étaient écoulées entre l’introduction du taylorisme et les grandes révoltes d’OS : il avait fallu, notamment, que ce que fabriquaient les OS devienne central dans la production comme dans la vie de la société.
L’analyse ici résumée a été développée dans plusieurs de nos textes, en particulier Demain, orage. Essai sur une crise qui vient (2007) et Sortie d’usine (2010). Nous y tenons comme à une hypothèse qui a toutes les chances d’être juste mais, si elle était démentie, nous y renoncerions d’autant plus volontiers qu’elle n’est pas pour nous l’essentiel. Le « socle » théorique, c’est le prolétariat et la révolution comme communisation. Tout en essayant d’analyser la période qui est la nôtre, nous ne faisons pas dépendre nos perspectives d’une analyse de la période, encore moins d’une analyse qui périodiserait le capitalisme dans le seul but de le montrer en phase terminale.
L’évolution historique du capitalisme – et du prolétariat - n’a pas la linéarité qui conduirait de la naissance à la maturité puis au déclin et à la mort, mais une mort positive pour le prolétariat puisque coïncidant avec la révolution communiste et ouvrant donc pour lui sur une vie nouvelle. L’histoire n’est pas une chaîne d’événements dont chaque maillon temporel successif ferait fonction de cliquet et bloquerait le mécanisme, lui interdisant de revenir en arrière… sans l’empêcher de repartir à terme vers le but prévu.
Le 20e siècle a assez combiné modernité et réaction, sous le nazisme par exemple, et la mondialisation actuelle provoque la résurgence d’assez d’archaïsmes nationaux ou religieux, pour nous éviter de croire en un progrès déblayant le terrain et laissant seulementface à face capitalisme et communisme. Même un capitalisme aux abois aura plus d’une corde à son arc historique, et au milieu des affrontements le réformisme n’a jamais dit son dernier mot, y compris dans les pays émergents.
La lutte des classes ressemble plutôt à une suite de recommencements, les prolétaires dans leur ensemble ne tirant guère de conclusions effectives de leur pratique, que celle-ci soit passive, active, réformiste ou subversive, voire insurrectionnelle. Au lendemain de 1848, de 1871, de la capitulation du socialisme face à la guerre de 14, de 1917-21, des Fronts Populaires, de 39-45 et de la fin du fascisme, de la période 1960-80, comme après la chute des dictatures militaires ou du capitalisme bureaucratique, les « leçons de l’histoire » n’ont de réalité que pour des minorités dont le lien avec la masse des prolétaires et leur influence sur leur lutte sont généralement très faibles. Quoique la gestion ouvrière de la production se soit avérée une impasse depuis fort longtemps, elle renaît en période de crise chaque fois que des salariés trouvent un intérêt à remettre en marche des entreprises abandonnées par le patron. La démocratie a beau s’être montrée cent fois illusoire et oppressive : les plus exploités, ceux qui ont le moins à y gagner, ne sont pas les derniers à se mobiliser pour l’instaurer ou la rétablir. Les prolétaires ont vécu quasiment toutes les expériences, y compris la prise (et la perte) du pouvoir, toutes sauf la révolution communiste. Imaginer qu’ils apprendraient peu à peu ce qu’ils doivent et sont capables d’accomplir, puis sous la pression des échecs perdraient ce précieux acquis avant de le retrouver plus riche encore grâce à de nouveaux élans historiques, et par essais et erreurs avanceraient sur la voie de leur émancipation, c’est prendre le mouvement communisme pour une école. (L’apprentissage des leçons de l’histoire suppose bien sûr des professeurs, certains mauvais - les dirigistes -, d’autres bons : ceux qui encouragent l’autonomie de l’élève. Il n’est pas besoin de chercher loin pour rencontrer des gens, parfois estimables, qui tout en refusant de « diriger la classe » se voient investis d’une mission : faire connaître les luttes, diffuser, transmettre la mémoire, mettre en contact… toutes choses qui ont leur utilité, à condition de ne pas se croire indispensable pour les mener.)
Le mouvement prolétarien n’a pas la mémoire cumulative que se construit, entretient et modifie un individu au fil de sa vie. Si l’on peut parler de mémoire sociale, elle n’est certainement pas comparable à une banque de données qu’il s’agirait d’entretenir, de restaurer ou d’actualiser. Comme chaque fois dans le passé, mais avec la force d’un mouvement beaucoup plus profond que 1871, 1917 ou 1968, une période révolutionnaire obligera à nous reposer les questions essentielles auxquelles se sont heurtées les expériences antérieures.
Il n’y aura pas communisation sans qu’existe préalablement dans l’imaginaire collectif la possibilité, inévitablement multiforme et brouillonne, d’une autre façon de vivre, où « travail », « salaire » et « économie » n’iront plus de soi. Les idées ne fontpas l’histoire, mais la force (ou inversement la faiblesse) du mouvement communiste dépend aussi d’une volonté subjective chez des prolétaires, et de l’aptitude d’une minorité à prendre des initiatives, tant collectives qu’individuelles. Une révolution est précédée de phénomènes annonciateurs. Est-ce le cas aujourd’hui ? De tous côtés, on dénonce le capitalisme, mais la perspective communiste est fort peu active dans les comportements et les esprits.
« La révolution est déterminée par des circonstances favorables, mais celles-ci créent une occasion à saisir, et pour cela il faut une envie collective qui dépasse les contingences de l’explosion sociale. On ne peut trouver aucune cause ultime expliquant pourquoi en 1919 des centaines de milliers d’ouvriers berlinois n’ont pas participé à l’insurrection spartakiste : aucune, sinon le fait qu’ils n’en éprouvaient pas socialement le besoin. La volonté n’est pas tout, mais sans volonté on n’a rien. », écrivions-nous en 2009 dans Le Tout sur le tout.
Il est certainement peu satisfaisant de se dire qu’aucune révolution n’a eu lieu en Allemagne en 1919 parce quela grande majorité des ouvriers allemands ne voulaientpas de révolution. Malheureusement, il n’y a aucun moyen d’éviter cette insatisfaction intellectuelle : l’inexistence d’une « nature humaine » n’empêche pas le communisme d’être une affaire éminemment humaine, car il relève d’actes et de volontés, non d’une contrainte historique qui l’imposerait suivant des lois qu’une démarche scientifique serait à même de révéler. La question qui se pose à nous est de savoir si et comment il peut advenir. Le reste est spéculation, parfois sans doute utile à notre survie en ce monde, mais dont il n’y a pas à théoriser la nécessité, encore moins la priorité.
Par exemple et pour nous limiter à un fait massif, pourquoi le pays le plus profondément capitaliste depuis plus d’un siècle, les Etats-Unis, malgré d’intenses luttes sociales, a-t-il été et reste-t-il si peu favorable au mouvement communiste ? Nous ne sommes pas les premiers à poser cette question, et ne ferons pas l’inventaire des réponses. En tout cas, l’explication de l’échec par l’immaturité du capitalisme - qui n’aurait pas auparavant créé les conditions de la révolution mais serait aujourd’hui ou bientôt en train de le faire - reprend la vision (plus marxiste que marxienne) d’un capitalisme progressant par étapes jusqu’au moment où il atteint le seuil de développement qui obligera à poser la question communiste. Il y a cent ans, l’étape supposée finale était la socialisation d’un capitalisme échappant aux bourgeois pour être géré par des trusts et des cartels, préparant ainsi « naturellement » la voie à la gestion de l’économie et de la société par les ouvriers. Début 21e siècle, syndicats, partis socialistes et staliniens s’étant avérés les meilleurs ennemis de la révolution, c’est l’inverse qui est maintenant théorisé : non plus une étape ultime forçant la bourgeoisie à passer le relais à des administrateurs ouvriers, mais l’étape (toujours ultime) éliminant la possibilité qu’existe un mouvement ouvrier au sein du capitalisme. La condition obligée de la révolution serait une domination capitaliste non seulement réelle mais cette fois totalementréelle, coupant toute échappatoire réformiste à un prolétariat voué à faire le communisme… ou à périr.
Bien qu’elle se croie un produit théorique (et bien sûr l’un des meilleurs) de la lutte de classes dans son cycle actuel de luttes, cette construction mentale témoigne d’un besoin de garanties, d’une volonté du révolutionnaire de se démontrer à soi-même la certitude de la révolution prochaine. Un tel besoin est compréhensible : l’erreur est de le théoriser. Et si beaucoup de radicaux ont envie de se rassurer, il est permis d’y voir un des signes du peu d’existence actuelle d’un cycle de luttes radicalement nouveau.
Otto Rühle a écrit que dans l’Allemagne de 1918-20 « il ne manquait qu'un petit rien avec lequel le marxisme vulgaire n'a naturellement jamais compté : la volonté subjective, la confiance en soi, le courage d'innover. Mais ce petit rien était tout. » (Fascisme brun, Fascisme rouge,1939) Cette formule lapidaire s’approche mieux de la réalité que bien des analyses plus raffinées, parce qu’O. Rühle tenait compte de ce que le prolétaire a envie et peur de faire, de comment il se situe dans le monde existant et son devenir possible.
« Le capital est une contradiction en procès [autre traduction : « en acte »] » (Grundrisse, Œuvres, Gallimard, Pléiade, t.2, 1968, p. 306) : dans cette dynamique historique, ses deux classes fondamentales ont chacune un rôle obligé, mais rien n’annonce d’avance comment elles le joueront. La réalité objective est une évidence, mais les réactions qu’elle suscite sont diverses, souvent opposées, rarement prévisibles, et seulement en partie explicables après coup. « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas (..) dans les conditions choisies par eux (..) » (Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1851)
Si le dilemme objectivité/subjectivité était soluble par le maniement d’une imparable dialectique, nous n’aurions aucune décision à prendre sur quoi que ce soit : elle se prendrait sans nous, le choix s’imposant tout seul sans alternative. Il n’y aurait plus ni réflexion nécessaire ou possible, ni conflit, ni d’ailleurs histoire, car l’histoire est faite de contradictions, chacune résolue par la pratique de ceux qui y sont impliqués, non par le blocage d’un de ses deux termes.
Or, le prolétaire est bien une contradiction sociale, et le rôle spécifique du prolétariat dans la communisation met en jeu à la fois objectivité et subjectivité. C’est parce qu’il est à la fois dansle capitalisme et en dehorsque le prolétaire est à même de lutter pour se défendre tout en défendant des intérêts au-delà des siens, des intérêts plus généraux que sa propre condition, qui sont ceux de l’humanité. Il n’est pas simple accoucheur d’une gestation déjà entamée, mais sujet d’un bouleversement produit par sa propre lutte.
Cette définition vaut par sa totalité, et n’a de sens que si elle désigne un ensemble social totalement différent de tous les autres, qui n’est ni seulementune classe du capitalisme, ni seulementdéjà en dehors.
Si pendant la presque totalité de l’histoire du capitalisme, de la révolution industrielle à la fin du 20e siècle, le prolétariat n’avait été qu’une classe nécessaire au capitalisme, et cessait aujourd’hui de l’être par incapacité du rapport capital-travail à se reproduire, cela ferait du communisme l’aboutissement d’un capitalisme progressiste créant malgré lui les conditions nécessaires à la transformation communiste du monde. La révolution ne serait plus rupture radicale, socialement et humainement assumée, mais fin logique de l’histoire, parachevant une évolution déjà effectuée dont elle tirerait les conséquences socialement inévitables. (En cas d’échec révolutionnaire, au lieu d’une vie nouvelle, nous aurions un avortement, quelques siècles de capitalisme ne produisant rien d’autre qu’une barbarie sans doute définitive. Heureusement, l’échec révolutionnaire est à peine pensable par une vision où l’histoire ne peut qu’aller vers le mieux.)
