Sur l'antimilitarisme (1997)

 

     Destruction des autres et de soi, contrainte du corps et de l'esprit, sacrifice, hiérarchie, chauvinisme, mépris de l'humain, l'armée concentre tout le détestable du monde. Réaction spontanée à cette servitude millénaire, l'anti-militarisme est une composante du mouvement vers l'auto-émancipation humaine.

     Cependant l'anti-militarisme suscite aussi son idéologie, fausse et bonne conscience d'une société qui se moque du sous-off mais considère nécessaire "l'effort de défense". Le même ricane devant le défilé du 14 juillet et vote pour un parti de droite ou de gauche jamais opposé au budget militaire. L'armée, elle, sait depuis longtemps maquiller la trogne adjudantesque d'un sourire pacifique.

     Paradoxe: la critique de l'oppression et du crétinisme militaires est si évidente, s'attaque à des réalités si criantes, si ouvertement inhumaines, qu'elle s'obnubile sur des phénomènes et finit manipulée par ce qu'elle croit combattre.

     Ainsi, à la caserne, la parole d'un chef ou une ligne de règlement fixe chaque détail de la vie. Le soldat vit la dictature au quotidien, et sa première révolte porte généralement sur le fait qu'un autre décide de tout à sa place. Mais supposons qu'on le convainque que cette autorité, loin d'être arbitraire, est voulue par l'ensemble de la société, ses normes déterminées par les élus du peuple, et lui-même d'ailleurs aussi citoyen, libre d'agir par son vote............... Refuser une situation au seul motif qu'un autre y exerce sur moi un pouvoir m'expose à l'accepter dès lors que ce pouvoir parvient à se justifier comme légitime. A moins d'être stirnérien ou... adversaire de la démocratie parlementaire, une critique de l'institution axée contre la discipline imposée enferme la révolte dans l'impasse de toute contestation centrée sur le pouvoir.

     Supposons maintenant que je dénonce l'armée pour ses massacres: que dirai-je le jour où elle m'envoie "sauver des vies" au Rwanda ? Et quant à tuer, comment vais-je réagir si j'ai au bout du fusil un affameur, un violeur, un fasciste, un fondamentaliste coupeur de têtes d'enfant, n'importe quelle incarnation crédible du Mal ?

     Et supposons que je reproche à l'armée son sexisme: mais mon nouveau capitaine est une femme...

     Etc.

     1975 - 1997 

     Le texte de 1975 que nous republions était contemporain d'une agitation anti-armée dans la jeunesse, tandis que surgissaient parmi les appelés des comités de soldats. Après bien d'autres, ces vagues venaient grossir une contestation  globale née au milieu des années 60, dont l'histoire n'a pas été totalement écrite, vaincue probablement (pour l'Europe du moins) en Italie entre 1977 et 1980. Quinze ans de défaites revendicatives s'en sont suivies, dont nous commençons peut-être à sortir. Mais les grèves dures, des Etats-Unis à la Corée, la lutte contre la Poll Tax en Angleterre, la révolte anti-CIP, pas plus que les émeutes à répétition dans les centres urbains des métropoles industrielles, n'effacent le fait massif: un triomphe de la marchandise et de l'entreprise, mesurable à la baisse des salaires réels, à l'extension du travail précaire ou temporaire forcé, au nombre de chômeurs ou plus encore d'assistés, et surtout à la réduction, l'isolement et la dénaturation de toute lutte tentant à rejeter la richesse comme la pauvreté capitalistes. Des foules défilent qui à la fois voudraient vivre sans argent ni patron, mais se méfient de l'utopie. "Il n'y a plus d'ailleurs", déclarait sans regret un économiste de gauche.

     De plus en plus fluide et omniprésent, produisant et reproduisant lui-même toute structure sociale, le capital marchandise et dépouille de leurs ors et de leurs idéaux famille, travail, école, ville... et armée. Même la bourgeoisie et l'Etat français, accrochés bec et ongles au service militaire pour des raisons historiques rappelées dans cette brochure, doivent mettre fin à la conscription.

