La Ligne générale (Questions & Réponses) (2007)

 

 

 

 

 

 

« (..) ne peuvent espérer que ceux qui ont le courage de désespérer des illusions

et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prenaient faussement pour de l’espérance. »

 La Rotonde,  Nantes,  n°10,  avril 1999

« A quand le réel ?... »

Léon Werth, Clavel soldat, 1919

 

                                                                             

En 2007, Revolution Times, de Lübeck, nous a proposé le questionnaire suivant, et publié en allemand nos réponses.

[1]  Pourriez-vous donnez à nos lecteurs quelques informations sur vous-mêmes, vos activités récentes, les débats où vous êtes engagés et vos projets ?

     Nous écrivons ce que nous souhaitons lire, mais qui ne trouve personne pour l’écrire, et que nous sommes donc menés à écrire nous-mêmes.

     D’abord, quelques certitudes négatives :

     S’il y a peu d’énergie subversive à attendre de celui qui n’a jamais une fois dans sa vie ressenti l’envie de faire sauter tout ou au moins quelque chose, il en va de même de celui qui n’a jamais ressenti une certaine dérision face à des étagères lourdes de livres et d’archives révolutionnaires, ou face à l’infinie et vertigineuse disponibilité des mêmes livres et archives sur Internet. Il n’est pas de théorie qui vaille sans une lucidité devant les limites de la parole et de toute théorie.

     En particulier, aucun effort théorique n’est l’expression directe (et donc la meilleure, sinon la seule) de l’action des prolétaires.  

     Aucune clé intellectuelle n’ouvre la porte d’une compréhension totale de l’évolution humaine. Surtout dans une période comme la nôtre, la saisie théorique ne saurait être que fragmentée. S’il est vain de prétendre forger le parti du prolétariat, il l’est tout autant de vouloir produire la compréhension achevée de l’histoire passée et présente. Dans le premier cas, on se croit la tête dirigeante, dans le second la tête pensante. La différence, c’est que les constructeurs de parti ont du mal à cacher vingt ans d’efforts infructueux pour se donner des groupes d’usine, alors que les grands édifices théoriques peuvent faire illusion.     

     Ce qu’ils pensent avoir compris, depuis longtemps, ou depuis toujours, certains l’écrivent pour nous l’enseigner. Mais les seuls textes intéressants sont ceux écrits par nécessité de comprendre, et qui font partager au lecteur cette compréhension. « Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? » (Bataille, préface au Bleu du ciel)

     Une forte proportion des revues et livres radicaux réécrivent l’actualité, généralement en langage marxiste. Mieux vaut prendre le risque élémentaire  d’amorcer à la fois un bilan et des perspectives, ce qui implique un minimum de prévision. L’exercice est périlleux, mais mieux vaut se tromper qu’écrire des textes sans enjeu.  

     Nous ne sommes pas de ceux que rien n’étonne et qui, de la mise sur le pied de guerre d’une armada de l’OTAN contre la petite Serbie, à la venue de la Chine au rang de grande puissance économique, n’ont aucun mal à tout intégrer dans la grille d’une dialectique imparable où  tout est d’avance démontré. Le prophète du lointain ou récent passé n’a jamais tort. Mais à vouloir tant expliquer, il explique peu.

     La théorie communiste ne théorise pas la venue inévitable du communisme. E. Coeurderoy disait n’être pas pressé d’avoir raison : « J’aime mieux, une fois pour toutes, assigner un terme éloigné à la Révolution que de l’entendre annoncée chaque jour par les révolutionnaires de profession auxquels chaque jour apporte un nouveau démenti. » (Hourra !!! Ou la Révolution par les cosaques, 1854)

     Dénoncer (les bourgeois, leurs intellectuels, les syndicats, la gauche, le gauchisme, les médias, etc.) ne sert à rien.

     Quand le bourgeois répète que nous vivons ou allons bientôt vivre de mieux en mieux, il est à peu près inutile de répliquer que la vie empire.

      Autrefois contrainte à l’obscurité, la pensée critique est aujourd’hui voilée par surexposition au milieu d’éclairages si puissants qu’ils aveuglent. Le monde contemporain vit dans une indignation permanente qui n’épargne rien sauf un essentiel supposé inchangeable, et où chacun est tellement pressé de prendre la parole qu’il lui reste à peine le temps d’écouter les autres, ou de les lire. La surabondance des informations et des textes radicaux passés et présents, et leur apparente facilité d’accès, sont autant d’obstacles à la compréhension que leur rareté l’était autrefois. Au fond le problème est le même qu’il y a cinquante ans. Créer une « bibliothèque révolutionnaire », faire circuler des « informations de boîte », cela n’a jamais eu de sens par les rayonnages de livres ou les faits rapportés, et seulement par les liens ainsi tissés, ce qui suppose le besoin et la capacité de les tisser. Notre but n’est plus comme en 1967 d’imprimer une Réponse à Lénine de Gorter introuvable depuis les années trente, mais, comme dans les années trente ou en 1967, de donner un sens à un texte maintenant disponible sur Internet en une demi-douzaine de langues. Des logiciels de traduction de plus en plus efficaces permettront bientôt au salarié de Bruxelles de connaître « en temps réel » l’émeute qui se déroule à Manille, mais cette connaissance reste inutile, et d’ailleurs sans existence, tant que le salarié de Bruxelles ne partage rien d’autre avec l’émeutier de  Manille que des informations. Que peu ou tout soit disponible, le problème reste celui du besoin que l’on en a et de l’usage que l’on peut et veut en faire.

      Si la révolution n’est pas une affaire de parti, elle n’est pas non plus une affaire d’éducation : elle ne se transmet ni par le cours magistral, ni par une pédagogie interactive faisant appel à l’autonomie.   

     La polémique est généralement le fait d’individus et de groupes d’autant plus agressifs qu’ils sont impuissants à transformer le réel en proportion des vastes ambitions qui sont les leurs. Nous ne leur reprochons pas cette incapacité, seulement l’habitude de l’escamoter derrière une violence verbale, une violence jouée.

     C’est bien sûr le point faible d’une théorie ou d’un groupe qui nous en éloigne. Mais seul le point fort d’une théorie nous importe lorsqu’elle présente de l’intérêt, et quelque désaccord qu’elle suscite chez nous, c’est ce point fort que nous retiendrons dans la discussion. Les querelles politiques font l’inverse : elles s’attachent aux défauts de l’adversaire chez qui elles dénichent les citations les plus contestables, car le but n’est pas de comprendre mais de démolir. La critique des faiblesses ne nous intéresse pas.

     N’ayant à remonter le moral d’aucune troupe, ni d’ailleurs le nôtre, nous ne craignons pas d’apparaître démoralisants.

     Plus positivement :

     Nous avons traité de thèmes aussi différents que le capital et le travail aujourd’hui, la guerre du Kosovo, le « 11 Septembre », la religion, les relations enfants/adultes, la justice, les classes, les crises, l’impérialisme étasunien, les émeutes de 2005... Nos projets incluent d’écrire sur la guerre, l’IS, la démocratie, le primitivisme, le contenu du communisme, 1968, l’écologie, le lumpenproletariat, la question juive et la Palestine, Internet, Oaxaca…, de réfléchir à partir de livres, entre autres ceux de Cl. Duneton (La Mort du français), de Jean-Cl. Michéa, ou d’O. Pétré-Grenouilleau (Les Traites négrières), de confronter des utopies comme Nous autres de Zamiatine, Le Meilleur des mondes, 1984 et Les Dépossédés d’Ursula Le Guin, ou de revenir sur Turin en 1920 et 1969 à partir du livre de Paolo Spriano et de celui paru en 2005 aux Nuits Rouges. Si nous le pouvions, nous republierions aussi bien la lettre d’Artaud au Congrès de Défense de la Culture en 1935 et quelques pages d’Armand Robin que des articles du GLAT (1959-76). Cette liste, dont seule une faible partie a été et sera réalisée (ne serait-ce que parce que des circonstances nouvelles modifient régulièrement désirs et priorités), indique une volonté de contribuer à une critique unitaire. Le point commun de ces thèmes,  c’est la façon dont une communauté prolétarienne, et un jour humaine, se cherche, se défait et se recompose.