Si le concept de « transition » se résumait à dire qu’une transformation historique ne s’accomplit pas du jour au lendemain, il n’y aurait rien à redire à pareille évidence. Mais le concept contient beaucoup plus : l’idée d’une sociétéde transition, d’un « entre deux » qui ne serait plus capitaliste sans être communiste, pendant lequel la classe ouvrière continue à travailler pour une rémunération (en bons de travail non échangeables et non thésaurisables, prévoyait Marx), mais sous sa propre direction, pendant lequel elle développe les forces productives jusqu’au seuil suffisant pour permettre aux masses de jouir enfin des fruits d’une industrialisation poussée à son terme. Tel n’est pas le contenu d’une révolution communiste. Ce ne l’était pas autrefois, et l’est encore moins de nos jours.
Quoi qu’on pense de la solution envisagée par Marx en 1875 (les bons de travail attestant du travail fourni par chacun et lui donnant droit à une quantité de consommation correspondant à sa contribution personnelle, « droit » dont Marx affirme qu’il est inégal comme tout droit), sa Critique du programme de Gothadécrivait une société sans argent, donc sans salaire. Quand ensuite les socio-démocrates et les bolchéviks ont repris l’idée de transition, c’est en renonçant à cet objectif (renvoyé à un avenir indéfini) pour se concentrer sur l’administration d’une économie planifiée. L’anarchisme, lui, insiste sur la gestion par les communes fédérées et/ou les syndicats. Dans le meilleur des cas, la suppression du salariat n’est que l’effetde la socialisation de la production, non une de ses bases. En pratique, la théorie d’une « période transitoire » a servi d’idéologie justifiant la domination de bureaucrates pour qui la classe ouvrière ne « s’érigeait en classe dominante » qu’en s’affirmant par et dans le travail, en réalité en travaillant à leur profit.
L’idée d’une période qui ne serait ni du capitalisme ni du communisme, mais tiendrait un peu du premier tout en préparant le second… cette idée est typique d’un mouvement non-révolutionnaire se mystifiant sur lui-même, tout comme il se mystifiait en avançant un programme double, l’un « minimum » (le seul dont on tenait compte), l’autre « maximum » (réservé au discours dominical). La notion de période transitoire est un non-sens : à supposer que la classe ouvrière y joue effectivement un rôle dirigeant, elle étendrait son pouvoir sur ce qui existait avant et continuerait d’exister – le capitalisme – et elle se comporterait comme avant elle toutes les classes dominantes. Mais alors que la société est bien devenue bourgeoise quand la bourgeoisie a fini par s’emparer du pouvoir politique, il n’en va pas de même du prolétariat : sa venue au pouvoir, fût-ce grâce à « des soviets partout », ne suffit pas à changer les rapports sociaux.
Parler de communisation, c’est dire que la révolution ne peut être communiste qu’en transformant l’ensemble des rapports sociaux en rapports communistes, en supprimant ce sur quoi reposent nos sociétés depuis au moins deux cents ans : l’achat du travail par une entreprise, l’omniprésence de l’échange marchand, ainsi que les institutions politiques qui soutiennent cet état de chose.
Ce que le néologisme communisation désigne, c’est une révolution qui crée le communisme, non les conditions du communisme.
Un processus de cette ampleur ne sera pas accompli en quelques semaines ou mois : il lui faudra une génération, au moins, pour l’emporter à l’échelle planétaire. Jusque là, il ne s’étendra pas comme une vague irrésistible : il connaîtra des avancées, subira des reculs, restera vulnérable à une destruction violente de l’extérieur ou à une désagrégation interne, d’autant que les divers pays et régions ne développeront pas ces nouvelles formes de vie au même rythme. Certaines zones seront longtemps à la traîne, d’autres basculeront temporairement dans le chaos. Par exemple, la suppression de la monnaie ne créera pas seulement des relations sans argent, fraternelles et sans profit, il en surgira aussi parfois du troc, voire du marché noir. Nul ne sait sous quelles formes concrètes nous passerons de la fausse abondance capitaliste à d’autres manières de vivre, mais le passage ne se fera pas sans à-coups, et rarement en douceur. Ça et là, d’inévitables ruptures d’approvisionnement entraîneront une pénurie provisoire que les tenants du vieux monde exploiteront contre nous. Tout cela est certain, mais l’essentiel est que le processus communisateur commence dès le premier jour : dès ce moment, la manière dont les grévistes traitent le lieu de leur (ex)-travail, dont se mènent les combats de rue, et dont les insurgés envisagent comment se nourrir et se déplacer les jours suivants, cette manière indique déjà des options prises. Plus tôt commence la transformation communiste des relations sociales et de la vie quotidienne, plus elle est profonde dès le début, et plus grandes seront ses chances de succès.
Que faudra-t-il développer, freiner, interrompre et entreprendre… ? Comme on disait il y a près de quarante ans, nous devrons fermer la moitié des usines, sans oublier qu’on arrête plus facilement une chaîne de montage d’automobiles qu’une centrale nucléaire dont les déchets resteront radioactifs des milliers d’années. Il est également plus simple de transformer ou de fermer une usine de plasturgie que de dépolluer les océans de millions de débris de plastique. Le passage de l’agrobusiness à un monde où domineront les cultures vivrières ne sera pas facile. La tâche en sera d’autant plus compliquée que désormais tout un pan du « camp de la réforme » se dit écologiste, anti-productiviste, et réclame une planification écologique, voire un éco-socialisme, autrement dit un alter-capitalisme.
On ne modifiera notre alimentation qu’en modifiant nos goûts : le changement des circonstances sera concomitant avec celui des mentalités. Nous n’ambitionnons pas de créer un homme nouveau, vertueux, toujours raisonnable dans ses mœurs comme dans ses désirs, respectueux jour après jour de règles diététiques. Dans Le Monument (2004), Claude Duneton rapporte à quel point la châtaigne constituait un aliment de base des paysans de la Corrèze il y a moins d’un siècle : un tel régime semble peu attirant comparé à la variété dont nous avons pris l’habitude. Mais l’avenir n’est écrit nulle part. Rien n’empêchera de (re)trouver du plaisir à une gamme de nourritures plus restreinte que l’abondance vendue actuellement au supermarché.
Il y a une façon de parler de communisation qui décalque les réalités (et les rêves) du capitalisme contemporain. Non, nous ne vivons pas dans un monde post-ouvrier ou post-prolétarien. D’abord, nous ne sommes pas au-delà du travail. Ensuite, ce qu’il s’agit de transformer (ou de supprimer), ce n’est pas seulement un tertiaire aujourd’hui valorisé, mais aussi, ce qui sera plus complexe, les métiers pénibles, dangereux, encore souvent manuels, et actuellement peu valorisants parce que susceptibles d’être exercés par le premier venu.
Partir du principe que les contraintes techniques aujourd’hui présentées comme insolubles ont des tenants et aboutissants sociaux, et peuvent donc trouver une solution, n’est pas parer la communisation d’une capacité à tout résoudre sur le champ.
Un des principaux obstacles au communisme, c’est qu’on le croie impossible en raison des défauts de la « nature humaine » : égoïsme, goût du pouvoir, tendance à accaparer… malgré les innombrables exemples contraires attestant d’une capacité à la solidarité, à l’entraide et à la communauté. Un enjeu de la communisation sera d’aller au-delà des élans initiaux d’enthousiasme collectif, et de tenir dans la durée.
Non seulement la coupure entre socialet politiqueest artificielle mais, de manière plus grave, sa théorisation – comme celle d’une « période de transition » - est un signe supplémentaire d’idéologisation d’un mouvement socialiste qui ne faisait pas ce qu’il disait et disait ce qu’il ne faisait pas. Si politiqueest synonyme de pouvoir central rayonnant sur l’ensemble de la société (à la différence du pouvoir du patron limité à son entreprise), et socialsynonyme des relations entre les individus et entre les groupes au quotidien, au travail, etc., en ce cas, aucun mouvement historique de grande ampleur n’a jamais été uniquement politique ou uniquement social, ou d’abord seulement politique et ensuite seulement social. Nos insuccès passés n’ont pas été politiques ou sociaux, mais les deux à la fois. Le pouvoir bolchévik ne serait pas devenu pouvoir sur les prolétaires si ceux-ci avaient bouleversé les rapports sociaux, et après 1936 les « socialisations » en Espagne n’auraient pas fini en échec si les ouvriers avaient gardé le pouvoir conquis dans la rue en juillet 36.
« La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l'antagonisme dans la société civile.
En attendant, l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D'ailleurs, faut-il s'étonner qu'une société, fondée sur l'oppositiondes classes, aboutisse à la contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ?
Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps.
Ce n'est que dans un ordre de choses où il n'y aura plus de classes et d'antagonisme de classes, que les évolutions socialescesseront d'être des révolutions politiques. » (Misère de la philosophie, 1847)
Ce que communisation veut dire, c’est qu’il n’y aura pas d’abordprise (ou même démolition) du pouvoir politique, puisbouleversement social. Il ne s’agit pas seulement de faire, mais d’être la révolution, selon la formule d’Ursula Le Guin dans son roman Les Dépossédés (1974).
Tout en admettant ce principe, un certain nombre de camarades, anarchistes ou marxistes, sont réticents, sinon hostiles, à l’idée de communisation, craignant qu’elle se borne à modifier le tissu social sans s’attaquer au pouvoir d’Etat. Or, au sens où nous l’entendons, la communisation est bien faite de pratiques et de mesures sociales, c’est-à-dire touchant à la façon dont on vit au quotidien, dont on produit, on habite, on se nourrit, on apprend, on voyage, etc., mais cette dimension sociale n’est pas a-politique, ni même politique seulement par à-côté, par ses seuls effets. Par sa nature et dans ses intentions, et pour qu’elle réussisse, la communisation a une dimension politique : elle implique, là aussi dès le début, une lutte, y compris armée, pour mettre à bas les organes publics et privés de répression. La révolution est violente.
L’Etat est « une certaine relation entre des êtres humains (..) que nous détruirons en entrant dans d’autres relations, en nous conduisant différemment » (Gustav Landauer, 1870-1919), eten affrontant les forces dont cet Etat ne se privera pas de faire usage pour interdire ou briser ces pratiques nouvelles.
La communisation n’a de sens que dans une société déjà travaillée et secouée par des arrêts de travail massifs, des foules de manifestants dans la rue, l’occupation de bâtiments publics et de lieux de production, une grève générale, des émeutes, des tentatives insurrectionnelles, une perte du contrôle de l’Etat sur des portions de plus en plus grandes du territoire, bref un mouvement assez puissant pour que les transformations sociales soient plus que des aménagements.
Lorsque J. Holloway déclarait au Forum Social Mondial de Caracas en 2006 : « le problème n’est pas d’abolir le capitalisme, mais d’arrêter de le créer », il exposait bien un aspect de la communisation, qui consiste effectivement en initiatives et en pratiques de masse, mais il privait ce processus de toute efficience en niant son antagonisme avec l’Etat. Holloway est devenu célèbre par sa formule : « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Comme lui, nous ne voulons pas prendrele pouvoir. Contrairement à lui, nous savons que le pouvoir d’Etat ne mourra pas de sa belle mort et déploiera toutes ses ressources pour défendre le monde existant : la révolution devra donc le détruire. La révolution communiste n’est pas a-politique. Elle est anti-politique. (D’ailleurs, les partisans de « changer le monde sans prendre le pouvoir » n’espèrent pas qu’un vaste ensemble de pratiques sociales suffise à neutraliser en douceur la puissance étatique, ses institutions et ses forces armées : leur but n’est pas de se débarrasser de l’Etat, seulement d’en éliminer les pires aspects.)
La communisation ne suivra pas le schéma marxiste classique fort bien résumé par Amadeo Bordiga en 1920 : « Pour que la révolution puisse accomplir sa tâche économique, il est nécessaire d’abattre d’abord le système politique qui centralise le pouvoir (..) » Que ce soit l’œuvre d’un parti, comme le voulait Bordiga, ou d’une organisation démocratique des travailleurs (de type conseil), dans tous les cas cette vision part du principe d’une division entre les plans politique et économique, d’où découle la succession des phases : politique, puis économico-sociale.