     LE MILITAIRE COMME REALITE ET COMME REPRESENTATION

     L'armée se présente aujourd'hui en technicienne, bientôt en service public. Militaire ? Un boulot ! Comme l'école et la religion ont vu fondre leur prestige, la chose militaire a perdu sa sacralité, sa grandeur. Le Saint-Cyrien, peut-être, croit encore à la gloire, mais l'institution, à l'instar des autres, devient rouage de la communauté matérielle et virtuelle capitaliste. L'armée persiste à exiger l'obéissance parfois aveugle de ceux - et maintenant celles - qu'elle encadre. Mais des autres, elle n'attend même plus le respect, seulement une acceptation. Comme le reste, comme l'argent, elle est là, elle EST.

     Certains en doutent, trompés par l'image rassurante et pacifique que la société moderne projette d'elle-même: en éclatant pour de bon, la guerre les rappelle à la réalité. En 1991, pendant celle dite "du Golfe" (mots menteurs: en fait guerre contre l'Irak, mais citer le nom d'un ennemi sonne sans doute trop agressif), la totalité des médias discuteurs et critiqueurs de tout se sont pliés à la censure des généraux. Quel grand reporter, quelle éditorialiste n'a pas alors travaillé pour le Service d’Information et de Relations Publiques des Armées ? Quoi qu'il en soit de la dislocation de l'URSS et de budgets "de défense" en baisse, nous sommes entrés dans une ère plus militarisée encore, mais sans militarisme affiché. La force de l'armée n'est pas dans son idéologie, mais dans sa capacité à se présenter en institution "normale", effectuant un travail, formant des professionnels, et mettant à distance les morts et avec eux sa propre horreur. En 1990-91, nombre de soldats présents en Arabie Saoudite n'en ont pas vu beaucoup plus que le téléspectateur à 10.000 km de là. Sur écran, le missile frappant un immeuble de Bagdad était-il un missile, ou des taches de noir et de rouge ? La guerre en images, est-ce encore la guerre ? s'interrogeait gravement l'intellectuel occidental, n'apercevant dans la déréalisation du monde que son irréalité, et dans le spectacle ne lisant que le spectacle.

     L'armée ne prouve jamais autant sa puissance que lorsqu'elle prospère sans hypertrophie verbale, comme une branche parmi d'autres d'un arbre social.

     C'est un capitalisme faible qui se veut agressif et cocardier. Un signe d'arriération de la défunte URSS était de ne pouvoir se passer du culte permanent de l'armée, du mythe de la "Grande Guerre Patriotique" (1941-45), des héros, des parades. Chez un capitalisme fort, comme l'Angleterre au 19e ou les Etats-Unis aujourd'hui, de telles exhibitions restent exceptionnelles: il entretient des unités d'élite prêtes à intervenir dans le monde entier, nourrit ces corps de professionnalisme et d'esprit guerrier, mais propage peu l'image du combattant dans la société, et au grand spectacle préfère le spectaculaire diffus. Cette voie, plus de 22 ans après la première édition de ce texte, l'Etat français s'y engage enfin. Le militarisme ostentatoire a fait son temps, et avec lui l'idéologie qui le dénonçait dans ses formes.

     TUER AU NOM DE LA VIE   

     C'est une banalité d'évoquer la recrudescence des nationalismes, racismes, ethnismes, etc. Pourtant, sans même parler de l'URSS envahissant l'Afghanistan pour y sauver le socialisme, les conflits "modernes", ceux menés par les grandes puissances, se parent rarement du drapeau nationaliste. Au Liban, il s'agissait de protéger des minorités. En Somalie, de nourrir la population. A Panama, de faire échec à la cocaïne. Au Koweit, de défendre l'existence d'un petit pays menacé. En Bosnie, de prévenir un crime contre l'humanité (déjà advenu). Bientôt l'on interviendra pour éviter à des millions d'êtres le terrorisme, l'oppression islamiste, voire la destruction nucléaire. Démocratie contre dictature, droits des gens contre droit du plus fort, voilà les mots d'ordre des guerres du 21e siècle. L'impérialisme de l'an 2000 revêt tous les masques, sauf celui de la conquête.