     Tout familier des théories révolutionnaires ne manque pas de s’interroger sur la persistance d’un capitalisme qu’elles décrivent en proie à des contradictions toujours aggravées et à une réaction prolétarienne de plus en plus profonde : ce système ne serait-il donc qu’un mort en survie ? On ne comprendra comment notre monde entre en crise, et parfois en révolution, qu’en comprenanten même temps ce qui le fait tenir. Il y a un lien nécessaire entre le négatif qui travaille la société, et le positif qui lui permet de continuer. Mettre à jour cette force du positif, s’interroger par exemple sur les formes de la liberté ou de l’universalité offertes par le capitalisme, c’est une condition pour saisir en quoi ce positif est lui-même contradictoire, et rend possible sa transformation révolutionnaire.

  [2]  Que pensez-vous des mouvements de gauche et des gauchistes, et quelle est votre relation avec eux : se borner à les critiquer, les combattre, les utiliser comme des possibilités parmi d’autres de combattre le système ?

     Si par « gauche » on entend social-démocratie et stalinisme, nous n’avons avec eux rien de commun.

     Le stalinisme appartient au passé, et les partis socialistes d’aujourd’hui sont fort différents des SFIO, SPD ou Labour Party de 1930 ou même 1960, mais il serait naïf de dresser l’acte de décès de la réforme et donc du réformisme...

     ….surtout à une époque où le réformisme tente de se renouveler par l’anti-mondialisation (cf. réponse suivante). Nous avons autant, c’est-à-dire aussi peu, à voir avec l’altermondialisme que nous n’en avions jadis avec le gauchisme. Jamais nous n’avons publié de longues brochures anti-trotskystes ou anti-maoistes. S’attacher à attaquer les thèses altermondialistes est aussi futile que pouvait l’être le démontage du Programme Commun de la Gauche en 1972. On ne réfute pas le réformisme, on montre ce qui le fait exister : notre « position » face à lui découle du contenu général de ce que nous exposons.

     Il est évidemment exclu de donner un usage révolutionnaire à un syndicat ou à une élection. Mais aucun principe n’interdit à un communiste d’être membre d’un syndicat, s’il travaille dans une entreprise où la plupart des salariés sont syndiqués.

     D’une manière plus générale, on voit mal en quoi la lutte, même pacifique, même légale, pour augmenter le salaire, limiter la journée de travail ou obtenir quelques avantages, poserait un obstacle sur le chemin de la révolution. La critique sociale ne rejette pas, au nom du communisme, l’amélioration des conditions de vie : elle s’en prend à la réforme quand celle-ci aboutit à mieux souder le travail au capital. Le critère n’est pas le nombre ou la méthode de la lutte, mais sa fonction historico-sociale. Une modeste grève (victorieuse ou non) pour 50 centimes horaires supplémentaires peut aider les salariés à se connaître et à comprendre ce qu’ils sont et sont capables de faire. A l’inverse, si une vague d’occupations d’usines, comme en juin 36, renforce l’intégration au capitalisme, via l’adhésion au Front populaire, au parlementarisme et aux organisations syndicales, elle s’avère négative pour l’émancipation prolétarienne.

[3]  Que pensez-vous de mouvements comme l’altermondialisme, où se mêlent des jeunes qui détestent le capitalisme et en critiquent certains aspects, et des groupes politiques dont les campagnes anti-mondialisatrices utilisent cette jeunesse comme base de recrutement ou de manœuvre ?

    L’altermondialisme est un des effets d’une réalité apparue dans les années 1990 : face à la défaite continue que lui inflige le capital depuis 1980, le travail résiste davantage et de façon plus consciente, aussi bien dans les vieux pays capitalistes gagnés au libéralisme (Etats-Unis, Grande Bretagne…) que dans ceux où la « modernisation » passe mal (France, Italie…), ainsi qu’en Amérique latine (où la résistance salariale s’ajoute à des mouvements paysans), tandis qu’en Chine, en Inde, au Bangladesh… les ouvriers ne se laissent pas faire. Sans inverser un cours qui leur reste défavorable, les prolétaires réagissent, et cette réaction favorise des contestations dans bien d’autres domaines et d’autres couches sociales : publications, groupes, réunions, remontée d’une extrême gauche, autour d’événements symboliques (Seattle, 1999 ; Gênes, 2001 ; Larzac, 2003…), bref, tout ce qui agrège l’altermondialisme.  

     Le gauchisme de 1960-80 était politique, avec pour but de fonder des partis, en concurrence avec des partis ouvriers qui jetaient alors leurs derniers feux, comme les PC français ou italien ou la gauche travailliste britannique. Dans l’altermondialisme, au contraire, le « social » prime : nouveaux mouvements sociaux, centre social, forum social mondial… Le mot magique n’est plus parti mais association. Un candidat trotskyste aux présidentielles cite plus volontiers Louise Michel que Léon Trotsky, et J. Bové se réclame de Mahkno.  On ne vise plus à conquérir l’Etat : on le contourne. Au lieu de construire un Etat ouvrier ou populaire, on veut donner des droits nouveaux face à l’Etat. Le modèle, c’est l’ONG (dont on oublie qu’elle a besoin pour exister de pouvoirs étatiques dont elle dépend et qu’elle complète). Quand le mot citoyen cesse d’être un substantif pour devenir adjectif,  l’action politique globale reconnaît qu’elle cède la primauté à l’initiative individuelle et locale. Le point commun à ces courants, c’est l’illusion d’un Etat qui dépérirait tout seul du fait qu’un peu partout s’opérerait le changement social, comme l’espère le sous-commandant Marcos, et comme le théorise J. Holloway dans Changer le monde sans prendre le pouvoir.  

     En vérité, c’est faire de nécessité vertu. L’altermondialisme a les limites des forces qui le poussent, c’est-à-dire d’un travail répondant comme il peut à la pression du capital et capable au mieux d’une résistance le plus souvent vaincue. L’altermondialisme est donc encore loin de produire un nouveau compromis social aussi stable et durable (non éternel bien sûr) que le fordisme en son temps. C’est pour cela que ces mouvements sont impuissants à se donner le prolongement politique qui structurerait un tel compromis. La venue d’un néo-réformisme suppose de dépasser le surplace actuel du rapport entre les classes.

     Ce n’est pas un hasard si, depuis le 11 septembre 2001, les éléments souvent  les plus dynamiques, et refusant le consensus pacifiste, le Black Bloc par exemple, ont renoncé à ajouter leur virulence aux actions publiques altermondialistes. Après les attaques contre Manhattan et le Pentagone, il est devenu extrêmement difficile, sinon impossible de revendiquer une violence minoritaire, même justifiée et visant des institutions détestées. L’immense majorité des altermondialistes et des participants aux forums sociaux en sont venus à percevoir la casse des vitrines de banques et l’affrontement avec la police anti-émeutes comme des formes de violence sans doute mineures comparées à l’emploi de deux avions et de leurs passagers comme bombes contre des tours remplies d’êtres humains, mais elles aussi condamnables. C’est la violence sociale dans son ensemble qui s’est vue disqualifiée. Pour nous, les moyens violents ne sont pas par nature supérieurs aux méthodes pacifiques. Mais un mouvement qui renonce à l’affrontement renonce au changement historique, et annonce qu’il se contentera des doses de changement que le système existant lui accorde. Quelques mois avant le 11 septembre, la répression des manifestations de Gênes en juillet 2001 avait déjà fait la preuve des limites de l’humour et de désobéissance civile face à un pouvoir résolu à écraser sous son talon de fer tout écart, même modéré : en ce qui concerne la fonction de l’Etat, la police italienne s’est montrée meilleure marxiste que les Tute Bianche.  

      Il ne servirait à rien de chercher à opposer la base des groupes altermondialistes à leur direction, comme les trotskystes tentant autrefois de jouer les militants « ouvriers » du PC et de la CGT contre la « bureaucratie ». Une base se donne en général la direction qu’elle souhaite et qu’elle mérite. N’est récupéré que celui qui peut l’être, et en général il ne demande pas mieux. La critique radicale reste très minoritaire face à un altermondialisme qu’elle n’a pas à traiter en « ennemi » à éliminer pour que la perspective révolutionnaire apparaisse dans sa pleine lumière. La meilleure manière de contribuer à ce que, dans de futurs remous sociaux, des individus rompent avec ces groupes, c’est de rester le plus clair possible sur la nature de l’altermondialisme. 