Au contraire, la communisation combinera les deux dimensions, « sociale » et « politique ». Une dynamique insurrectionnelle ne se limite pas à occuper des bâtiments, bloquer les rues et tirer des coups de feu aujourd’hui, pour demain ne plus s’occuper que de ravitaillement et de logement. Une révolution implique plus que la simple spontanéité et des regroupements ad hocéphémères. Un minimum de continuité lui est indispensable. Il est sûr qu’un certain nombre d’insurgés resteront disponibles et rassemblés en tant que groupe armé. Même si communisme ne signifie pas métier à vie, nul n’a de talent ni de goût pour tout.)
Une révolution force à des démarcations, et son déroulement modifie sans cesse les lignes de partage, mais il y aura inévitablement des personnes de l’autre côté de la barricade, donc contre nous. La révolution communiste l’emportera plus en neutralisant ses adversaires qu’en les tuant, en subvertissant plus qu’en éliminant, ce ne sera pas une guerre, une armée face à une autre, mais elle comportera inévitablement une part de violence, de lutte armée, de risque de mort. Une vision candide voudrait que tout un chacun trouve son compte dans le processus révolutionnaire : in fine, certes, mais seulement in fine. Autant le mythe d’une guerre de classe est à rejeter, autant il faut ne pas oublier qu’une révolution fait s’affronter des personnes et des groupes : notre cible, ce sont des rapports sociaux, mais un rapport social n’existe que matérialisé en êtres de chair. Par exemple, une partie des forces de l’ordre passera de notre côté ou optera pour la neutralité : ce qui les décidera ne sera pas seulement le constat que le communisme va leur apporter une vie meilleure, mais aussi la pression d’une violence révolutionnaire qualitativement supérieure. On se lasse de donner et prendre des coups dans un but de moins en moins rempli de sens.
Par contre, si la lutte armée était seulement assurée par des groupes devenus des corps fermés spécialisés dans ce rôle et détenant un monopole de fait de la violence, ce serait l’immanquable signe que la révolution est glacée. Bientôt naîtrait une force de « police prolétarienne », au service d’un « gouvernement révolutionnaire » appuyée sur une « armée populaire ».
Une période insurrectionnelle ne se déroule pas en une nuit, elle s’étale sur des mois, probablement des années : rien n’est définitivement tranché avant longtemps, la maîtrise de l’espace est mouvante et l’emploi des armes (ou plus souvent la menace d’y recourir) s’accompagne de confusions et de réalignements en tous sens. Des membres des forces de l’ordre rentrent chez eux ou passent de notre côté. En sens inverse, il se forme des bandes privées contre-révolutionnaires liées aux restes de l’appareil répressif, aux méthodes d’autant plus sanglantes que ces groupes échappent souvent à l’autorité de ceux qui en théorie les commandent. Dans de telles conditions, il est fort possible que quelques membres de catégories sociales privilégiées ou des corps de répression suscitent parmi certains prolétaires un rejet violent allant jusqu’au meurtre. En période de guerre civile – et la communisation aura bien certains aspects d’une guerre civile – les positions et oppositions de classe ne se simplifient ni ne se résolvent pas du jour au lendemain. Le gendarme et le sidérurgiste ont chacun beaucoup à gagner à la révolution communiste, mais tous deux n’y ont pas immédiatementle même intérêt. Le dépassement des classes ne passe pas par la mise en pratique d’une indifférenciation sociale effective dès le début : les premiers temps, on verra peu d’avocats d’affaires et de petits patrons dans la rue et dans les AG, et beaucoup moins de cadres que d’employés. Et que signifiera la subversion – et non l’élimination « physique » – de la police pour un camarade dont les amis viennent d’être torturés par des policiers ? La seule garantie que nous ayons qu’il ne cède pas à la vengeance, c’est que la poussée ou la pression du mouvement sache l’en dissuader, mais il est clair qu’il n’en ira pas toujours ainsi.
D’autres avant nous y ont pensé : « Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou contre des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples mais encore en assumer soi-même la direction. » (Adresse du Comité Central à la Ligue des Communistes) En 1850, Marx et Engels se plaçaient dans l’hypothèse d’une révolution démocratique que la classe ouvrière devrait forcer à se dépasser, pourtant la question demeure.
Entre capitalisme et révolution communiste, l’affrontement est asymétrique. Pour gagner, il suffit aux bourgeois de ne pas perdre, de « tenir » dans la tourmente, en espérant reconquérir ensuite le terrain cédé, moyennant le sacrifice de certaines fortunes et le rajeunissement des élites dirigeantes. Le communisme, lui, doit prendre l’initiative. Il gagnera plus en sapant les bases sociales du camp adverse qu’en lui opposant une force militaire « front contre front » ; mais cette sape ne suffira pas toujours, et il faudra également combattre par les armes ce que la communisation n’aura pu neutraliser.
Il n’y a ni à nier la violence révolutionnaire, ni à croire qu’elle résolve tout, ni non plus à chercher une réponse entre les deux, par une répression « modérée » des menées contre-révolutionnaires et la construction de prisons « humaines ». Aucune formule organisationnelle ne garantit le contrôle de la violence prolétarienne par les prolétaires eux-mêmes. (De même, à moins de supprimer toute délégation, aucune règle de procédure ne garantit d’avance le contrôle des mandants sur leurs délégués.)
La solution dépendra des réponses apportées à des questions très concrètes, par exemple l’usage que nous ferons des dossiers de police dont on pourra se saisir. Des voix se feront entendre pour les utiliser, par souci d’efficacité. Contre cette tendance, la révolution ne s’interdira pas par principe moral d’y avoir recours parce qu’ainsi elle imiterait l’Etat honni : elle fera plutôt valoir qu’elle n’en a pas besoin, ou dans des cas exceptionnels, car elle ne combat pas ses adversaires comme la police combat les révolutionnaires. Le butde la révolution donne aussi sa méthode : elle ne cherche pas à identifier des cibles pour les exclure de la société en les envoyant en prison ou au cimetière. Le communisme est intégrateur, et ne traque pas des monstres anti-sociaux.
Quelques formes que prennent la destruction de l’Etat et l’invention de nouvelles habitudes d’administration, ce processus ira de pair avec la communisation. Chacun des deux aspects renforce l’autre, et aucun des deux ne réussit sans l’autre. Soit ils convergent, soit ils échouent ensemble. Si elles laissent subsister la police, l’armée, les partis et le parlementarisme, les activités sociales les plus fraternelles et innovantes finiront brisées de l’extérieur par la force, ou asphyxiées faute d’espace. Inversement, si les insurgés se bornent à consolider un pouvoir politico-militaire en le voulant supérieur à celui de l’Etat, leur efficacité ne sera qu’apparente, puisqu’ils le combattront en se plaçant sur son terrain : réduite à un duel entre deux camps, la révolution perdra la partie parce qu’elle aura renoncé à sa dynamique sociale.
Dans les premiers temps, il serait absurde d’attendre d’une insurrection libératrice, même de masse, qu’elle se borne à des gestes pacifiques. Ensuite, si les insurgés transforment en profondeur leurs relations sociales et leurs comportements, ils ne s’enfermeront pas dans l’habitude de la violence et de la mort, dont la persistance coïnciderait avec la perte de ce que leur révolution a de plus émancipateur. En tout cas, la communisation ne s’écoulera pas comme un fleuve tranquille. Violence et créativité sociale sont inséparables : le contrôle par les prolétaires de leur propre violence n’est possible que si elle est autant destructrice que créatrice.
En démocratie, défiler aimablement une après-midi sur les boulevards ne déclenche aucune intervention des forces de l’ordre. Occuper des raffineries pose un autre enjeu, et entraîne une riposte appropriée. La réaction étatique ne dépend pas du caractère « corporatif » ou non d’un mouvement, mais du degré de menace que ce mouvement représente pour l’économie dont l’Etat est garant. Si les violences paysannes sont nettement moins stigmatisées et réprimées que celles des ouvriers, ce n’est pas pour des raisons électorales, les agriculteurs constituant de nos jours en France, en Grande Bretagne ou en Allemagne une faible minorité de la population, mais parce que le blocage ou la perturbation de l’industrie frappe ces pays en leur cœur : le salariat, la production, la circulation.
En Argentine, les entreprises remises en marche sous autogestion par le personnel en 2001-2002 avaient été, pour la plupart, abandonnées par leurs patrons. Quoique illégal, un acte de ce type ne remet pas en cause le fondement du système, qui peut le tolérer tout en l’encadrant. Le cas échéant, comme le rachat puis l’autogestion par ses salariés de la mine galloise de Tower Colliery, le projet bénéficie d’un large soutien d’opinion, d’autant plus facilement qu’il ne s’agit pas d’entreprises où des capitaux désirent s’investir : la réaction de la bourgeoisie et de l’Etat est totalement différente quand des prolétaires sortent de la légalité pour arrêter les flux de production ou mettre les profits en péril.
Une période révolutionnaire libère toute la gamme des idéologies et des regroupements, des contestataires les plus virulents aux réactionnaires déclarés, et la communisation n’y manquera pas : son cours s’étendra sur des années, au milieu de troubles et d’évolutions en tous sens, donc aussi de confusions. Dans ces conditions, la capacité du capitalisme à accepter une certaine dose de pratiques alternatives, quitte à les vider de sens, à leur couper les vivres, ou à les supprimer brutalement s’il en retrouve la force, n’est pas sans conséquences pour la communisation. Des pratiques apparemment identiques recouvriront des sens différents, et beaucoup ne recevront leur sens définitif qu’au terme du processus. Jusque là, nombre de transformations resteront sur le fil, susceptibles d’aller vers l’irréversible communiste, ou de rebasculer en arrière. Aucun critère ne sera absolu. Même une absence de circulation d’argent pourrait ne s’avérer que provisoire, si l’échange marchand se réintroduit comme médiateur entre des activités. L’unique garantie sera l’extension la plus large possible des rapports sociaux communistes : leur capacité à englober de plus en plus de domaines de la vie et à s’étendre sur des territoires de plus en plus vastes.
Cette dynamique oblige à reposer la question du travail, du type de travail qui détermine le fonctionnement de la société, et des catégories qui y participent. Communiser, c’est évidemment rompre avec le productivisme, par exemple la culture de tomates sous serres géantes en Andalousie, cueillies pour être mangées 48 heures plus tard dans le Pas-de-Calais. Communisation signifie désaccumulation, démondialisation, et réappropriation des lieux où l’on vit, pour les transformer. Elle a une dimension locale, et de voisinage. Pour autant, privilégier cet aspect au point de négliger les autres nous condamnerait à brève ou longue échéance. Une entreprise de petite taille, de taille humaine comme l’on dit, produisant de menus objets ou oeuvrant dans le tertiaire, se prête plus facilement à la coopération qu’un complexe sidérurgique employant 2.000 personnes. Pas plus que nous ne proposons aujourd’hui un « plan acier» pour l’avenir, nous n’imiterons les hauts fourneaux de village du Grand Bond en Avant maoïste de 1958. Mais une communisation qui se limiterait au « local », qui entamerait mille projets pionniers en matière d’éducation, de logiciels conviviaux, de fabrication artisanale et de réseaux d’alimentation courts et proches, sans réglerla question du complexe sidérurgique, cette communisation serait un « alternativisme » à grande échelle. Beaucoup nous y invite d’ailleurs : des solutions locales pour un désordre global, répète-t-on (comme le film sous ce titre), sans même s’apercevoir de l’illogisme flagrant de la formule. Le capitalisme aussirepose sur des formes de coopération. Sa plasticité lui permet d’intégrer tout ce qui ne met pas en danger la centralité du salariat : du moment que ce noyau pour lui vital est assuré, il s’accommode de formes qui réduisent la hiérarchie et font une large part à l’autonomie, voire à l’égalitarisme, à condition bien sûr qu’elles restent minoritaires et à leur place, de préférence dans « le social ». Aujourd’hui, loin de menacer le capitalisme, l’économie solidaire et mutualiste en pallie certaines carences. Une période d’intenses luttes sociales verra se développer ce secteur, surtout par créations de petites unités, qui feront comme si elles allaient au-delà du capitalisme, alors qu’elles le démocratiseront par la délibération, la gestion collective et l’égalisation des salaires. Une des difficultés de la communisation sera de dépasser et d’absorber cette économie sociale qui restera de l’économie, ce travail qui sera encore un travail, cette entreprise qui fonctionnera encore comme un pôle de valeur.