     Les contre-exemples sont l'exception: ainsi l'excitation chauvine en Grande Bretagne lors de la guerre contre l'Argentine, ressuscitant pour quelques semaines les nostalgies impériales. Mais, avec le recul, il n'est pas sûr que la fuite en avant thatchérienne pour reconquérir quelques îles lointaines ait tellement profité à la bourgeoisie anglaise. A l'âge de la publicité, la propagande ne fait pas recette longtemps.

     Ce sont les petits Etats, ou les groupes aspirant à  devenir Etat, qui mettent en avant la patrie ou l'ethnie, mais même la Serbie prétendait se protéger d'un génocide.

     Quand tous les fronts se brouillent, l'extrême-droite elle-même ne parle plus forcément en va-t-en guerre. Ce n'est ni d'aujourd'hui, ni d'hier. En 1979, des ultra-nationalistes français collaient des affiches refusant de "Mourir pour Kaboul" - écho du "Mourir pour Dantzig ?" de Déat 40 ans plus tôt. En 1990, Le Pen dénonçait la participation française à la coalition anti-Irak au nom du droit de la nation... irakienne.

     Le militarisme se porte bien, mais n'est plus un idéal. Comme tout le monde, la Grande Muette "communique", finance des sondages d'opinion  et se livre à des études de coûts. Un régiment, une caserne ne seront jamais une entreprise, mais on s'efforce à y privilégier plus un travail qu'un service, plus la fonction que l'adhésion, plus des compétences qu'un dévouement. Chaque soldat est un capital trop précieux pour être sacrifié -- inutilement. Juste retour historique: du 17e au 20e siècles, l'industrie naissante a largement emprunté aux modèles militaires d'enrégimentement et de discipline. L'armée n'a-t-elle pas derrière elle des millénaires d'expérience de la gestion de masses humaines réunies par force ? Le sel reçu en paiement par le soldat romain a même donné son nom au "salariat".

     LES NOUVEAUX TRAVAILLEURS SOCIAUX

     "Les paras à l'usine !" scandaient autrefois des manifestants. Trente ans plus tard, des milliers d'appelés, travailleurs quasi-gratuits dans un collège ou un lycée, témoignent de la vocation "sociale" de l'armée. A l'autre extrême, depuis Vigipirate, le citoyen de l'Etat démocratique s'habitue à ce qu'il considérait auparavant comme un triste symbole des dictatures latino-américaines: l'obsédante présence dans les lieux publics, aux côtés de la police, d'uniformes khaki patrouillant fusil d'assaut en bandoulière.

     Rien de contradictoire là-dedans. Le jeune appelé en pullover qui surveille d’un air débonnaire la cantine du CES, comme le jeune engagé en tenue camouflée qui arpente, FAMAS sous le bras, les couloirs de la gare de l'Est, illustrent l'un et l'autre le nouveau visage militaire.

     Plus sociale, l'armée sera forcément plus pesante dans notre quotidien. Seule la vraie ou fausse naïveté de gauche réclame plus d'appelés à l'école, et moins d'appelés les armes à la main dans la rue... ainsi qu'elle revendique de longue date plus de policiers pour protéger les honnêtes gens, et moins de CRS briseurs de grève. Comme si le "service public" n°1 n'était pas le contrôle de la population !

     ADIEU, SUR-HOMME

     Quand un soldat en tue un autre, même à distance et anonymement, ou mieux encore le fait prisonnier, il se montre le plus fort.

     Entre vendeur et acheteur, au contraire, même si le premier roule le second, c'est à travers une équivalence, et le vendeur malin fera toujours croire à son vis-à-vis que c'est lui, l'acheteur, qui a gagné au change.

     Les marchandises jouent à se valoir, les armées à se dominer. Le but de la guerre reste sinon l'élimination de l'autre, du moins sa soumission. Sun Tsé le savait avant nous: le bon général est celui qui, avec un minimum de combats et de pertes, prouve une supériorité reconnue par l'adversaire. Comme on le répète depuis Clausewitz, la guerre s'apparente à la politique: elle est domination, alors que le commerce est égalité, fictive mais toujours à recréer pour perpétuer l'échange.