[4]  Une brochure exposant nos positions (La Lutte pour une société sans classe) affirme un point essentiel : « La lutte pour une société sans classe est anti-politique, car toute politique, qu’elle se dise de gauche, de droite ou du centre, ne signifie rien d’autre que l’administration de la misère capitaliste, et contribue à organiser la privation, la dépendance et l’aliénation. Comme le prouve amplement l’histoire, toute « politique révolutionnaire » n’est qu’une variété de jeu de pouvoir : non seulement elle a montré sa véritable nature dans la Russie de 1917, l’Espagne de 1936, etc., mais elle s’est révélée incapable de libérer les hommes du capitalisme. Parce qu’elle fait partie du problème, une «  politique révolutionnaire » ne saurait en être la solution. »

Que pensez-vous de cette critique de la politique et cette position anti-politique ?

     Le communisme n’est ni politique ni a-politique, mais en effet anti-politique. Il refuse de faire du « problème du pouvoir » le problème n°1, qu’on veuille l’équilibrer par des contre-pouvoirs (réponse libérale, à la Montesquieu ou à la Tocqueville), le gérer et le modérer par de multiples élections culminant en une représentation nationale (réponse démocratique parlementaire), le prendre (réponse léniniste), ou le disperser un peu partout en morceaux assez petits pour neutraliser ses aspects oppressifs (réponse anarchiste, très présente dans l’altermondialisme). Les écrits de jeunesse de Marx, notamment La question juive et Le Roi de Prusse et la réforme sociale, contiennent une critique de la politique en tant que telle, que son époque et la nôtre sont loin d’avoir comprise, et ont encore moins accomplie en pratique.  

      En Russie, c’est l’échec de la révolution qui a fait de celle-ci un phénomène avant tout politique, de pouvoir. Ce ne sont pas les bolchéviks qui, par goût du pouvoir, ont anéanti le mouvement social : celui-ci s’est vidé de son énergie en ne transformant pas la société. Toujours le contenu prime, par sa puissance d’entraînement, ou à l’inverse par son épuisement (ou sa faiblesse initiale).

     L’insurrection est sans lendemain si elle n’entreprend pas de communiser la société. Ce que deviennent les insurgés dépend de ce qu’ils font ou ne font pas, et de l’écho ou de l’absence d’écho de leurs actes dans le reste de la société. Sans communisation, soit la révolution se réduit à un pouvoir prolétarien dépérissant bientôt en pouvoir bureaucratique, comme en Russie, soit elle est vaincue de l’intérieur et de l’extérieur, comme peu à peu en Espagne à partir de l’été 1936. 

    [5]  La question fascisme/antifascisme est fondamentale, et donne lieu à polémique. Ceux qui comme nous critiquent fortement l’idéologie antifasciste se voient reprocher de saboter l’activité antifasciste, et de relativiser les atrocités nazies, puisque nous dénonçons et combattons les horreurs de la démocratie et de toute l’histoire du mode de production capitaliste (de l’accumulation primitive du capital et du colonialisme aux guerres contemporaines, en passant par la destruction de la nature et la vie de plastique qui nous est faite). Que pensez-vous de ces reproches et quelle est votre expérience à ce sujet ?

Certains bordiguistes disent que l’antifascisme est le pire produit du fascisme. Que pensez-vous d’une telle affirmation ?

     Souvent les mots sont des pièges, mais ici davantage : quand deux termes existent surtout par leur opposition, s’ils sont faussés tous les deuxcommedémocratie etfascisme, la compréhension de leur relation en ressort encore plus brouillée.

     Qualifier de démocratie le système représentatif parlementaire moderne, ou de démocratie directe les procédures d’autonomie, d’auto-administration ou d’auto-gouvernement à la base, voilà bien un non-sens historique, mais un non-sens historiquement explicable. Ce que nous avons pris l’habitude de nommer démocratie est apparu en Grèce antique comme solution pour organiser la direction et l’administration d’une société spécifique, par le moyen d’un demos limité à un certain nombre de personnes chacune appelée théoriquement (mais souvent aussi en pratique) à gouverner et être gouvernée. Désigner du même mot - démocratie -  à la fois ce système et le régime représentatif en vigueur en Occident depuis le 19e siècle est aussi pertinent que de qualifier l’Athènes de Périclès de  capitaliste sous prétexte que c’était une grande métropole marchande. Mais cette illusion a ses raisons historiques. Si la bourgeoisie ascendante est allée chercher sa référence politique dans la Grèce antique (où ce mot n’avait ni la fréquence ni l’évidence qu’on lui prête généralement), c’est qu’elle en avait besoin. Si le mot s’est imposé, y compris dans les organisations ouvrières et l’ensemble du mouvement social jusqu’à nos jours inclus, c’est là encore qu’il exprimait une réalité. En attendant qu’un texte prochain débrouille ces contradictions, nous dirons ceci :

     Personne ne peut sérieusement confondre démocratie et dictature. Démocratie et fascisme sont deux réalités différentes. 

     Ce qu’affirme la critique communiste, ce n’est pas que déposer un bulletin dans l’urne (geste indiscutablement synonyme de dépossession de soi) équivaudrait à être expédié à Dachau, mais que l’élection la plus libre, assortie de débats, de meetings, de manifestations de rue, etc., n’a jamais empêché et n’empêchera jamais l’ouverture de camps de concentration. On n’évite pas la dictature en soutenant la démocratie : voilà l’essentiel, dont la démonstration n’a aucun besoin de relativiser, de minimiser ou de nier les horreurs bien réelles du fascisme. Pour comprendre « le suicide des démocraties », et comment elles ont préféré l’ordre, fût-il sanglant, au désordre dans la rue et dans l’usine, il suffit de lire de bons historiens. Par exemple, A. Tasca (Naissance du fascisme, 1ère édition en 1938), ancien dirigeant du PC italien, si étranger au « bordiguisme » qu’il ne se donne même pas la peine de réfuter la position de Bordiga en 1919-22, livre tous les éléments montrant en quoi le système parlementaire a cédé presque sans combat devant Mussolini. En 1933, en laissant Hitler venir au pouvoir par les urnes, la démocratie  portait sur elle-même une condamnation plus définitive que n’en pouvait lancer toutes les revues de la gauche communiste.

     Le mot fascisme également est source de confusion.

     Né des frustrations d’une partie de la petite bourgeoisie, le nazisme est devenu mouvement de masse par une posture transclassiste où la démagogie la plus extrême se mêlait à la promesse de tout résoudre par l’élimination des Juifs et des marxistes, ces deux cibles étant indissolublement liées. Les nazis ne promettaient pas d’éradiquer les « marxistes » par souci de rendre justice au rôle de la théorie en général, et à l’auteur du Capital en particulier : ce slogan avait l’énorme mérite d’amalgamer un ensemble de gens différents et opposés, socialistes modérés, staliniens, militants des divers groupes sortis du SPD et du KPD, communistes de gauche, bureaucrates syndicaux, mais tous ayant en commun un rapport même lointain avec la combativité ouvrière. Hitler n’est pas Mussolini, pourtant ni le fascisme ni le nazisme n’aurait triomphé sans un puissant mouvement ouvrier, réformiste mais revendicatif et vécu comme menace par la bourgeoisie. En 1933, les restes de la Gauche allemande interprétaient l’accès d’Hitler à la tête de l’Etat comme le parachèvement de la contre-révolution de 1919-21 : le fascisme ne brise pas l’élan prolétarien, il en consomme la défaite.

     D’une part, l’ennemi d’Hitler était la classe ouvrière allemande contre laquelle il concentra ses coups avant 1933 et au lendemain de sa prise de pouvoir : c’est en promettant de détruire les organisations ouvrières, et en commençant à le faire dans la rue avant 1933 là où il en avait les moyens, qu’il a conquis sa légitimité auprès de la classe dirigeante, et son assise électorale. D’autre part, dès qu’il l’a pu, et tant qu’il l’a pu, y compris lorsqu’il était en en train de perdre la guerre sur tous les fronts, il s’est acharné à éliminer et à anéantir tous les Juifs sur lesquels il mettait la main, avec tant de méthode et de persévérance qu’il serait absurde de ne pas y voir un élément essentiel de son programme.  On ne comprend pas le nazisme sans ces deux dimensions complémentaires, dont la conjonction a déterminé son succès et son devenir génocidaire. 