C’est bien la vie quotidiennequ’il s’agira de changer, de la cuisine à la manière de manger, en passant par la façon de se déplacer, de se loger, d’apprendre, de voyager, de lire, de ne rien faire, d’aimer, de ne pas aimer, d’avoir des enfants, de débattre et de décider de notre avenir, etc., à condition de donner son sens plein au terme « vie quotidienne ». Or, le plus souvent, surtout depuis que la formule est devenue à la mode en 68, on limite ce quotidien à l’espace-temps hors travail, comme si l’on renonçait à agir sur l’économie et le salariat, en se résignant à ne modifier que nos menus faits et gestes, nos affects, le corps, la famille, la sexualité, le couple, l’alimentation, les loisirs, les relations d’amitié…
La communisation, au contraire, traitera les « petites » choses de la vie pour ce qu’elles sont : une manifestation des « grandes ». Argent, salariat, entreprise comme unité séparée et pôle d’accumulation de valeur, temps de travail coupé du reste de notre vie, production pour le profit, organes d’Etat médiatisant la vie sociale et ses conflits, séparation entre apprendre et faire, circulation systématique maximale de tout et de tous… chacun de ces moments et de ces lieux doit être, non pas simplement géré par un collectif ou reconverti en propriété publique, mais remplacé par des formes de vie solidaires, sans argent, sans profit, sans Etat.
Le rapport capital/travail structurant et reproduisant la société, l’abolition du salariat est la condition de tout, mais il n’y aura pas à attendre la fin complète de l’entreprise, de l’argent et du profit pour commencer à agir. Communiser, par exemple, c’est transformer notre rapport avec la technique. Sans revenir à la médecine antique, on s’éloignera de l’hyper-médicalisation et des pratiques qui soignent plus la maladie que le malade. La persistance de la hiérarchie hospitalière serait un signe évident d’une absence de révolution. De même, une société où, comme aujourd’hui, proliféreraient les psychologues, prouverait notre incapacité à traiter les tensions individuelles et conflits inter-personnels par le jeu des relations sociales, puisque nous continuerions à avoir besoin de professionnels de la psyche.
Communiser, c’est mettre à bas les appareils répressifs tout en instaurant des rapports sociaux non mercantiles, en allant de plus en plus vers l’irréversible :« Au-delà d’un certain point, on ne peut plus revenir en arrière. C’est ce point qu’il faut atteindre. » (Kafka)
Citons notre Au-delà de la démocratie :
« Faire circuler des matières premières et des produits sans la médiation de l’argent passe aussi par la suppression de murs d’appartements étriqués parce qu’adaptés aux normes de la famille nucléaire, ou par la plantation de légumes dans une rue ou sur un toit. C’est rompre la scission entre un univers urbain minéralisé et une nature de plus en plus réduite à un spectacle et un loisir, où un trek annuel de dix jours au désert compense l’obligation de faire ses courses en voiture chaque samedi. C’est pratiquer dans un rapport social ce qui relevait d’une activité privée et payante, voire bénévole (car là où tout se paye, rien ne saurait être gratuit). C’est ne plus traiter son voisin en étranger, mais aussi cesser de considérer l’arbre au coin de la rue comme un décor entretenu par des employés municipaux. C’est produire une relation différente avec les autres et avec soi, où la fraternité ne découle pas d’un principe, mais d’une pratique qui inclut une lutte, y compris violente, y compris armée. »
Grève générale et émeutes suspendent les automatismes de la reproduction sociale, et forcent les prolétaires à inventer autre chose, ce qui implique subjectivité et liberté, car il y a des choix à faire, ce qui oblige chacun à se trouver une place, non plus en individu isolé, mais dans une interaction productrice d’une réalité collective. L’arrêt de travail généralisé ouvre la possibilité pour les cheminots de passer à une activité différente décidée par eux en commun avec d’autres : au lieu de se croiser les bras, faire rouler les trains dans un but opposé à celui de l’Etat et des patrons, et cesser de croire que « le TGV, c’est bien parce que ça va vite ». Ces pratiques concrètes ne sont pas directement liées au rôle tenu précédemment par chacun dans la production, au sens où la conductrice d’autobus déciderait seule de ce que l’on fait des bus. Le fait qu’hier encore c’est elle qui tenait le volant ne sera pas indifférent : pendant quelque temps, elle saura mieux que d’autres conduire et entretenir ces engins. C’est une chose de mettre un autobus en travers d’une rue pour la bloquer, ou de le brûler, c’en est une autre de le faire circuler gratuitement, ce qui suppose notamment de neutraliser les contrôleurs et les flics des transports. Au début de la période (indispensable) où les prolétaires prennent possession de l’ensemble de la production, ceux qui avant y travaillaient ou en avaient l’expérience jouent un rôlespécifiquemais provisoire : nous l’emporterons à mesure que les déterminations sociologiques perdront de l’importance, ce qui suppose de se demander si l’on a besoin et envie de TGV et d’autobus, lesquels et pour aller où ?
Depuis des millénaires, la division sociale du travail passe pour une division technique. En démocratie, et mieux encore en « méritocratie », la hiérarchie de classe se présente comme une répartition raisonnable et inévitable des compétences, et tout fonctionne pour reproduire cette inégalité : les études permettant d’être chirurgien étant à peu près inaccessibles à un fils d’ouvrier, il deviendra au mieux infirmier sous les ordres du chirurgien qui en sait « naturellement » plus que lui. Mais aussi, beaucoup d’actes sont interdits à des subalternes qui en ont pourtant les capacités, parce que la chaîne de commandement en réserve l’exclusivité au chef attitré. De même, une foule d’activités nécessitent actuellement une longue formation obligatoirement sanctionnée par un diplôme. A l’auto-école comme à l’université, l’institution d’apprentissage fonctionne autant sinon plus pour se perpétuer elle-même que pour transmettre des connaissances. Dès lors que s’effacera la coupure aujourd’hui systématique entre apprendreet faire, l’acquisition de pratiques et d’activités s’ouvrira et se simplifiera, dans beaucoup plus de domaines que nous ne saurions l’imaginer.
Pour autant, tout le monde ne sera pas chirurgien, traducteur d’arabe ou astrophysicien, et la meilleure éducation ou auto-éducation musicale ne fera jamais de chacun un virtuose. Pour que ce problème ne devienne pas un obstacle, la communisation tiendra compte de l’inégalité des goûts et des compétences. Là comme ailleurs, nous nous délivrerons d’habitudes et de servitudes millénaires… sans faire preuve de naïveté excessive. Il existe des invariants de l’espèce et de la condition humaine. Le plaisir souvent ressenti à apprendre n’entraîne pas qu’on apprenne le plus souvent en s’amusant. On ne joue Mozart ou l’on ne rédige un poème qu’après avoir assimilé le solfège ou l’écriture, et l’on ne maîtrisera pas le solfège en composant tout de suite une symphonie, pas plus que l’on ne saura lire et écrire en ouvrant à cinq ans La Société du spectacle. La communisation n’abolira pas la nécessité d’un temps d’apprentissage (ni parfois d’un âge : la danse classique s’acquiert dès l’enfance). Ce à quoi elle mettra fin, c’est l’enfermement de la jeunesse dans une salle de classe pendant quinze ou vingt ans. La société contemporaine en est d’ailleurs consciente, puisqu’elle y remédie en multipliant sorties scolaires et stages en entreprise, mais en vain, car cette coupure dépend d’une autre plus profonde, et structurelle au capitalisme, entre travail (salarié et productif de valeur) et non-travail (activités domestiques, éducation, formation, loisirs, etc.). Seul le dépassement du travail en tant que sphère séparéetransformera l’ensemble des apprentissages. Alors les rôles de professeur et d’élève cesseront d’être figés, pourront se déplacer, voire permuter.
Là non plus, contrairement à la majorité des projets utopiques et aux prétentions de diverses dictatures modernes, la communisation n’ambitionne pas de créer un homme ou une femme nouvelle, toujours égal à ses semblables en talents, capable de tout assimiler, et dont les désirs s’harmoniseraient forcément avec ceux d’autrui. Récuser la hiérarchie et la division des tâches et des fonctions n’empêchera pas qu’un certain degré de spécialisation soit lié au développement de l’arc des connaissances humaines. Nous ne faisons pas un modèle d’un Léonard de Vinci à la fois artiste, philosophe, ingénieur, inventeur et… ami des princes, mais la prolifération des branches du savoir a rendu de toute façon cet idéal inaccessible, et le 20e siècle a appris à nous méfier des toutologueset experts en complexité. La communisation ne réalisera pas l’universel, elle y tendra seulement, sous des formes qui certainement nous étonneraient si nous pouvions les deviner.
La communisation accomplira le contraire de la formule de Victor Serge (alors bolchévik) écrivant en 1921 : « Toute révolution est sacrifice du présent à l’avenir. »
Un des thèmes les plus forts et un des acquis des années 60 et 70, c’est le rejet d’une révolution qui remettrait toujours sa réalisation à un avenir indéfini. Cette volonté d’un changement tangible effectivement vécu s’appuyait sur un retour à Marx, le « jeune Marx » en particulier. Contre l’utopisme qui dépasse la réalité par des plans de société idéale, l’auteur des Manuscrits de 1844insistait sur une pratique sociale tendant à bouleverser la société par une rupture révolutionnaire qui avance en approfondissant ses acquis. « Pour nous, le communisme n'est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. » (L'Idéologie allemande, 1845)
Après 1968, l’épuisement de la vague contestataire a dépouillé cette exigence d’ici et maintenant de toute velléité subversive, pour la réduire à des modifications partielles et continues de notre quotidien, aménagements favorisés par l’omniprésence des logiques marchandes et salariales, qui permet d’ouvrir ça et là d’inoffensifs espaces de liberté. N’importe qui se voit autorisé à présenter l’autogestion de tout ou partie de son entreprise, de son quartier, de son école, de sa sexualité, de son alimentation ou de son habitation (grâce au feng shui) comme contribuant à un « mouvement réel » de transformation sociale, et même de le prétendre plus « réel » que la révolution d’antan. Au traditionnel réformisme du et dans le travail, s’est ajouté un réformisme du quotidien, individualiste et collectif tout à la fois, et démocratique, mais d’une démocratie participative et/ou délibérative, horizontale, de quartier, de village, de réseau, d’association, où les participants imaginent annuler la séparation entre représentés et représentants.
Dans l’après-68, face au stalinisme et au gauchisme, quand la mode était à la création d’un parti dans l’attente d’un Grand Soir, il nous fallait combattre la réduction de la révolution à une prise du pouvoir, et le renvoi des changements effectifs à un avenir toujours fuyant.
Trente ans plus tard, alors que la révolution (politique ou non) comme rupture historique passe pour un rêve voué à virer au cauchemar (« Voyez Staline ! Voyez Pol Pot ! »), se développe la croyance en un possible changement progressif de la vie quotidienne, une prise du pouvoir social faisant tache d’huile, et qui à force d’occuper de plus en plus d’espaces locaux gagnerait la partie au plan global, l’institution étatique dépérissant presque d’elle-même. Quoiqu’elle se réfère peu à un communisme jugé dépassé, et donc parle rarement de communisation, une telle conception reprend ou détourne l’idée de communisation en ce qu’elle se veut critique de la révolution politique, et prétend lutter pour un vrai changement social immédiat.