     Or, de même qu'il a colonisé la politique, le règne marchand ébranle un idéal guerrier qui se résume ainsi: un homme n'en vaut pas un autre. Du jour où tout s'achète et se vend, où l'économie commande directement un champ de bataille dépassant de loin les combattants sur le terrain, où le marine n'est rien sans l'informaticien, le tueur d'élite mue fonctionnaire, ou se recycle dans les "services spéciaux", ultime refuge du baroudeur. Le héros fatigue dans une société régie par l'équivalence. Full metal market et rentiers de la gloire ! Sous cet angle, la féminisation des armées est plus qu'un symbole.

     Face à une institution qui s'affirme "normale", la seule critique qui vaille s'attaque non aux excès ni à des brimades toujours réelles, mais à la fonction de l'armée; non à ses archaïsmes, mais à sa modernité; non à ce qui la distingue du reste de la société, mais à leurs traits de plus en plus ressemblants.        

     Devant une armée visiblement capitaliste, il n'est pas de critique de l'armée sans critique de la nature profonde du capitalisme:

     Celui-ci n'est pas l'administration au profit d'une minorité d'un système productif dont une meilleure gestion pourrait répartir travail, ressources et richesses moins inégalement...

     ...mais un système impersonnel de valorisation tendant à faire marchandise de tout, à dresser les uns contre les autres des pôles de valeur, jusques et y compris par le conflit guerrier, et dont seule viendra à bout une communisation supprimant salariat, échange marchand, entreprise, Etat -- et donc armée.

     LARMES A GAUCHE

     "D'accord sur l'analyse, objecteront certains lecteurs, mais soyons réalistes: En attendant un monde sans argent, mieux vaut Guy Mollet que Massu ! Ou Mitterrand que Bigeard à l'Elysée!"

     Belles olympiades de l'amnésie... Car si l'armée est bien entendu l'ennemi acharné de la liberté, elle ne l'est jamais toute seule. En 1920, ce n'est pas le putsch réactionnaire de Kapp qui a abattu la classe ouvrière allemande, c'est au contraire la grève générale qui a brisé le coup de force -- mais ce sont ensuite socialistes et démocrates qui ont su étouffer l'élan prolétarien et liquider l'Armée Rouge de la Ruhr, dont le soulèvement spontané avait paralysé les précurseurs du fascisme.

     Loin de lui épargner au moins les militaires factieux, la confiance accordée à la démocratie par le prolétariat lui a trop souvent valu de subir à la fois la phrase humaniste sur les estrades et la torture dans les caves. C'est la même SFIO, alors à la tête de l'Etat, qui couvrit politiquement la Bataille d'Alger en 1957. C'est la gauche revenue au pouvoir après 81 qui signa les accords Défense-Education Nationale, suivis de peu d'effets mais d'une grande portée symbolique car officialisant l'entrée de l'armée dans la salle de classe. Les mêmes qui célébraient les noces du socialisme et du profit réconciliaient école et caserne. Contrairement à ce qu'imagine le réaliste, la différence gauche/droite n'est pas que la gauche prélève un peu dans la poche du riche pour garnir celle du pauvre, alors que la droite ferait l'inverse, mais que la gauche, parce plus proche des couches salariées, est mieux placée pour faire accepter un programme dit de droite.

     En 1997 comme en 1975, avec ou sans conscription, la gauche est restée jaurésienne. En bref: un peu d'internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup d'internationalisme y ramène; aucune incompatibilité entre drapeaux rouge et tricolore; vive une armée de défense; la paix mondiale par l'union des nations. (Le hic, c'est que personne n'a jamais vu de nation qui ne soit oppressive à l'intérieur et agressive à l'extérieur.)

     Quant au gauchisme d'hier et d'aujourd'hui, il critique l'armée comme il critique l'Etat dans son ensemble - en proposant de le démocratiser, par la présence au pouvoir d'une gauche fermement appuyée sur une base populaire. Des ministres socialistes, oui, mais quasi-contrôlés par une myriade de comités de quartier, d'usagers, d'entreprise, sans oublier les syndicats... En attendant un monde sans Etat ni militaires, l'armée est censée changer profondément sous la pression (électorale) des masses et la présence de camarades-délégués démocratiquement élus à toutes les instances de décision.