     Face à ces réalités, l’antifascisme, ce n’est pas le simple fait de lutter contre le fascisme. C’est une façon particulière de mener cette lutte, en lui donnant une priorité absolue sur toutes les autres, notamment sur la lutte contre les autres formes de domination politique bourgeoise, et d’abord les formes démocratiques. (De même, « anti-impérialisme » ne signifie pas lutte contre l’impérialisme, mais soutien aux mouvements de libération nationale contre les impérialismes dominants.) L’antifasciste soutient la démocratie pour se débarrasser du fascisme. Son soutien pourra être partiel, critique, provisoire, et même se vouloir anti-étatique.

     Ainsi, dans l’Espagne de 1936, beaucoup croyaient pratiquer un antifascisme révolutionnaire : ils croyaient que la classe ouvrière, alors massivement armée et auto-organisée, détenait le vrai pouvoir, qu’elle allait prendre elle-même en mains la lutte contre Franco, et pouvait donc remettre à demain la destruction d’une police et d’une armée bourgeoises de toute façon neutralisées ou réduites à l’impuissance, et d’une administration devenue une coquille vide. Telle était la position de l’immense majorité des anarchistes en Espagne et hors d’Espagne, des trotskystes, et d’un certain nombre de communistes de gauche, dont des membres des petits groupes des gauches « allemande » et « italienne » venus en Espagne à l’été 36. Ceux qui rejoignaient les milices anarchistes ou POUMistes ne le faisaient évidemment pas dans l’intention de soutenir ou ranimer une république bourgeoise, mais de contribuer à une révolution prolétarienne née, pensaient-ils, du sursaut populaire contre le putsch militaire, et qui se développerait par la guerre populaire contre les troupes fascistes. Quand Bilan expliquait à ces camarades qu’en réalité ils combattaient Franco aux côtés d’une armée républicaine demeurée bourgeoise, et qu’aucune victoire anti-franquiste n’était possible sans s’en prendre en même temps à l’Etat républicain, car les bourgeois démocrates ne se donneraient jamais les moyens de vaincre les bourgeois fascistes, la position de Bilan apparaissait comme du dogmatisme, sinon comme une désertion. C’est d’ailleurs encore ainsi qu’elle apparaît à beaucoup aujourd’hui. Pourtant, à la lumière des événements ultérieurs, l’intégration forcée des milices dans l’armée régulière, le déclin puis l’écrasement de l’autonomie ouvrière, Mai 37, l’élimination des collectivisations à l’usine et au champ, tout cela pour renforcer un gouvernement républicain plus soucieux de ses intérêts de classe et de clan que des impératifs de la lutte contre Franco, c’est Bilan qui avait vu juste. On en trouve même une confirmation supplémentaire dans le fait que beaucoup des membres de la gauche communiste venus prendre part à un processus révolutionnaire à la fin de l’été 36 avaient quitté l’Espagne moins d’un an plus tard. (Le livre récent d’A. Beevor montre bien les logiques sociales des stratégies militaires dans les deux camps. Sur Bilan, voir les sites sinistra.net et collectif-smolny.org).

     Soixante-huit ans après la fin de la république espagnole, et soixante-deux après la chute du Troisième Reich, le fascisme appartient au passé, au même titre que le stalinisme, et son usage politique n’a plus qu’une valeur de slogan. En 2007, l’antifasciste est orphelin : un monde sans fascisme  ne lui laisse qu’un rôle, qu’il remplit comme il peut. S’il est facile de rire d’une caricature de Le Pen en uniforme de SA, personne ne vient à la manif anti-Front National habillé en membre du Rote Front de 1930. L’antifascisme se joue en costume, mais lequel ?

     En effet, l’antifascisme, c’est la subordination de tout à la destruction d’un ennemi absolu devant lequel toute autre cible devient secondaire, d’un ennemi si extraordinaire qu’il transforme en amis, ou en alliés provisoires, tous les autres ennemis, y compris ceux que l’on croyait jusque-là être les pires. La politique du moindre mal fait passer  tous les autres maux pour des biens. Afin d’abattre Hitler, tous les moyens sont bons, et les plus puissants seront les meilleurs : l’armée, la police, le FBI, Staline, la bombe atomique...

     Mais depuis 1945, l’une après l’autre, chaque incarnation de l’ennemi absolu se dérobe. La fin du nazisme brouille ce qui allait de soi en 1943. Hitler mort, où situer le Mal radicalement prioritaire : du côté de ceux qui napalment les villages d’Indochine, ou de ceux qui expédient des déportés par trains entiers en Sibérie ?  Logiquement, un mal absolu devrait être unique. Or le « fascisme » ne cesse de se reproduire en une succession de figures du mal variant selon les évolutions politiques et les retournements d’alliance. En 1948, des millions d’ouvriers sous influence stalinienne de par le monde ont bien dû croire sincèrement que Tito était un fasciste, payé par Hitler avant de l’être par Truman. L’antifasciste ne cesse de voir le fascisme réincarné en multiples avatars, du RPF gaulliste de 1947 au populisme « alpin » dans la Suisse et l’Autriche actuelles, en passant par l’apartheid sud-africain, les colonels grecs, les tortionnaires argentins, la purification ethnique au Kosovo, les exactions policières de Gênes en 2001, et il en vient à appeler fasciste n’importe quel comportement agressivement répressif, raciste ou discriminant. Ainsi, il y aurait du « fascisme » chez Bush comme chez Ahmadinejad. Le dilemme de l’antifasciste n’est pas la pénurie d’ennemis mais une surabondance qui les rend de moins en moins crédibles. La participation du parti d’Heider au gouvernement autrichien, comparée en 2000 à l’entrée du cheval de Troie nazi dans la république de Weimar en 1933, a abouti à la dislocation de ce parti. Les scores électoraux de Le Pen ne lui ont pas donné une base de manœuvre dans la rue, au  niveau local ou dans l’opinion. L’extrême-droite implantée au nord de l’Europe n’est justement que cela : l’extrême de la droite, non un mouvement né d’une violence populaire et publique pour restaurer par la dictature l’autorité de l’Etat.

     Début 21e siècle, quelle que soit l’ampleur des crises sociales, aucun pays européen n’est bloqué par la coexistence d’une classe ouvrière perçue comme menace et d’une bourgeoisie déchirée. Or, c’est ce blocage que sont venus faire sauter Mussolini et Hitler. Aujourd’hui, le prétendu péril fasciste s’avère soluble dans la démocratie. L’existence de l’Etat contient la possibilité de sa radicalisation dictatoriale, mais Le Pen n’est pas plus fasciste que le PCF de 2007 n’est post-stalinien.

     Dans le pire des cas (comme lors de la quinzaine de folie française du printemps 2002), l’antifascisme contemporain relève du discours, de la fausse conscience.

     Dans le meilleur des cas, il mystifie la résistance justifiée et nécessaire, par la violence s’il le faut, contre des groupes qui s’en prennent en priorité aux prolétaires, de préférence aux plus vulnérables comme les immigrés, et se font les porteurs de valeurs et de comportements oppressifs et asservissants (si les mythes et principes réformistes sont anti-communistes, ceux de la réaction le sont aussi : nous ne préférons pas Maurras à Jaurès, ni n’estimons Doriot moins contre-révolutionnaire que Thorez). Mais si des nationalistes, des skinheads, des néo-nazis avoués, comme il en existe en Allemagne, en Italie, en Russie et en Scandinavie ou aux Etats-Unis, se rêvent en embryons d’un nouveau NSDAP, la première condition pour les affronter est de ne pas les imiter en idéologisation, et de les situer dans leur véritable époque, la nôtre, non dans un 1932 imaginé. Lutter aujourd’hui contre un groupe dit ou qui se dit néo-nazi n’est pas un combat contre les SA d’un hitlérisme renaissant, mais une action comparable à celle contre la Société du 10 Décembre en 1850, les Pinkerton briseurs de grève outre-Atlantique, les clubs sportifs bourgeois à Buenos-Aires en 1919, la Bande Verte de Shanghai des années vingt, les pistoleros latino-américains, les nervis du « syndicat maison » chez Simca, tant est infinie la variété de bandes (paramilitaires ou non) au service de l’ordre et des possédants, agissant en collusion ou parallèlement avec les polices officielles. Les appeler « fascistes » est aussi pertinent que de traiter tout bureaucrate syndical de stalinien.