Un capital omniprésent peut se permettre de pousser à une consommation dont il dénonce les excès (on a même inventé la « Journée sans achat »), et de contraindre au travail tout en tolérant des marges hors travail. A ceux qui ont peu d’argent, il est conseillé de faire de nécessité vertu… en achetant peu. Vivre sans toucher un salaire est possible (c’est-à-dire obligatoire) pour des dizaines de millions d’Européens, et pour un ou deux milliards d’êtres humains à qui tout emploi régulier restera introuvable. Quant à ceux qui ont la chance d’être employables, l’hédonisme contemporain renverse la formule de V. Serge : « Ne sacrifiez pas le présent à l’avenir, construisez intensément des situations, vivez ici et maintenantdes rapports sociaux différents ». Désormais chaque ville d’Europe et d’Amérique du Nord (et depuis peu en Asie) a ses « assos », ses alternatifs, ses écolos radicaux, sa co-op bio, sa marge tolérée tant qu’elle ne dérange personne, ses squats…
Communiser, c'est expérimenter des façons de vivre, mais c'est plus et autre chose qu'étendre au maximum les marges d'autonomie que concède cette société, sinon nous nous limiterions à une multitude de pas de côté, une sécession généralisée, une addition de refus.
La même pratique, voire la même lutte, peuvent recouvrir des réalités très différentes, sinon opposées, selon le moyen employé et le but visé.
A Detroit, il existe des jardins ouvriers, occupant parfois des terrains récupérés sur des friches industrielles, souvent cultivés en commun par des Noirs sans emploi. De bons esprits y voient un moyen pour ces défavorisés de renouer des liens et de retrouver de supposées racines afro-américaines, alors qu’il ne s’agit que d’une économie de subsistance. Mais cette communauté de la misère, aujourd’hui nécessaire pour survivre, pourra prendre dans un autre contexte un sens radical, la remise en culture d’espaces urbains entrant en conflit avec les pouvoirs établis, le geste aujourd’hui marginal car hors travail (et pour en pallier le manque) contribuant alors au dépassement du travail comme activité séparée, et participant à la réappropriation des lieux et du temps par des collectifs de prolétaires associés.
Aujourd’hui, l’ouvrier du pneu, dont l’intérêt est que perdurent son emploi et donc la pollution automobile, passe pour écologiquement irresponsable. Par contre, celui qui réussit à vivre de ses légumes et à produire sa propre électricité bénéficie d’une image positive. C’est pourtant l’action intempestive de l’ouvrier « borné » qui sera susceptible de bousculer le cours des choses, alors que la « sobriété heureuse » de l’écolo ne menace ni le capitalisme en général, ni EDF ni la circulation automobile en particulier. La communisation sera une période où l’ébranlement initié par des luttes comme celles de l’ouvrier du pneu poussera l’écologiste au-delà du cadre individuel ou local où se limitait jusque là son imagination novatrice, contribuant ainsi à un nouveau mode de vie.
Dans le passé, contrairement à l’histoire officielle qui longtemps a dénigré les siècles pré-bourgeois comme des temps d’ignorance et de misère, il a existé des formes de coopération, d’administration collective de terrains communaux, de répartition périodique plus ou moins égalitaire d’une partie des terres entre familles, ainsi que des habitudes d’autonomie locale, de débat et de prise de décision par le groupe villageois, dont certaines ont même persisté au 20e siècle, en Espagne notamment. Voyageant dans l’Indonésie à la fin du 20e siècle, Gabrielle Wittkop décrivait le gotong royong, « système de coopération (..) d’importance vitale », « entraide communautaire d’origine typiquement rurale », qui « entre en vigueur dès qu’il s’agit d’éteindre un incendie, d’engranger une récolte ou de réparer une digue. » Aujourd’hui, dans les zones secouées par un capitalisme sauvage ou émergent, en Amérique latine, en Afrique et en Asie, la résistance à la pénétration industrielle et marchande revivifie d’anciennes pratiques collectives : auto-organisation de quartier, solidarité rurale, association de lutte ouvrière, coopérative de production ou de consommation, école et hôpital populaires...
Tout en témoignant de ce que serait « un autre monde possible », ces pratiques participent d’un bouleversement du monde qu’elles ne peuvent effectuer à elles seules. Il y a un siècle, le mirrusse n’avait ni la force - ni l’intention - de révolutionner la société, car la coopération et l’autonomie rurales dépendaient d’un système social et d’un ordre politique qui dépassaient le cadre villageois. De nos jours, des millions de coopératives ne feront jamais le poids face aux multinationales. Qui plus est, cet « autre monde » reste inimaginable dans une société individualiste où chacun tend à voir en son voisin un danger potentiel, sinon un ennemi. Le Couperet (The Axe, 1997) de D. Westlake imagine qu’après son licenciement, un technicien hautement qualifié repère et élimine l’un après l’autre ses quelques concurrents sur le marché du travail avant de réussir à être réembauché dans une autre entreprise. Fiction, certes, mais quand la propriété privée règne, solidarité et communauté restent fragiles et ne s’imposent pas sans luttes. Quoique la plupart des six milliards d’êtres humains ne possèdent pas grand-chose, et beaucoup seulement une force de travail à peine monnayable, chacun de nous tend à s’accrocher d’autant plus au peu dont il est propriétaire.
Pour ne rappeler que deux exemples, la Kabylie et Oaxaca au Mexique ont illustré comment des assemblées et des liens collectifs pouvaient resurgir et servir de moyen de résistance. La communisation passera aussi par la revitalisation de formes anciennes de communauté, à condition qu’en ressuscitant elles retrouvent plus que ce qui a été perdu. Elle ne se modèlera pas sur ce qui, dans notre société, relève déjà de pratiques communes, sur l’existence ou la résurgence de biens détenus collectivement, ou dont l’usage est partagé, la terre par exemple : elle n’y trouvera un appui qu’en les transformant. C’est la portée finale de la lutte qui donne son contenu à une activité.
« Le bien commun ou la communauté des biens » : par cette formule, Sylvain Maréchal résume le but des babouvistes (Le Manifeste des Egaux, 1796).
« (..) le peuple s’administre sans intermédiaires, en se réunissant tout simplement par commune ou par fraction de commune, pour voter selon les décisions utiles au groupe. Tout exercice indispensable d’autorité, toute direction du travail dépendent du vote, et la mission ainsi conférée doit être, au bout d’une courte période, renouvelée de la même manière. Comme cette république idéale est communiste, fondée sur la suppression de l’argent et l’organisation de l’unique travail nécessaire à la vie, son fonctionnement n’a pas besoin d’autres complications. Le centre fédéral (..) se composait cependant de délégués temporaires, mais avec mandat impératif et strictement renfermé dans les instructions de la commune. (..) quelques-unes des dispositions principales : socialisation des biens fonciers et moyens de production, législation directe, par les citoyens égaux, dans les communes indépendantes, mais fédérées, travail imposé à chaque homme valide, sous la direction de chefs élus, pourvus de mandats limités et temporaires. » (Arthur Rimbaud, Projet de constitution communiste, août 1871, tel que l’a rapporté plus tard son ami Ernest Delahaye)
Dans La Société future, explique Sylvia Pankhurst en 1923, « (..) la richesse de la communauté, c’est-à-dire la terre, les moyens de production, de distribution et de transport, sont propriété commune, (..) la production est motivée par les besoins et non par le profit. (..) l’abolition totale de l’argent, de la vente, de l’achat et du salariat. (..) la communauté doit se donner pour tâche de fournir, dès la demande et un peu en excès, tout ce qui répond aux besoins et désirs de ses membres. »
En 1931, au milieu de la plus grande panne économique de l’histoire capitaliste, Otto Rühle écrit ceci des prolétaires : « Ce qu’ils veulent, c’est seulement que l’économie revienne à son rôle primitif qui est d’approvisionner en biens tous les hommes. Ils veulent échanger du pain contre du travail. Aujourd’hui on les prive de travail et on leur demande de l’argent pour du pain; et comme ils n’ont pas d’argent, on ne leur donne pas de pain. Mais si l’argent qui est aujourd’hui entre le producteur et le consommateur disparaît du processus d’échange, le produit du travail appartiendra au producteur. Celui-ci deviendra consommateur sur la base de son travail. C’est ce qu’on appelle l’économie destinée à la satisfaction des besoins. (..) Il est vrai que pour adapter la production à la mesure des besoins, il faut que cette nouvelle forme de l’économie puisse disposer des moyens de production. De là, la nécessité de mettre les moyens de production entre les mains de la communauté. » (La Crise mondiale, ou : Vers le capitalisme d’Etat, publié sous le pseudonyme “Carl Steuerman”; édition française, 1932)
Choisies presque au hasard parmi des centaines, ces citations illustrent une vision que l’on pourrait condenser ainsi :
Communisme =
démocratie directe =
satisfaction des besoins =
communauté + abondance
A quelques mots près, le projet de Rimbaud livre un abrégé du communisme tel qu’il a été pensé pendant plus d’un siècle : puisque le sujet historique de l’avenir sera la communauté humaine auto-organisée, la grande question est de trouver comment elle s’organisera. Qui commande ? Tout le monde… ou personne ? Qui décide ? Tous collectivement… ou quelques-uns ? Inspiré par l’expérience de la Commune de Paris, Rimbaud, lui, décrit une démocratie communaliste à la fois coordonnée et décentralisée.
Nous ne reviendrons pas ici sur la critique de la démocratie traitée dans d’autres textes, et soulignerons seulement un point essentiel : c’est parce que l’immense majorité des révolutionnaires (anarchistes ou marxistes) considèrent avant tout le communisme comme un nouveau mode d’organisation de la société, que leur premier souci est de définir de « bonnes » institutions, fussent-elles fixes ou évolutives, complexes ou simplifiées au maximum. (L’anarchisme individualiste est d’ailleurs aussi une forme d’organisation réduite à une addition d’egos… égaux parce qu’indépendants.)
Pour nous, au contraire, le communisme concerne autant l'activitédes êtres humains que l’organisation des relationsqu’ils tissent entre eux. Il assure des productions, et n’a pas forcément peur des institutions, pourtant il n’est ni institution, ni production, mais d’abord activité : « (..) la communisation remplace la circulation des biens entre les “producteurs associés” par la circulation des individus d’une activité à l’autre. » (B. Astarian)
Pour y parvenir, au travers des avancées, des reculs et des phases de latence, l’élan communisateur sera contrebalancé par l’usure, l’envie d’en rester là, de s’en remettre à d’autres, et l’unique antidote à cette tendance à l’inertie viendra du désir social de vivre autrement, ce qui renvoie à la subjectivité…
…et à la singularité. La communisation ne sera pas l’oeuvre d’une masse uniforme de prolétaires commençant à ne plus l’être. Il y aura des indifférents, des attentistes, certains bienveillants, d’autres malveillants, voire hostiles. A moins de croire à un capitalisme ne laissant d’autre choix que « communisme ou catastrophe », et donc à des solutions qui s’imposeraient d’elles-mêmes, nous ne pouvons éviter d’envisager ce que nous ferons lorsque des minorités significatives tenteront de continuer à vivre comme avant.
Il faudra longtemps avant que l’on puisse considérer la communisation comme à peu près sûrement irréversible. Jusque là, rien ne sera jamais gagné. Ceux qui la veille étaient engagés dans un métier (nous parlons d’une activité qu’estimeront utile les communisateurs) ne le transmettront pas en quelques heures : l’interpénétration des catégories et des compétences prendra du temps. Le capitalisme crée certaines conditions du communisme, il ne les crée pas toutes, il multiplie même des conditions contraires et ne manquera pas d’en faire surgir de nouvelles. La communisation sera un processus historique, non un phénomène naturel qui avec la force irrésistible d’une inondation viendrait noyer un vieux monde dont plus personne ne voudrait. Les paragraphes qui suivent apportent seulement quelques éléments sur la façon dont letravail pourrait se transformer en activité.