     Aujourd'hui le changement a nom démocratie, réelle, profonde, plurielle - vers 1960, le PCF la voulait "véritable" ou "avancée". Le but ? Que l'Etat fasse enfin sa place à une "société civile" ...c'est-à-dire à la combinaison des multiples associations, d'enseignants, de petits patrons plombiers, de militants de toutes les causes, d'architectes, de propriétaires, de locataires, de hauts fonctionnaires, de postières, de Saint-Cyriens, d'agents de change, de gays, de religieux, de fabricants de moteurs Diésel, d'écologistes, de parents d'élèves, de commerçants, de vendeuses, de syndicats de la pharmacie......., rien d'autre en somme que la société existante en ses innombrables organisations auto-instituées, et dont la congrégation serait censée produire autre chose qu'elle-même. Celle ou celui qui voit ici une caricature  comparera notre résumé avec les pages "Idées" ou "Libres opinions" de son journal habituel. Car tel est bien le sommet de la réflexion politique "depuis la chute du communisme"... Les divergences y sont admises, et recommandées, mais seulement si elles portent sur la bonne méthode de confronter entre elles les composants d'un monde supposé inchangeable quant au fond.

     Le gauchisme de 1997 s'y plie totalement, y compris sur la question de l'armée. Porteur et encadreur des poussées radicales et confuses, il n'a jamais eu de révolutionnaire que la forme. La même manif sur le Vietnam se heurtait violemment à la police mais brandissait des portraits d'un Oncle Ho  massacreur (notamment de trotskystes).    

     Aujourd'hui tombent les oripeaux. A la différence de celui de 1975, le gauchisme un peu renaissant depuis quelques années a fait son ménage: trop poussiéreux en cette fin de siècle, "lutte des classes" et "prolétariat" ! Déjà les congrès rechignent à parler de socialisme (pourtant plus recommandable que "communisme") et y préfèrent l'alternative (lisez: alternance). Il fut un temps où la CGT, quoique renonçant depuis belle lurette à l'abolition du salariat, en conservait la formule dans ses statuts, afin de préserver son image: le jour où l'image est devenue par trop désuète, on l'a supprimée. Trente ans après 68, "révolution" sort du vocabulaire gauchiste. La démagogie de L.O. donne à Arlette l'allure d'une tribun du peuple: Faites payer les riches ! Des sous pour les crèches, pas pour les casernes ! Et la Ligue attend d'être reconnue par un PC déstalinisé et définitivement social-démocrate. Avec un peu de chance Krivine finira en Jules Guesde: le plus à gauche de la gauche, collant aux PC-PS pour les dénoncer - de l'intérieur, c'est tellement plus efficace. Tous ces gens s'entendent parce qu'ils sont français.            

     Ce qu'ils reprochent à l'armée ? A peu près ce qu'ils reprochent à la police. Etre détachée du peuple. Compter en ses rangs trop d'officiers fascistes. Au fond, ne pas fonctionner comme un vrai "service public".

     Fondre les épées en socs de charrue, disait un prophète. La gauche aussi rêve…

     Ah ! si les "élus républicains" pouvaient décider des missions de l'armée (version PC), ou si la caserne passait comme l'usine sous "contrôle ouvrier" (version trotskyste)... demain, sac de riz sur l'épaule, le para porterait à manger aux petits enfants du tiers-monde... demain le/la jeune appelé(e) à un service civique ferait ses classes devant un tableau noir, en ZEP, soldat(e) de la paix (civile) contribuant à la lutte contre l'échec scolaire... demain les arsenaux ne livreraient plus leurs engins à tuer Made in France qu'à des gouvernements africains présentant des garanties démocratiques suffisantes... Déjà, quand après 1982 les marchands d'armes français vendaient des mitraillettes au nouveau pouvoir civil bolivien pour lutter contre le trafic de... devinez quoi, pas une bonne âme n'y voyait malice. Le porte-avions, c'est militariste, c'est immoral, c'est de l'argent fichu en l'air; la balle qui tue un garde du corps du trafiquant de drogue Escobar, faut voir...