   [6]  Dans le débat sur fascisme/antifascisme, il est essentiel de comprendre la démocratie comme idéologie et forme politique de domination capitaliste. Pour nous, l’erreur centrale de ceux qui se veulent antifascistes est leur soutien à la démocratie, et leur critique fausse (ou leur absence de critique) de la théorie et de la pratique démocratiques comme partie intégrante de la société de classes. A notre avis, on peut combattre les nazis sans être antifasciste (et c’est ainsi qu’il faut les combattre), mais on ne peut combattre le capitalisme sans être anti-démocrate en théorie et en pratique, ni sans s’opposer à la Déclaration des droits de l’homme et aux droits du citoyen. Par exemple, les grèves et les émeutes ne sont pas démocratiques. Qu’en pensez-vous ?

La démocratie n’est-elle pas la communauté du capital ? Quel lien y a-t-il entre démocratie et domination formelle et réelle du capital ?      

     Pour susciter l’indignation, aujourd’hui, il suffit de dire comme O. Scalzone et P. Persichetti en 2000 dans La Révolution et l’Etat: « Tout le monde parle de démocratie : nous, non ! » 

     Et probablement, s’en choqueront le plus ceux qui souhaitent un monde radicalement autre. Pourtant, comme vous l’écrivez, très peu de grèves et d’émeutes rentrent dans les critères par lesquels on définit généralement la démocratie. Elles ne naissent ni ne s’organisent selon un vote majoritaire, ne respectent pas formellement les droits d’une minorité, n’accordent pas plein pouvoir à une assemblée, ne font pas précéder toute action d’une délibération, ne suivent pas des procédures fixées d’avance, et dans la mesure où elles se donnent des règles ne cessent de les modifier. Malgré tout, la plupart des grévistes et des émeutiers qualifient leurs actes de démocratiques, et affirment réaliser l’idéal démocratique dévoyé par le parlementarisme. En réalité, en parlant de démocratie, ils entendent autre chose, qui leur est essentiel et l’est pour nous aussi : l’auto-organisation, la capacité à agir et se constituer en collectivité, à dépasser les séparations, à se définir par des actes et non par une identité pré-établie, à s’inventer dans la pratique, à produire sa propre direction aux deux sens du mot, tout ce que résume un terme à la mode mais chargé de sens : l’autonomie. Pour employer une formule hélas bien dévaluée, « démocratie » est pour ces grévistes et insurgés synonyme de liberté. Mais le problème, c’est qu’il y a ici plus qu’une question de mots, car parler de démocratie n’est pas sans conséquence : le mot entretient l’idée de la démocratie comme principe, comme condition du changement social, et renforce le privilège donné à la politique, à la question du pouvoir. (Nous renvoyons à la question et à la réponse 4.)

     Bien que ce soit un point ici mineur, rappelons que sous sa forme la plus radicale, celle qu’il adopte volontiers en période de crise, l’antifascisme aussi dénonce la société « de classes », mais pour mettre cette réalité entre parenthèses : il ne nie pas l’opposition entre prolétaires et bourgeois, il la subordonne à l’opposition entre démocrates (réunissant la masse des prolétaires, le plus grand nombre possible de petits-bourgeois, et les bourgeois progressistes) et fascistes (où se retrouvent une part des petits-bourgeois, les bourgeois réactionnaires, et une poignée de prolétaires égarés).  L’antifascisme ne nie pas les réalités : il donne la priorité à certaines réalités sur d’autres. De même, en 1914, parmi les socio-démocrates ralliés à l’Union Sacrée, beaucoup admettaient la nature impérialiste de la guerre qui venait d’éclater, mais estimaient provisoirement nécessaire (et inévitable) de soutenir un impérialisme civilisé contre un impérialisme barbare.

     Faute de mieux, pour le moment, nous emploierons ici le mot « démocratie ». On ne sort de la confusion qu’en rappelant à la fois qu’existe un lien profond, essentiel, entre démocratie et capitalisme, et aussi que souvent le capitalisme est conduit à tourner le dos à cet essentiel.

     Qu’une certaine égalité entre marchandises (et donc entre hommes en tant qu’ils font marchandise de leur travail) et la libre circulation de ces marchandises soient nécessaires au capitalisme, c’est exact et fondamental. Le capitalisme suppose l’échange entre une somme d’argent x et un bien y payé à son prix de marché, et la rencontre supposée libre d’un bourgeois et d’un salarié : le premier achète au second une capacité de travail en lui payant ce qui est nécessaire à renouveler ses forces et entretenir sa famille. Le principe démocratique (un homme, un vote) y correspond parfaitement.

     Pourtant, égalité et liberté capitalistes se sont toujours accompagnées de contraintes extérieures à l’échange « égal » proprement dit, et il n’est pas rare que le salarié soit exploité dans des conditions  où la police a plus de pouvoir que le marché. De la répression du luddisme et du chartisme en Angleterre à celle des grèves dans l’Asie actuelle, en passant par les massacres d’ouvriers aux Etats-Unis et l’autoritarisme de Napoléon III et de Bismark, le capitalisme mûrit dans la contrainte. Etat de droit et parlementarisme ne viennent qu’ensuite, à un certain niveau de circulation  marchande : le libre choix des marchandises suppose un minimum de liberté individuelle. Salariat et profit prospèrent mieux en démocratie parlementaire, mais peuvent s’en passer, au moins un certain temps, parfois fort long. Nous vivons sur une planète capitaliste, mais où seule une minorité de pays connaissent un régime représentatif parlementaire.

     Vous posez la question de la distinction entre soumission formelle et réelle du travail au capital. Franchement, on peut se demander si le retour à cette notion empruntée aux manuscrits de Marx de 1861-65 (le « 6e chapitre inédit du Capital ») depuis les années 1960 n’a pas eu autant d’effets négatifs que positifs sur la critique révolutionnaire. Beaucoup ont vu dans cette distinction le moyen de théoriser la venue d’un capital dominant si réellement, si totalement, qu’il ne pourrait susciter contre lui qu’une réaction tout aussi réellement totale. Autrefois, c’était dans les schémas de la reproduction élargie du capital que les théoriciens d’une « crise finale » allaient chercher l’incapacité structurelle du capitalisme à se perpétuer (cf. les débats autour du Livre II). Aujourd’hui, ce serait la reproduction même du rapport salarial qui deviendrait impossible, le capital étant contraint d’attaquer et d’appauvrir partout les prolétaires, au moment même où la profondeur de son emprise sociale rendrait irréalisable l’espoir d’un capitalisme géré par les ouvriers. Le concept de soumission formelle et réelle mérite mieux que de servir d’explique-tout.

      Pour en rester à la démocratie, c’est moins la différence domination formelle/réelle que les situations historiques concrètes qui expliquent les méandres de la domination politique bourgeoise, la combinaison des formes parlementaires et autoritaires, les transitions de la démocratie à la dictature, ainsi que les évolutions en sens inverse.

     Il n’y a pas une phase où le prolétariat ne pouvait être que réformiste, suivie d’une autre (ouverte en 1914, selon l’Internationale Communiste, ou depuis la mondialisation, selon certains aujourd’hui) où il ne pourrait être que révolutionnaire. De même, il n’y a pas une phase où la démocratie aurait été un horizon indépassable, suivie d’une autre où elle se révèlerait vide de contenu et cesserait de mystifier les prolétaires. Tant qu’existe le capitalisme, il s’accompagne d’un réformisme obligé dans le quotidien, et il suscite (et ressuscite périodiquement) pratiques et aspirations démocratiques. La démocratie n’est pas un écran qui viendrait à se déchirer à un certain stade de développement capitaliste. Dès qu’il y a un enjeu, réel dans les ex-pays fascistes ou bureaucratiques, ou imaginé comme en France au soir du 21 avril 2002, la démocratie reprend vie. 

     D’une part, le système parlementaire ne règnera jamais partout, parce que, même dans les pays dits riches et stables, des crises sociales durcissent périodiquement l’Etat dans un sens autoritaire et répressif, et parce que, dans les capitalismes dominés ou faibles, l’exercice des libertés publiques élémentaires s’avère fréquemment dangereux pour l’ordre social et les privilèges des classes dirigeantes.