Communiser n’est pas rendre gratuit, et accessible à tous, ce qui existe aujourd’hui, de la téléphonie mobile à la centrale électrique en passant par la maison de la culture et la boulangerie du coin. Sinon, nous garderions moyens de production et modes de consommation en les délivrant simplement de leur caractère marchand : remplir le caddie sans ouvrir un porte-monnaie, faire le plein d’essence sans sortir une carte Visa… la même vie en somme, moins la caissière, le banquier, le percepteur, le vigile.
Il est fréquent d’entendre expliquer l’existence de l’argent par la nécessité de disposer d’un moyen de répartition de biens hélas trop rares pour être distribués par une simple « prise au tas » : le champagne aurait un prix parce qu’on en récolte et produit très peu. Or, bien qu’il y ait des milliers de foulards chez Tati, je dois quand même payer 2 ou 3 € pour en emporter un. C’est en amont qu’il faut chercher et, au lieu de s’en tenir à la production, remonter vers sa source, l’activité humaine. L’existence de l’argent présuppose celle du travail.
Plus qu’un instrument commode et/ou détestable, l’argent matérialise la façon dont les activités se rapportent les unes aux autres, et les êtres humains les uns aux autres. Aujourd’hui, on ne cesse de mesurer les objets entre eux, on les compare et échange selon le temps de travail moyen qu’ils incorporent ou sont censés incorporer, ce qui conduit à évaluer aussi ainsi les actes et les personnes.
En termes marxistes, le couple valeur d’usage/valeur d’échangeest né d’une situation où chaque activité a cessé d’être vécue et reçue pour ce qu’elle avait et produisait de spécifique, du pain ou une assiette. A partir de ce moment-là, ce pain et cette assiette ont existé avant tout par et pour leur capacité à s’échanger l’un avec l’autre, et ont été traités à partir de ce qu’ils avaient de commun : être tous deux des résultats différents mais comparables d’une même pratique, le travail, susceptible d’être réduit à une donnée universelle et quantifiable, l’effort humain moyen nécessaire pour produire ce pain et cette assiette. Travail cristallisé, l’argent donne seulement une forme matérielle à cette substance commune.
Jusqu’à notre époque incluse, les sociétés n’ont trouvé que ce moyen, le travail, pour organiser leur manière de vivre en commun, et l’argent sert à relier ce que sépare la division du travail. En répandant le salariat sur toute la planète, en généralisant la condition du prolétaire, marchandise sur laquelle repose toutes les autres, la domination capitaliste crée la possibilité de relations sociales où la circulation des êtres et des choses n’aura plus besoin de comparer et de quantifier les activités pour être universelle.
La communisation ne consistera donc pas à supprimer lavaleur d’échangetout en gardant la valeur d’usage, car les deux vont de pair. Dès l’entrée dans la phase insurrectionnelle, on n’échangera plus des marchandises réduites chacune à une quantité de quelque chose comparable à une autre quantité. La circulation reposera sur le fait que chaque travail est spécifique et n’a plus à être rapporté à un autre pour exister.
La critique superficielle du capitalisme dénonce la finance et valorise ce qu’on nomme « économie réelle », mais une voiture ou du blé ont aujourd’hui un usage parce qu’on compte (et l’on agit selon) leur coût : « Combien ça vaut… ? » Dans le monde actuel, pour que les objets, les activités et les compétences circulent, il faut qu’elles soient comparées, ramenées à un élément, une substance qui leur soit à la fois commune et quantifiable. Il y a une différence entre s’assurer du nombre de briques nécessaires pour construire une maison, ce que le communisme ne manquera pas de faire, et établir un budget logement. La communisation, ce sera aussi s’habituer à compter des réalités physiques sans tenir sa comptabilité.
« A partir du moment où les prolétaires communisateurs commencent à produire, la question n’est plus tellement celle de la gratuité que celle de la transformation radicale de l’activité, de toutes les activités. (..) Mettre en avant l’activité et non son résultat » (B.Astarian)
Qui dit transformation, dit processus conflictuel, dont au départ une minorité prendra l’initiative. L’immense majoritédont parle le Manifestes’engagera dans la communisation progressivement, non dès le début, et si chacun se servira sans payer, ce principe ne règle pas tout. Une ère de bouleversement développe l’inventivité, mais aussi des comportements n’ayant en commun avec le véritable changement social que son vocabulaire. Si nous voyons des inconnus qui entassent des biens (nourriture, vêtements ou frigos) dans un camion et refusent d’expliquer pourquoi ni où ils les transportent… tout en se réclamant de « l’abolition de la marchandise », nous ne les laisserons pas partir sur cette belle parole. S’agit-il d’un patron mettant son stock à l’abri ? d’une bande se préparant au marché noir ? d’accapareurs ? de grands inquiets craignant la pénurie pour leurs proches ? ou de camarades animés d’excellentes intentions?. .. Eminemment positif dans un premier temps pour briser les murs marchands, le pillage ne donnera pas ensuite la meilleure formule pour répartir les biens disponibles, encore moins pour en produire d’autres.
La question du travail et du temps oblige à aborder le projet des communistes de conseils hollandais (GIC) : Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes (1930). Faute de place, disons rapidement que ce projet a eu l’énorme mérite de poser concrètement la question du communisme, mais sur une base fausse.
En 1966, dans une note autobiographique, le principal rédacteur, Jan Appel (1890-1985) en résumait le principe : les conseils ouvriers feraient de « l’unité de l’heure de temps de travail moyenne [la] mesure du temps de production et de tous les besoins et services à la fois dans la production et la distribution. »
L’erreur est de vouloir mettre la théorie marxiste de la valeur au service de la gestion du communisme. La notion de temps de travail social moyen, et plus encore son calcul, ne sont pas des instruments utilisables au même titre qu’une brouette ou une fraiseuse : ils sont la substance du capitalisme, et leur emploi n’est pas séparable de la fonction qui est obligatoirement la leur. Au début des manuscrits de 1857-58 (Grundrisse), dans des pages qui restent l’une des plus profondes approches du communisme, Marx critiquait déjà les plans de ce type. Il montrait l’impossibilité d’organiser la société sur la base d’un calcul direct du temps de travail moyen, c’est-à-dire sans que celui-ci ne donne naissance à une monnaie : on ne peut « supprimer la monnaie elle-même, tant que la valeur d’échange demeure la forme sociale des produits », car tôt ou tard l’équivalent général se matérialisera, redonnant naissance à une variante quelconque de monnaie. Chacun sait que malgré des aspects parfois sympathiques, le troc est basé sur un compte implicite, un échange d’argentinvisible(personne ne troque une moto en bon état contre un bonnet de bain). Tant que le produit existe doublement, en tant qu’objet déterminé et en tant que valeur d’échange servant à comparer et à échanger, on reste dans la société marchande et le capitalisme. Une comptabilité directe en temps de travail créerait un équivalent général invisible : même avec le mécanisme compensatoire décrit par Paul Mattick en 1934, elle aboutirait à des produits mesurés comme des marchandises sans qu’ils circulent comme marchandises, et à des travailleurs consommant selon leur travail sans recevoir de salaire. On verrait bientôt ressurgir les formes classiques d’un capitalisme dont les fondements n’auraient jamais disparu. Seul un marché où se confrontent des entreprisesest à même de sanctionner le calcul des temps de production.
Il est évident qu’il n’existe rien d’intrinsèquement commun aux carottes et aux chemises, sauf la quantité de travail nécessaire pour produire les unes et les autres. Mais c’est l’échange marchand, et plus encore le capitalisme, qui a besoin de cet étalon de comparaison : « La dépendance universelle et réciproque des individus indifférents les uns aux autres constitue leur lien social. Ce lien social s’exprime dans la valeur d’échange. » (Marx)
Le communisme ne sera pas indifférent à la quantité de ressources (humaines et autres) nécessaires à toute activité. Construire une maison et planter des salades n’exigent pas les mêmes efforts ni les mêmes éléments matériels, et le communisme en tiendra compte : mais il n’aura pas besoin de partir de l’abstraction (même calculée directement) d’une dépense énergie comparable contenue dans ces deux activités. Il comptera et confrontera des quantités, et les gaspillages éventuels qui en résulteront seront bien inférieurs à ceux qu’impose le calcul d’une sorte de temps universel de production.
« Une fois supposée une production communautaire, la détermination du temps demeure bien entendu essentielle. Moins la société a besoin de temps pour produire du blé, du bétail, etc., plus elle en gagne pour d’autres productions, matérielles ou spirituelles. Comme pour un individu isolé, la plénitude de son développement, de son temps, dépend de l’épargne de son temps. (..) L’économie du temps, aussi bien que la répartition méthodique du temps de travail dans les différentes branches de la production, demeure donc la première loi économique dans le système de la production collective ; elle y prend même une importance considérable. Pourtant, nous sommes bien loin de la mesure des valeurs d’échange (travaux ou produits) par le temps de travail. » (Marx)
Si les sociétés humaines s’adonnent depuis quelques siècles à une mesure toujours plus précise et rigoureuse du temps, c’est pour l’économiser afin de raccourcir les temps de production. L’obsession de « gagner » du temps, et la hantise d’en « perdre », sont indissolubles du capitalisme. Au contraire, des êtres humains pour qui la recherche forcenée de la productivité n’est pas un impératif n’ont aucun besoin de mesurer en toute chose les minutes et les secondes nécessaires à la produire. Le communisme ne fera pas forcément de la lenteur une vertu, mais aller vite pour produire, se déplacer ou s’informer, sera un choix, non une obligation.
Quels que soient le but du calcul et sa méthode, une société fondée sur le temps de travail supposerait que le travail soit distinct du non-travail, et reste séparé du reste des activités (sinon, quoi et comment mesurer ?). Dans leur volonté de présenter le communisme comme un mode de production supérieur, et de prouver chiffres à l’appui non seulement qu’il émancipera l’humanité mais que « ça peut marcher », les camarades hollandais oubliaient la critique marxienne et ouvrièredu travail (mais 1930 n’était pas le moment le plus favorable pour la mettre en lumière...).
Pour un très grand nombre de communistes (là encore, anarchistes et marxistes mêlés), ce qui a rendu possible l’exploitation de l’homme par l’homme, c’était la pénurie, qui a permis à une minorité de faire travailler à son profit la majorité. Heureusement, le capitalisme, en développant la production, sonnerait malgré lui le glas du manque et du besoin : ainsi pourraient disparaître la lutte pour la vie, la volonté d’accaparer, d’exploiter, de dominer, et la tendance millénaire de l’homme à se conduire « comme un loup pour l’homme ».
Par conséquent, l’objectif, largement partagé par la presque totalité des tendances du mouvement ouvrier, était de réaliser l’abondance. Contre le capitalisme qui nous fait travailler sans satisfaire nos besoins, et répartit ce qu’il produit de façon inégale, il faudrait organiser la productionmassive et équitable de biens utiles qui profiteront à tous.
On n’est pas loin des thèses abondancistes et de l’économie distributivede Jacques Duboin (1878-1976, qui publie en 1932 La Grande Relève des hommes par la machine) :
« Imaginons que brusquement l’homme cesse de produire en vue du profit et qu’il se propose uniquement la satisfaction des besoins. (..) Devant cette profusion des produits qui comblent tous les besoins et tous les désirs humains, il ne s’agit plus ni d’acheter ni de vendre, mais de prendre. Comment parler encore d’échange là où pratiquement tout se trouve à la disposition de tous ? L’échange ne se conçoit qu’entre gens dont l’un désire ce qu’il n’a pas et qu’un autre possède, celui-ci désirant, directement ou indirectement, ce que le premier détient et que lui-même n’a pas. C’est dire que tout échange et donc toute tractation en argent suppose un manque, une privation, en un mot une pauvreté. Là où il existe un trop-plein, il n’y a plus à qu’à distribuer. Et à distribuer gratuitement. » (Gustave Rodrigues, Le Droit à la vie, 1934)
Si, comme ces auteurs, on explique l’argent par la rareté, il est logique que pour supprimer l’argent il faille créer l’abondance... permise justement par la croissance industrielle. Ensuite se pose la question de la gestion (démocratique ou non, avec instrument comptable ou non), et du mode de répartition. La réponse généralement proposée par les libertaires et communistes non-léninistes consiste en une société de « producteurs associés », petits producteurs de type artisanal ou, de préférence, collectifs de travailleurs. En d’autres termes, une économie différente, mais qui reste de l’économie, c’est-à-dire que l’on fait reposer la vie sociale sur la nécessité d’utiliser au mieux des ressources pour produire des biens (dans l’intérêt de tous, cette fois).