          DEMAIN ?

     Le flirt armée-nation restera platonique. Nous devrons seulement nous accoutumer à la présence d'officiers dans chaque forum pour l'emploi, à des spots télé pour les métiers militaires, ainsi qu'à la généralisation orwellienne des termes "défense" et "sécurité" pour désigner le contraire de ce qu'ils signifient. La rue ne s'en peuplera pas d'uniformes, mais le langage et l'esprit en seront davantage brouillés. La machine à tuer n'occupera plus 2 ans ou 10 mois de nos vies, mais en permanence un petit coin du cerveau, entre un numéro de carte bleue (formule plus aimable que carte "bancaire") et le code d'entrée de l'immeuble, neutralisant l'image négative de l'armée, faisant oublier ce dont l'Etat et toute stratégie militaire sont le produit: les contradictions sociales.  

     Politiciens, journalistes et universitaires, Bosnie après Somalie, nous répètent en effet que la violence inter-Etats, non seulement serait quasi-inévitable, mais relèverait de logiques étrangères aux soubresauts prolétariens. Les mouvements sociaux sont une chose, les conflits entre groupes "ethniques" et nations en seraient une autre. Ces milliers de spécialistes payés pour penser et parler à notre place ne peuvent faire oublier que la lutte de classe traverse nos sociétés, et qu'une même causalité historique relie les assauts et échecs prolétariens aux relations et luttes entre Etats.

     Sans les émeutes des ghettos et les grèves d'O.S. révélant l'impasse réformiste des "Nouvelle Frontière" et "Grande Société", la conduite de la guerre du Vietnam par Kennedy et Johnson reste incompréhensible, tout comme la défaite américaine en 1975. A la même époque, les aventures armées du capitalisme bureaucratique, de Luanda à Kaboul, tentatives pour retarder son déclin, l'ont finalement accéléré. L'invasion du Koweit par l'Irak est inexplicable en dehors des difficultés internes du régime. Inversement, la menée du conflit qui s'ensuivit, et la victoire volontairement limitée de la coalition (avec maintien au pouvoir de Saddam et répression des masses insurgées) scellaient un écrasement des prolétaires. Tout affrontement militaire est analysable par que l'expert sépare: les antagonismes sociaux dont les Etats sont à la fois la concrétion, le stabilisateur, l'étouffeur, mais aussi la projection hors de leurs frontières.

     Dans ces conditions, en 1997 plus encore qu'en 1975, l'évolution exige de repenser les mots d'ordre classiques sous peine de voir le désordre établi les retourner contre nous.

     De même qu'il ne s'agit pas de se préparer à refuser le vote des crédits militaires en août 14, de même on ne verra plus, dans les pays les plus capitalisés en tout cas, des millions de conscrits se rebeller ou se débander comme en Russie ou en Allemagne en 1917-18. Cette phase est aussi morte que le vieux mouvement ouvrier.

     "Défaitisme"... La droite y a déjà eu recours (Munich, 1938), et les PC après le pacte germano-soviétique d'août 39.

     "Transformation de la guerre impérialiste en guerre civile"... Mais quelle guerre civile ? nous oblige à nous demander l'échec révolutionnaire espagnol après juillet 36.      

     Chaque mot d'ordre, si juste soit-il, si ancré dans une tradition de luttes sans lesquelles ces lignes n'existeraient même pas, peut se transformer en formule de confusion, en leurre.

     Aucune réaction, aucune critique, aucune prise de position contre le Léviathan militaire n'est aujourd'hui  tenable qui ne pose face à lui la perspective d'un monde autre.

     Nul mur de caserne ne s'élève jamais à hauteur des aspirations à la liberté, ni aucune troupe étatique, même suréquipée, ne résiste à un prolétariat insurgé tant qu'il garde l'offensive sur son terrain: la transformation communiste des façons de produire, de manger, de se déplacer, d'apprendre, de vivre.

Postface de 1997 à la réédition d’un texte sur le même thème publié par les Editions de l’Oubli en 1975. 

Sur la guerre contemporaine et l’image de l’armée, voir sur ce site10 + 1 questions sur la guerre du Kosovo, 1999