     D’autre part, le système représentatif correspondant à la nature profonde du capitalisme, il est toujours susceptible de reprendre vie, y compris sous les formes grotesques de nombreuses élections en Afrique et ailleurs, et de mobiliser des foules parfois prêtes à mourir pour lui, non parce qu’elles croient à la vertu intrinsèque de l’isoloir ou à l’honnêteté de l’élu, mais parce que voter leur apparaît synonyme d’une certaine liberté et d’une amélioration de leur sort. Là où règne la démocratie, c’est toujours autre chose que ses mérites propres qui la font exister.

    Triomphante, bafouée ou caricaturale, la démocratie est donc inévitable dans la civilisation marchande et salariale. Il n’y aura jamais d’époque où elle apparaîtrait nue, domination bourgeoise à l’état brut, vide de signification et d’attrait.

     Par conséquent, « à froid », en l’absence de contestation sociale, le meilleur exposé radical de la vraie nature de la démocratie, de son contenu de classe, du formalisme de ses libertés, de son aptitude à devenir dictature, ne convaincra jamais aucun démocrate (pas plus que le discours révolutionnaire le mieux fondé n’a jamais dégoûté personne du réformisme). Comme il s’est résigné aux crises et aux guerres périodiques, le démocrate s’attend à ce que parfois la démocratie cède la place à la dictature : il souhaite simplement que ces interruptions soient les plus rares et courtes possible. La critique radicale (de la démocratie comme du reste) n’a de sens que si l’on croit possible un monde radicalement autre, et elle ne prend de réalité historique que si des masses suffisamment larges commencent à lutter pour un tel monde. Il faudra rien moins qu’une tentative de révolution communiste pour que la critique marxienne des droits de l’homme formulée en 1843 dans Pour la question juive devienne « force matérielle ». D’ici là, nous pourrons dire avec R. Luxembourg que les idées de Marx (et d’autres, ajouterions-nous) excèdent encore les besoins pratiques du mouvement prolétarien (Stagnation et progrès du marxisme, 1903).     

 [7]  Il arrive souvent que des gens, surtout de gauche, reprochent au communisme anti-politique et anti-démocratique d’être soit hostile à la théorie, soit à la pratique, voire hostile aux formes d’organisation. Qu’en pensez-vous, et en avez-vous fait l’expérience ? Ces reproches ne révèlent-ils pas le dogmatisme et la stérilité de ceux qui n’imaginent d’autre organisation et activité que dans un syndicat, dans un parti, ou par le lancement d’une « campagne » ? N’est-ce pas la preuve de leur vision schématique des rapports théorie/pratique, spontanéité/organisation, activité/passivité ?

Que pensez-vous que nous puissions faire concrètement contre le système du salariat et du capital ? Quelles activités pourraient et devraient être les nôtres ? Comment ceux qui rejettent le système marchand, salarial et étatique devraient-ils s’organiser, surtout dans une période non révolutionnaire comme aujourd’hui ?

      Seule une certaine conjonction historique, c’est-à-dire la montée d’une société vers un état de crise, efface la séparation entre théorie et pratique, chez les prolétaires comme chez les « révolutionnaires ». En 2007, les communistes sont conduits à ne faire presque que de la théorie, et il n’est pas simple de cerner ce « presque ». Sans nous modeler sur de grands ancêtres, nous n’espérons pas faire mieux que  Marx qui, interrogé en 1860 sur le parti, répondait n’en connaître « rien depuis 1852 », date de la dissolution de la Ligue des Communistes, simple « épisode dans l’histoire du parti, qui naît spontanément du sol de la société moderne » (lettre à Freiligrath, 29 février 1860). Après 1930, Bordiga et Pannekoek se sont abstenus de toute intervention publique pendant une dizaine d’années. La situation présente n’est pas celle de 1967, par exemple, où un événement comme le « scandale de Strasbourg » permettait à une minorité (faible en nombre mais dépassant largement le milieu situationniste) de se reconnaître à travers un coup d’éclat dont la portée symbolique et politique, quelque appréciation que l’on en ait, ne faisait aucun doute.

    Il est aujourd’hui rare de pouvoir participer en tant que communiste à une grève ou à un mouvement comme les actions anti-CPE de 2006. Dire « L’essentiel, c’est la révolution » n’a aucun sens. Et édulcorer ce que l’on pense afin de garder le contact avec les masses n’a de sens que pour ceux qui font de la politique.

     Il ne sert à rien de dire aux grévistes ce qu’ils auraient dû faire, ni non plus de leur expliquer qu’ils avancent sur le bon chemin, celui de la révolution, sans (encore) s’en rendre compte.

     Nous ne nous mettons pas à la portée des participants à une lutte : nous parlons à ceux que leur action place à notre portée. Nous ne donnons pas plus de leçons aux prolétaires que nous n’allons à leur école.

     Les communistes s’organisent, c’est-à-dire organisent leur activité. Ils n’organisent pas les autres. L’une des pires illusions est de croire que toutes les conditions sont en voie d’être réunies pour la révolution, toutes sauf l’organisation…

     …ou l’information créatrice d’auto-organisation. Si les ouvriers de Renault continuent de travailler tandis que ceux de Peugeot font grève, ce n’est pas faute d’informations à Flins sur ce qui se passe à Sochaux, mais parce que le conflit chez Peugeot reste dans le cadre de cette entreprise et ne met rien en jeu qui pousse les ouvriers de Renault à faire grève aussi. La circulation d’informations est une nécessité, elle n’est pas la condition de l’action ni de son extension. Même en un lieu aussi étanche que la prison, chaque révolte profonde établit en 24 ou 48 heures une communication entre détenus d’un bout à l’autre du pays. C’est une illusion de propagandiste de croire qu’il stimulera les prolétaires en leur apportant une contre-information.

[8]  Israël et Palestine : ne faut-il pas prendre parti, mais quel parti ? Pour quoi et contre quoi ? Que penser de l’anti-sionisme et du sionisme ?

     Le minimum est de mener à la fois une critique du sionisme et de l’antisionisme.

     Voici trente ou quarante ans, de même qu’il était pro-vietnamien, le gauchisme était pro-palestinien, c’est-à-dire partisan de la création d’un Etat supposé libérateur des masses autochtones, ayant autorité sur un Vietnam réunifié comme sur le territoire de la Palestine, par la défaite des GIs dans le premier cas, et la mise en échec du contrôle israélien sur l’ensemble du sol palestinien dans le second. Si aujourd’hui, la presque totalité de l’altermondialisme accepte l’existence de l’Etat d’Israël et demande seulement qu’il devienne bi-national ou admette comme voisin un Etat palestinien, si donc la gauche de gauche de 2007 se retrouve sur la position… de l’ONU en 1947, il y a sans doute là une régression, mais surtout une continuité : l’absence de critique de l’Etat, la volonté de voir la question sociale résolue par un pouvoir politique.  

     En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas plus ou moins opposés à l’existence de l’Etat d’Israël qu’à l’existence de tous les autres Etats, français, vietnamien, égyptien, voire kurde, tamoul ou palestinien si ceux-ci devaient voir le jour. Il n’y a aucune raison de privilégier l’Etat d’Israël, en  positif ou en négatif, pour le protéger au nom de la persécution bimillénaire des Juifs, ou pour le combattre comme ennemi n°1 supposé des peuples de la région.  

     La destruction d’Israël en tant qu’Etat ne signifie pas plus la mort ou l’expulsion de cinq millions de citoyens israéliens juifs, que par exemple la destruction de l’Etat français en tant qu’Etat ne signifie  l’élimination de quelques millions de fonctionnaires ou leur rééducation forcée. L’institution étatique agit bien sûr par l’intermédiaire d’êtres humains, mais il s’agit d’abord de structures politiques tenant à certains rapports sociaux, et ce sont ces rapports qu’il s’agit de changer. Ce sera sans doute plus complexe sur les rives du Jourdain qu’au bord de la Seine, mais le processus sera au fond identique.

     Nous n’en sommes pas là. Pour le moment, sur ce sujet, une des premières choses est de comprendre ce que recouvre l’identité juive, non pour dire qu’elle n’existe pas, mais pour situer historiquement son existence.