Qu’il faille manger pour vivre, nous ne le nierons pas. Sans jouer les anthropologues, nous nions simplement que la vie humaine consiste à satisfaire des besoins. Plus exactement, les êtres humains ne satisfont (ou non) leurs besoins qu’au sein de rapports sociaux, lesquels évoluent, donc ces besoins sont historiques. La « conception matérialiste de l’histoire » ne dit pas que l’économie mène le monde, mais que les relations sociales dépendent de la production des conditions de vie matérielle, ce qui est très différent.
L’une des objections les plus fréquentes contre le communisme s’applique aussi à la communisation : en commençant dès le début à produire et vivre sans argent, ce qui perturbera au moins en partie les circuits habituels d’approvisionnement, comment faire face aux urgences de toutes sortes ? Ne risque-t-on pas ainsi la pénurie et un chaos dont profiteront les tenants du vieux monde ?
Les sceptiques n’ont pas attendu la notion de communisation pour mettre en doute la capacité du communisme à satisfaire les besoins humains. En général, les communistes répliquent en faisant valoir l’artificialité d’un grand nombre de besoins actuels, dont nous pourrons et voudrons nous passer lorsque nous vivrons autrement : le communisme ne sera sans doute pas un paradis, mais on n’en compensera les imperfections ni par l’escalade consommatoire ni par l’extase religieuse. Quand en 1887 William Morris écrivait : « (..) la disparition des esclaves entraînera celle des objets dont seuls les esclaves ont besoin », il pensait aux produits de mauvaise qualité, mais l’idée vaut pour une foule d’objets devenus par force « de première nécessité », comme les inévitables outils de communication contemporains, prothèses dont la fonction première est de « gagner » un temps toujours trop court et généralement perdu, et que leur obsolescence programmée oblige à remplacer au bout d’un an ou deux. On peut supposer que l’extension des échanges immédiats et directs par la création de situations concrètes, pour parler comme l’IS, assèchera la soif de « communiquer » en permanence et d’être instantanément informé sur tout.
Cependant cette réponse ne suffit pas, car elle s’aventure sur le terrain - glissant – de la différence entre nature et artifice : or, l’être humain est à la fois naturel et artificiel, et il est bien difficile de tracer la limite entre besoin et désir.
Plus profondément, le communisme, s’il tient évidemment compte de besoins, et s’il assure une production pour les satisfaire, n’en fait ni un point de départ ni la base de la vie sociale. Comme l’expliquait Hic Salta en 1998,
« Le besoin naturel de pommes de terre n’engendrera pas de développement aveugle des forces productives de pommes de terre, mais trouvera des formes de satisfaction où l’activité primera sur le résultat – tout en obtenant ce résultat. On ne dira pas : produisons des pommes de terre parce que c’est nutritif et qu’il faut se nourrir. Mais : imaginons une façon de se rencontrer, de ne pas s’ennuyer, qui soit productive de pommes de terre. (..) Qu’il faille alors beaucoup plus de temps pour produire la même quantité de pommes de terre que sous le capitalisme est une possibilité qui ne fera même pas l’objet d’une évaluation tant la comptabilité du temps paraîtra absurde. »
L’une des caractéristiques de ce que nous appelons depuis quelques siècles « l’économie » est de produire des biens séparément des besoins (réels ou factices, authentiques ou manipulés, cela a son importance mais est ici secondaire), avant de proposer ces produits sur un marché où ils seront achetés pour être consommés.
A l’inverse, ce que l’on a appelé généralement « socialisme » ou « communisme » part des besoins (réels, cette fois, et décidés collectivement) pour produire en conséquence et répartir équitablement.
Le communisme n’est pasune nouvelle « économie », même régulée, décentralisée, démocratisée ou autogérée.
Ce point fondamental aide à aborder le dilemme de l’égalité.
Il n’existerait pas de communisme sans l’indignation spontanée qui nous saisit devant le fait qu’un être humain habite un château et un autre une masure : « Nous réclamons, nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde. Nous déclarons ne pouvoir souffrir davantage que la très grande majorité des hommes travaille et sue au service et pour le bon plaisir de l’extrême minorité. » (Sylvain Maréchal, Manifeste des Egaux, 1796). Cette réaction, qualifiée de « primaire » par les possédants, contient l’affirmation d’une espèce humaine dont les membres sont semblables et devraient vivre en commun l’humaine condition.
La plupart du temps, le refus qu’une minorité privilégiée accapare les richesses se limite à revendiquer l’égalité, sous une forme humaniste (« Tous les hommes sont frères »), assortie ou non d’une exigence de partage, vécue sur un mode tantôt religieux (« Tous égaux en Jésus Christ »), tantôt social et politique, parfois extrême (reprendre au riche ce qu’il a volé aux pauvres pour le leur rendre).
La communisation a à voir avec cette exigence d’une fraternité qui implique l’entraidethéorisée par Kropotkine, et l’égalité résumée dans la formule : « Ni dieu, ni maître, ni césar, ni tribun ». Mais la fraternité n’est pas comptableet, tant que l’on mesure pour « égaliser », l’inégalité règne à coup sûr. Le communisme n’est pas une répartition (enfin) équitable des richesses. Même si parfois, et dans les débuts, le souci premier sera de partager au plus juste, notre point de départ ne sera pas la meilleure façon de distribuer des biens, mais les relations humaines et ce que produisent nos activités.
Cela posé, si nous refusons de faire une priorité de la répartition comme de l’alternative « abondance ou pénurie ? », encore faut-il savoir quelle abondance nous rejetons. Sachant que dans certains pays, l’espérance de vie a augmenté, alors qu’elle stagne ou régresse dans d’autres pour cause d’épidémie (comme celle due au sida), de misère et de forte mortalité infantile, il serait curieux que les habitants de ces régions ne cherchent pas à se rapprocher des niveaux de santé et de longévité atteints dans les zones dites modernes ou plus développées. La simplicité volontaireà la mode en Occident n’est pas un idéal désirable par le presque milliard de Terriens souffrant de malnutrition.
On ne fera pas l’impasse sur bidonvilles et favelas. Afin d’éviter de communiser la misère, il faudra sortir à terme de ce type de quartiers et en créer de nouveaux, ou occuper des logements existants : si ceux-ci sont déjà habités, comment en partager provisoirement l’usage ? Si les habitants des favelas ne trouvent pas en eux-mêmes les moyens de bouleverser leurs conditions de logement, rien ne se fera. Et rien ne se fera non plus s’ils agissent seuls. Quelles que soient les solutions adoptées (transformer les favelas, les abandonner, en reconstruire certaines et/ou réutiliser le terrain), ceux qui actuellement y vivent seront partie prenante du changement, appuyés par d’autres prolétaires, appui qui ne se résumera pas à la construction d’immeubles modernes réalisés par des ouvriers et techniciens issus d’entreprises du BTP. La mise en place d’une communauté et d’une solidarité universelles reposera sur la capacité des collectifs et des lieux à se prendre en mains. On ne fait pas la révolution à la place des autres, pas non plus pour les autres. Si le communisme ressemblait à un organisme planétaire de secours d’urgence ou d’aide au développement, les affamés deviendraient dépendants de ceux qui leur apprennent l’agriculture, les mal-logés de ceux qui leur construisent des maisons, et les analphabètes des maîtres d’école. Les habitants des favelas resteraient des démunis, mais assistés, comme aujourd’hui on rase des taudis pour reloger leurs habitants en HLM. La révolution consiste au contraire à ce que le favelisé n’en soit plus un, et que sa condition (et le type d’habitation qui la caractérise) cesse d’être une catégorie particulière. Pas plus que ceux qui aujourd’hui travaillent dans l’industrie automobile ne décideront seuls de son avenir (par exemple pour fabriquer des véhicules « non polluants »), pas plus le destin des favelas et bidonvilles ne sera du seul ressort de leurs habitants actuels. Traiter ces problèmes supposera rien moins que de dépasser les séparations entre lieux de résidence, de travail, de consommation, de loisir, de déplacement. Le débat et la pratique autour de ce que pourra devenir un habitat communisé sera long et difficile, et il s’agira de bien plus que de bâtir des demeures écologiques, - ce qui n’empêchera pas de bénéficier du meilleur des expérimentations en matière de maison passive, green buildinget éco-logis.
Communiser, ce sera mettre fin à l’écart entre les lieux où règne la fausse richesse offerte par le capitalisme, et ceux qui subissent la vraie misère.
D’où le capitalisme tire-t-il sa puissance, son étonnante souplesse évolutive ? De l’exploitation de la force de travail, de sa capacité à élever la productivité, de la production massive de richesses, certainement ; mais aussi de sa fluidité, sa faculté de dépasser toute forme fixe, son indifférence relative aux hiérarchies, son mépris de l’acquis, son aptitude à s’accommoder des idéologies et des régimes politiques les plus variés. Cette plasticité sans pareil découle du fait que le capitalisme n’a d’autre moteur et impératif que d’accroître un flux, d’accumuler et de mettre en mouvement plus des chiffres que des biens.
Le paradoxe d’un système qui minéralise la Terre, construit des machines comme jamais auparavant, bâtit des tours de Babel de 800 mètres et nous inonde d’objets sans cesse renouvelés, c’est qu’il est plus à l’aise dans l’abstrait que dans le concret. Le monde matériel qu’il développe jusqu’à la démesure sert à entretenir sa soif d’immatériel et son mouvement (qui se voudrait perpétuel) de création de valeur. Cet aspect a été assez exposé pour que nous n’y insistions pas. Ce qui importe ici, c’est que la civilisation capitaliste pousse à un individualisme forcené tout en créant à sa façon une universalité, ou pour le dire autrement une forme de liberté(dont la démocratie n’est que la réalisation politique), un être humain en principe détaché des liens de la tradition, de la terre, de la naissance, de la famille et des croyances établies. Le « rôle éminemment révolutionnaire » attribué en 1848 par le Manifeste communiste à la bourgeoisie ne se bornait pas à impulser une industrie vouée à combler et à étendre indéfiniment les besoins humains : ce rôle consiste aussi à faire éclater les normes et contraintes de la famille, de la patrie, de la religion et de la morale. Début 21e siècle, la Parisienne mange une banane de Martinique (où elle passait ses vacances la semaine dernière), loue une voiture japonaise, regarde un film argentin, séduit sur Internet une Australienne, et de chez elle accède à tous les classiques des arts tout en se confrontant aux visions du monde les plus contradictoires. En un mot, le capitalisme lui vend l’infinité des possibles. Fausse richesse, dira-t-on : en effet, car pétrie de passivité et de spectacle, non d’expérience vraiment vécue, mais cette fausseté n’en est pas moins prégnante quand elle suscite sensations et émotions.
On se tromperait en croyant qu’une période où la communisation sera possible et tentée éliminera automatiquement l’attraction de fallacieuses richesses. Deux cents ans d’évolution capitaliste moderne nous ont appris quelles ressources ce système sait mobiliser. Dans une ère d’agitation et de révolution, l’inventivité sociale ne sera pas seulement de notre côté : le capitalisme aussi mettra en avant l’authentique et le collectif. Lui aussi proposera à l’individu de se dépasser. Lui aussi fera une critique de la démocratie « formelle », revendiquera la Terre comme un patrimoine commun, opposera le « bien vivre » au « toujours plus », le vécu au virtuel, la coopération à la concurrence, l’usage à l’appropriation, et fera mine de tout changer, sauf le rapport marchand et salarial.