     Quand Marx écrit Sur la question juive en 1843, il s’agit pour lui d’une réalité en voie de dépassement par le capitalisme lui-même. On pouvait alors considérer que le Juif de Vilnius, celui de Trèves et celui de Tunis ne partageaient guère que des traditions liées à une religion promise à la même sécularisation que le christianisme, vouée comme lui à devenir d’abord affaire privée, puis à s’effacer comme les autres aliénations religieuses lors de l’émancipation de l’humanité par la révolution prolétarienne. Marx ne pensait traiter de la question juive qu’afin de contribuer à  régler la « vraie » question, la question sociale.

     Ce qui était crédible en 1843 l’était déjà moins en 1890, moins encore en 1910, et devait cesser de l’être pour de bon au 20e siècle. Du vivant même de Marx, il apparut que le développement capitaliste n’avait pas seulement pour effet la montée parallèle de la puissance bourgeoise et d’un mouvement ouvrier, mais aussi l’essor de forces contestant le libéralisme et l’universalisme. Le progrès technique s’accompagnait de régressions culturelles, intellectuelles et politiques. La science n’éliminait pas la religion. La rationalité bourgeoise s’accommodait de superstitions et de préjugés. Pire encore, c’est au nom de la science que l’on justifiait cette nouveauté, le racisme moderne. La Russie, où vivaient alors la plupart des Juifs d’Europe puisque la Pologne faisait partie de l’empire tsariste, connut une série de pogromes. Au lieu de s’unir à l’ensemble du mouvement ouvrier de Russie, les organisations ouvrières du Yiddishland, très actives, tinrent à rester autonomes, et dès le début du 20e siècle les masses laborieuses juives furent tiraillées entre socialisme et sionisme, concurrents mais aussi souvent interpénétrés. En Europe, de Paris à Vienne, la fin du 19e siècle vit naître de nouvelles formes d’un antisémitisme de masse. Au cours du 20e siècle, non seulement la modernité n’a pas résorbé le fait juif au milieu  des réalités proprement capitalistes, mais elle lui a donné une importance nouvelle, à travers un néo-antisémitisme auquel est venu répondre le sionisme, jusqu’à produire ce que R. Luxembourg et avec elle l’ensemble du mouvement socialiste puis communiste estimaient négatif et impensable : la fondation d’un Etat juif, dont l’armature initiale fut constituée par la partie non négligeable du mouvement socialiste passée au sionisme.  Comme l’a montré I. Halevi (Question juive, Ed. de Minuit), ce qui était lien religieux est devenu lieu national : la Loi s’est incarnée en un territoire. La faillite de la révolution prolétarienne a rendu caduque la critique marxienne puis marxiste de la question juive, provisoirement, mais ce provisoire a la vie dure.

     «  Les vainqueurs ont toujours raison », disait Mao (il s’y connaissait en défaite prolétarienne, puisque son succès reposait sur celle des ouvriers chinois au cours des années 1920). Il n’y a rien de très étonnant que la prise de position de Marx, après n’avoir rencontré presque aucun écho en 1844, n’ait été republiée qu’en partie en 1881, puis en totalité en 1902 et 1927, sans jamais influencer le cours des événements en Europe ou au Moyen Orient. Là encore, comme l’écrivait Luxembourg en 1903, nos « besoins » n’ont pas encore atteint le niveau où ils pourraient « utiliser les idées de Marx ».

     Ce n’est pas la question sociale qui a réglé la question juive. Ce sont des réalités précapitalistes qui ont survécu et prospéré au point de produire des nations là où bien peu les attendaient. Le capitalisme a beau être universalisateur, il crée et recrée sans cesse des séparations et des frontières.

     Toutes ces raisons expliquent qu’environ cinq millions de personnes habitent aujourd’hui un territoire où ils sont assurés de ne pas être traitées de « sales Juifs ». Que ce peuplement se soit effectué aux dépens d’une autre population, c’est certain, mais on n’y répondra pas en dédoublant l’Etat installé depuis cinquante ans en Palestine, en complétant le foyer-refuge juif par un foyer palestinien, dont tout montre que même s’il existe, il n’aura aucune viabilité.

     Les deux millions de Juifs ashkénazes, les deux millions de Juifs sépharades et le million de Juifs russes (à supposer que ces catégories aient un sens) se réinstalleraient-ils tous volontairement au Texas, les masses palestiniennes y gagneraient simplement à être pauvres chez elles, comme les Algériens après 1962, ou les Noirs du Zimbabwe ou d’Afrique du Sud depuis la fin de la domination blanche. Le sionisme n’est pas la cause de la misère des prolétaires palestiniens : il l’a seulement accentuée. Faire comme si l’avènement d’un Etat palestinien offrait la solution, c’est oublier que les conditions sociales et géopolitiques qui font la prospérité (en partie artificielle) d’Israël ne sont pas des choses, ne sont pas des rails, des vergers ou des usines Hi-Tech dont les Palestiniens pourraient disposer à leur profit si les Juifs partaient : ces équipements et ces usines sont des rapports sociaux, et n’existent que parce que les émigrants juifs ont apporté les conditions (et pas seulement de l’argent) qui rendent ces trains, ces vergers et ces technologies de pointe viables dans la région et sur le marché mondial. Les Palestiniens ne manquent évidemment pas d’ouvriers qualifiés, de chercheurs et de managers, et pourraient en former d’autres, mais la grande majorité vit encore sous une domination « formelle » du capital, où ne règnent ni le salariat ni la modernité marchande. On ne remplace pas la population d’un pays capitaliste par une autre comme on change le personnel d’une entreprise.

     Le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » a privé de droits bien des peuples. Cependant, déclarer : « Seule la révolution règlera le problème », relève de la position de principe. Le principe est juste, la position aujourd’hui inopérante, mais on voit mal quel autre parti prendre, quelle meilleure contribution effective apporter au très faible mouvement communiste qui se manifeste dans la région.

[9]  Pour nous, la révolution sociale est possible, et non certaine ni automatique. Mais certains marxistes soutiennent une théorie de l’écroulement du mode de production capitaliste selon laquelle la révolution sociale advient à un certain point de développement des forces productives capitalistes. L’histoire abonde en théories de ce type, mais le capitalisme n’en continue pas moins d’exister. Ces théories ne laissent aucune place à l’individu : les masses y accomplissent une mission historique. Nous estimons nécessaires à la fois un certain développement des forces productives, et la volonté d’une majorité des masses de détruire le pouvoir capitaliste destructeur et totalitaire. Qu’en pensez-vous ? Pannekoek n’était-il pas plus près de la réalité possible quand il écrivait en 1934 : « L’écroulement du capitalisme, c’est l’auto-émancipation du prolétariat » ? 

     Cette phrase exprime une vérité profonde. Il n’est pas indifférent qu’elle vienne en conclusion d’un texte intitulé La théorie de l’effondrement du capitalisme, dont le but est d’examiner en quoi le fonctionnement même d’un tel système entraîne des crises (dont Pannekoek estime d’ailleurs la théorisation par H. Grossmann plus juste que celle de R. Luxembourg, et pour l’essentiel nous sommes d’accord avec lui; l’article de Pannekoek est reproduit dans La Gauche communiste en Allemagne, Payot, 1976). Ainsi,  le même texte s’interroge sur les contradictions propres au capitalisme, et affirme que seule l’action des prolétaires dépassera ce système. Cette dualité mérite explication.

     A partir des années 1840, contre le « socialisme utopique » qui en appelait à la raison, à la morale, à la bonne volonté bourgeoise ou à l’idéalisme ouvrier, le communisme a voulu se fonder sur des bases historiques, celles créées par un capitalisme qui donne aux prolétaires modernes, produits de l’ère industrielle, une capacité de faire la révolution dont les exploités avaient été auparavant incapables (ou peu désireux, l’un allant avec l’autre). En même temps, en affirmant et réaffirmant que l’émancipation des travailleurs serait l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, les communistes excluaient ipso facto une révolution créée automatiquement par le seul jeu des forces productives déchaînées par le capitalisme. Quand à la veille de 1914 Luxembourg entend prouver l’inévitabilité d’une crise finale, elle n’en attend pas la révolution : le capitalisme court à la destruction et à la guerre, non à son auto-destruction, et son dépassement, pour l’auteur de L’Accumulation du capital, exige l’action consciente des prolétaires. Une vingtaine d’années plus tard, écrivant au milieu d’une crise mondiale comme le capitalisme n’en avait jamais connue mais qui entraînait peu de soulèvements révolutionnaires (au contraire, elle coïncidait avec le triomphe de Staline et d’Hitler), Pannekoek rappelle que le capitalisme apporte la possibilité d’une émancipation humaine, non sa certitude.   