La perspective communiste a toujours inclus le développement des potentialités humaines. Sur le plan matériel : disposer en tout lieu des produits de l’ensemble du globe. Et sur le plan des comportements : favoriser, harmoniser et satisfaire aptitudes et désirs. Surréalistes (« liberté absolue ») et situationnistes (« vivre sans temps mort et jouir sans entrave ») n’ont pas été les seuls révolutionnaires à exalter les vertus subversives de la transgression.
Aujourd’hui, le capitalisme le plus moderne retourne cette critique contre nous : le règne des bons sentiments et du consensus moral fait bon ménage avec un éloge de la provocation, sinon de la transgression, généralement verbale, parfois pratiquée. Il suffit de regarder les écrans qui nous entourent : comparée à ce qu’elle était en 1950, la frontière est devenue floue entre le sacré et le profane, l’interdit et le permis, le caché et le dicible. Il est évident qu’une période troublée brouillerait davantage encore les repères. Contrairement aux années vingt et trente, la contre-révolution se réclamera moins d’un ordre moral qu’elle n’aura un arrière-goût « libéral-libertaire » et se voudra permissive et transgressive.
Face à cela, la communisation l’emportera en réalisant des formes de vie allant effectivement (et non en image) vers l’universel. Elle sera possible parce que ceux qui font le monde ce qu’il est peuvent aussi le défaire, parce que la classe du travail est aussi la classe de la critique du travail, parce qu’au contraire des exploités d’avant le capitalisme, le salarié peut mettre fin à l’exploitation, parce que l’homme marchandisé peut abolir le royaume de la marchandise. C’est de la dualité classe ouvrière/prolétariat qu’il s’agit : une classe, comme l’écrivait Marx en 1844, qui n’est pas une classe tout en ayant la capacité de mettre fin aux sociétés de classes.
Il suffit de le formuler ainsi pour comprendre que cette dualité est contradictoire. L’ensemble de ceux qui manient les moyens de production les plus modernes et disposent donc de la capacité de subvertir ce monde, sont également ceux qui par là même ont aussi intérêt au « développement des forces productives », y compris les plus destructrices, et sont souvent pris dans la défense de l’industrie, le culte du travail et la mythologie du progrès.
Il n’y a d’autre terrain que cette contradiction. Elle a éclaté de façon dramatique, lorsque en janvier 1919 quelques milliers d’insurgés spartakistes ont livré combat au milieu de la passivité de plusieurs centaines de milliers d’ouvriers berlinois. La communisation, c’est l’éclatement et la résolution positive de cette contradiction, quand les prolétaires sortiront de la crise sociale « par en haut ». La communisation sera aussi un règlement de comptes du prolétaire avec lui-même.
D’ici là, et pour y contribuer, la théorie communiste ne cessera de tourner autour de cette contradiction comme dans leur pratique les prolétaires de s’y affronter.
Textes de référence sur la communisation:
OJTR, Un Monde sans argent : le communisme, 1975-76 : reocities.com/~johngray
Bruno Astarian, Activité de crise & communisation, 2010 : hicsalta-communisation.com, qui reproduit d’autres textes de B. Astarian, notamment Le Communisme, tentative de définition, 1996, et de B. Astarian et Ch. Charrier, Histoire du capitalisme, histoire des crises & histoire du communisme, paru dans Hic Salta en 1998.
Quelques-uns de nos textes en rapport avec la communisation :
La Banquise, n°2, 1983, « Le Roman de nos origines », disponible sur reocities.com/~johngray
Prolétaire et travail : une histoire d’amour ?, 2002-2009
Solidarités sans perspective & réformisme sans réforme, 2003
La Ligne générale, 2007
Le Tout sur le tout, 2010
Sur le rapport entre ouvrier et prolétaire : Sortie d’usine, 2010
Sur la Gauche Allemande : La Révolution ouvrière, et au-delà, 2003
Sur la démocratie : Contribution à la critique de l’autonomie politique, 2008, et G. Dauvé & K. Nesic, Au-delà de la démocratie, L’Harmattan, 2009
Et par ordre d’entrée en scène :
Sur la période autour de 1968, la Vieille Taupe, Censier, Inter-Entreprises… et la suite : « Le Roman de nos origines », in La Banquise, n°2, 1983 : reocities.com/~johngray
Sur Fredy Perlman : sa biographie par Lorraine Perlman, Having Little/ Being Much, Black & Red, 1989, et le récit de Fredy et R.Grégoire : Worker-Student Action Committees. France May 68, Black & Red, 1991 (1ère édition, 1969)
Le groupe (et ses publications) Informations & Correspondances Ouvrières existe aujourd’hui sous la forme d’Echanges & Mouvement : BP 241, 75866 Paris Cedex 18.
Notes pour une analyse de la révolution russe (1968) figure dans le recueil Marxisme & Question russe, Spartacus, 1984 (1ère édition, 1972).
Sur 1968, une étude très documentée: X. Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, P. U. de Rennes, 2007
Sur le comité d’Hispano-Suiza : Ouvriers face aux appareils, Maspéro, 1970
François Cerutti revient sur Censier dans un livre de souvenirs : D’Alger à Mai 68 : Mes années de révolution, Spartacus, 2010.
Le n°1 du Mouvement Communiste (1972, également mis en annexe du livre de F. Cerutti) et Contribution à la critique de l’idéologie ultra-gauche (1969) sont reproduits dans le recueil Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-75, Senonevero, 2004.
Sur la Gauche Communiste « allemande » et « italienne » : D. Authier, G. Dauvé, Ni parlement, ni syndicats : les conseils ouvriers !, Les Nuits Rouges, 2003.
Et quelques sites très utiles : reocities.com/~johngray ; collectif-smolny.org ; sinistra.net ; pcint.org ; dndf.org ; left-dis.nl (contenant les études approfondies de Ph. Bourrinet) ; pour les anglophones : libcom.org
De nombreux textes (dont beaucoup inédits) ont été reproduits dans Dis(Continuité) : pour le catalogue, écrire à F. Bochet, Moulins des Chapelles, 87800 Janailhac.
Sur Socialisme ou Barbarie, nous recommandons une fois de plus le livre de Ph. Gottraux (Payot-Lausanne, 1997). Voir l’éditorial du n°1 (1949) : soubscan.org
Et la critique de SoB par Bordiga : En avant les Barbares et La Doctrine du diable au corps (1951) ; La Batrachomyomachie, Le Coassement de la praxis et Danse des fantoches(1953), lisibles sur sinistra.net. Les articles de 1953 sont reproduits dans Programme Communiste, n°94 (1995), 95 (1997) et 96 (1998).
Pour une autre critique du conseillisme : Pierre Nashua (= Pierre Guillaume), Perspectives sur les conseils, la gestion ouvrière et l’autogestion, Editions de l’Oubli, 1977. Brochure intégrée depuis au catalogue Spartacus, et disponible sur raumgegenzement.blogsport.de.
Sur la Pologne : « Pologne, voir ailleurs », in La Banquise, n°1, 1983
Sur Invariance : revueinvariance.pagesperso-orange.fr
A bas le prolétariat. Vive le communisme (1979) : infokiosques.net
Sur l’évolution ultérieure de P. Guillaume, voir « Le Roman de nos origines »
W. Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940), in Essais, Gallimard-Folio, t.3, 2000
K. Korsch : De quelques prolégomènes à une discussion matérialiste de la théorie des crises, 1933 : bataillesocialiste.wordpress.com
J. Dos Passos, Rossinante reprend la route, Grasset, 2005 (1ère édition : 1922)
Sur l’Italie des années 1970 : Paolo Pozzi, Insurrection 1977, Nautilus, 2010
Théorie Communiste: R. Simon, BP 17, 84300 Les Vignères, et : meeting.communisation.net
Entre autres l’article Communisation vs. Socialisation. Le pas suspendu de la communisation, nouvelle version de La Perspective communisatrice, in TC, n°22
F. Danel, La production de la rupture, préface à Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-75, Senonevero, 2004
(L’article « Communisation » de Wikipédia est en fait un résumé des positions de Théorie Communiste. L’encyclopédie Larousse a ses partis pris, l’encyclopédie autogérée aussi.)
TPTG (Ta Paidia Tis Galarias, ou : Les Enfants du Paradis, groupe de Grèce), The Ivory Tower of Theory : a Critique of Théorie Communiste & « The Glass Floor » : libcom.org
Le pas non suspendu du communisme. Communisme, communauté vs. mouvement ?, 2009 : patlotch.free.fr
L. Adamic, Dynamite. Un siècle de violence de classe en Amérique. 1830-1930, Ed. Sao Maï, 2010 (1ère édition, 1931)
Sur la classe ouvrière contemporaine, nous avons déjà souligné l’intérêt de divers travaux de Stéphane Beaud et Michel Pialoux. Ajoutons celui-ci : Racisme ouvrier ou mépris de classe ? Retour sur une enquête de terrain, in De la question sociale à la question raciale ?, La Découverte, 2009 (1ère édition : 2006).
Après les sociologues, un historien : Gérard Noiriel, en particulier Les Ouvriers dans la société française/19e-20e siècles, Seuil, 1986 et 2002. La tentation « d’effacer les discontinuités, les ruptures », rappelle G. Noiriel, aboutit à « un discours homogène, sans faille, s’appuyant sur une chronologie dans laquelle chaque étape peut être considérée comme l’aboutissement logique de la précédente et l’annonce de la suivante. »
H. Schuurman, Le Travail est un crime, 1924, réédité par La Sociale, Montréal, 2010
M. Seidman, Ouvriers contre le travail. Barcelone & Paris pendant les Fronts Populaires, Senonevero, 2010
Sur la théorie de la désertification sociale : Appel, 2004…
…théorie durcie plus encore dans L’Insurrection qui vient, La Fabrique, 2007.
Pour une critique de ce livre : J.V. & Clément H. sur palim-psao.over-blog.fr ; Construction identitaire & alternative existentielle sur infokiosque.net.
Sur le mouvement ouvrier et socialiste aux Etats-Unis : S. Lipset & G. Marks, It Didn’t Happen Here. Why Socialism Failed in the US, Norton, 2001.
Sur la situation présente du capitalisme :G. Balakrishnan, Speculations on the Stationary State, in New Left Review , # 59, Septembre-Octobre 2009 (disponible sur Internet).
N. Boukharine, Economique de la période de transition, 1920 : marxists.org
Amadeo Bordiga, « Les Buts des communistes », in Il Soviet, 29 février 1920, reproduit dans Le Prolétaire, n°497, juillet-octobre 2010 (Programme,BP 57428, 69347 Lyon Cedex 07)
Sur anarchisme et communisme : par exemple, Erich Mühsam, La Société libérée de l’Etat, 1932. Voir « Tous les textes de la bibliothèque libertaire » (aussi abondante qu’éclectique) : raforum.apinc.org
Sur la révolution du quotidien, ou le renoncement à la révolution, on ne saurait mieux dire que R. Vaneigem : L’Etat n’est plus rien, soyons tout, Ed. des Cascades, 2010.
Gabrielle Wittkop, Carnets d’Asie, Verticales, 2010
Parmi les très nombreux théoriciens du « commun » (en anglais commons), T. Negri, Produire le commun : revuedeslivres.net
J.-J. Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001 (riche biographie)
Cl. Bitot, Un autre monde possible ? Retour sur le projet communiste, Ed. Colibri, 2008
Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes, GIC (1930) : left-dis.nl. Projet repris plus en détail (et même chiffré) par P. Mattick dans le premier numéro d’International Council Correspondence (octobre 1934) : « What is Communism ? » Pour la courte autobiographie de J. Appel : collectif-smolny.org
Cette perspective est à confronter à la critique par Marx de la monnaie de travail : Œuvres, Gallimard, Pléiade, t.2, 1968, pp.189-227.
William Morris, La Société de l’Avenir (1887) : morrissociety.org