     Si Marx n’a jamais achevé son Grand Œuvre, seulement publié le premier Livre du Capital et rédigé les manuscrits des deux suivants, au lieu des six prévus, on ne peut l’expliquer seulement par le perfectionnisme, le manque de temps ou la maladie. D’après ce que nous apprennent ses biographes et sa correspondance, il ne lui échappait pas que la publication d’un tel traité n’était pas vraiment une priorité pour le mouvement communiste. Ceux qui ont puisé ensuite dans son œuvre font plutôt leur miel de textes parfois de circonstance, parfois de réflexion personnelle, souvent inachevés, voire considérés comme secondaires par leur rédacteur : des articles de jeunesse, la première partie de L’Idéologie allemande, les manuscrits de 1844, le livre contre Proudhon, le Manifeste, les manuscrits de 1857-61 puis de 1861-65, sa défense de la Commune, et des lettres, notamment sur la Russie. Les révolutionnaires trouvent plus leur inspiration dans les Grundrisse que dans les Livres II et III du Capital. Plus la théorie communiste s’approche de la « science », moins communiste elle est. « Je n’ai pas le temps de devenir savant », écrivait Coeurderoy. 

     Niveaux objectif et subjectif ne s’opposent pas comme le blanc au noir, ni ne se confondent en gris. Une révolution communiste ne sera jamais le fruit d’un libre arbitre. Les phases et les crises de l’imbrication du capital et du travail importent en ce qu’elles donnent un cadre historique. Tout n’est pas possible n’importe quand par un bel élan de volonté. La révolution était exclue en 1852, en 1872, ou en 1944 (quoi qu’en espéraient ceux qui voyaient un nouvel Octobre 17 sortir de la fin de la guerre). Certaines périodes de crise offrent des possibilités : il dépend des prolétaires, il dépend de nous de les exploiter. Rien ne garantit l’éclatement d’une révolution prolétarienne, et si elle survient rien n’en garantit le succès. Aux échecs, la théorie équivaut à la réalité : pas en histoire. La lutte de classes ne se comprend pas avec l’objectivité du chimiste analysant des réactions moléculaires. Le communisme ne se prouve pas. Tant pis pour ceux qui ont besoin de garanties. 

[10]  A votre avis, quelle est la force et la faiblesse des thèses bordiguistes, communistes de conseil, opéraïstes et situationnistes qui (à côté d’une grande partie – mais pas de la totalité – de l’apport de Marx et des expériences et des luttes ouvrières) constituent la source principale d’action et de pensée anti-capitalistes ? En quoi selon vous ces thèses et ces mouvements ont-ils réussi et échoué ?

     La réponse étant en partie exposée dans Le Roman de nos origines (La Banquise, n°2, 1983 ; paragraphes disponibles sur www.geocities.com/~johngray), nous nous bornerons à résumer l’apport positif de ces courants, en gardant à l’esprit qu’il ne s’agit pas de théoriciens  en chambre : en 1920, la Gauche communiste allemande et italienne n’était pas groupusculaire,  mais une force historique.

    La Gauche « allemande » (au sens large, incluant beaucoup de Hollandais, sans oublier des héritiers un peu lointains, certains ingrats comme Socialisme ou barbarie) insiste sur la révolution comme auto-activité, auto-production par les exploités de leur émancipation. D’où le rejet de toute médiation : parlement, syndicat ou parti.

     La Gauche « italienne » (là encore, débordant hors de l’Italie, en Belgique notamment) rappelle qu’il n’y a pas communisme sans destruction du système marchand, du salariat, de l’entreprise en tant que telle, et de toute économie en tant que sphère spécialisée de l’activité humaine. (Nous ne revenons  pas ici sur l’analyse du fascisme et de l’antifascisme, abordée dans la réponse 5. Pour un condensé de ce qui sépare Gauches allemande et italienne, on peut confronter les Cinq thèses sur la lutte de classe de Pannekoek (1947) à leur critique dans Prometeo l’année suivante : (Dis)Continuité, n°24, février 2007 : F. Bochet, Le Moulin des Chapelles, 87800 Janailhac.)

     Ce que Bordiga et les bordiguistes définissaient comme programme à réaliser une fois détruit le pouvoir politique bourgeois, l’IS montre qu’il ne peut réussir sans mise immédiate en dépérissement de l’échange marchand, du salariat et de l’économie, par un bouleversement de tous les aspects de la vie, qui ne s’accomplira pas en une semaine ou un an, mais n’aura de portée et de succès que s’il s’amorce dès le début de la révolution.  

     Schématiquement, la Gauche allemande aide à voir la forme de la révolution, la Gauche italienne son contenu, et l’IS le processus seul à même de réaliser ce contenu.

     L’apport opéraïste ne se situe pas au même niveau que les précédents, ne serait-ce que parce qu’à ses origines, dans les Quaderni Rossi (1961-66) par exemple, il considère les pays capitalistes d’Etat comme « socialistes ». Il met la relation salariale au centre de nos sociétés, donne à la classe ouvrière un rôle actif sinon moteur dans l’évolution du capitalisme, périodise celui-ci selon les formes de soumission du travail au capital, et invite à partir de là à une analyse prospective.

     Dire que la gauche allemande se fonde sur l’expérience prolétarienne, la gauche italienne sur le futur et les situationnistes sur le présent, suffit à montrer en quoi ces contributions s’opposent, au risque de nous égarer parmi tant de miroirs. Mais il y a aussi là une convergence qui aide à comprendre la révolution commecommunisation : il ne s’agit ni de prendre le pouvoir ni de passer à côté, mais de le détruire en même temps qu’on transforme l’ensemble des relations sociales, chaque moment du double processus renforçant l’autre.

[11]  Au moment où nous rédigeons ces questions, les ouvriers de Volkswagen en Belgique font grève pour garder leur emploi afin de survivre sous le capitalisme. Sans nier leur rôle considérable pour l’expérience ouvrière,  des luttes de ce type ne sont-elles pas finalement dénuées de perspectives, et cause de nouvelles frustrations chez ceux qui les mènent ? Car la situation de ces ouvriers n’est pas bonne, elle était déjà mauvaise avant et ne s’améliorera pas, quelque « victoire » que remporte le syndicat ou Volkswagen. Quelle devrait être la perspective de tels combats, et en quoi pourrions-nous contribuer à leur donner une perspective ?

     Nous répondrons par une question : s’agit-il vraiment de donner une perspective ? Quand il y a lutte, la meilleure théorie, la meilleure stratégie seront impuissantes à proposer aux participants un niveau de relation ou d’action supérieur à celui qu’ils entretiennent et pratiquent déjà. Les radicaux ne radicalisent pas. Ni vous ni nous ne sommes dirigeants ou conseilleurs. Seule une période de crise profonde est susceptible de faire se rejoindre revendication et rupture.

     Le réformisme est anti-révolutionnaire quand il s’institutionnalise, se politise et se théorise. Sinon, il n’y a rien de négatif en soi à chercher à vendre sa force de travail plutôt que de pointer à l’ANPE. Rares sont les chômeurs heureux et critiques de la société. En général, ceux qui le sont peuvent l’être parce qu’ils étaient déjà un peu plus que de simples salariés avant de perdre leur emploi, et sont désormais à même de profiter de leur chômage pour devenir des critiques de la société à plein temps : ce ne saurait concerner qu’une minorité de chômeurs. Globalement, le chômage de longue durée mine au moins autant l’énergie prolétarienne que ne le fait l’obligation de franchir chaque matin la porte d’une entreprise.  

[12]  Ces luttes ne contiennent-elles pas un risque d’ « autogestion », comme autrefois à LIP ou récemment chez Zanon et Bruckman en Argentine ? Comment passer du terrain de la classe, de la société de classe, de la lutte pour de meilleurs salaires et conditions de travail, où le travailleur lutte en tant que travail pour son existence de travailleur, à un niveau supérieur, celui de l’accession à une communauté humaine ? A ce sujet, pourriez-vous préciser le concept de communisation ?

     Au sens plein du mot, l’autogestion est intenable à long terme dans cette société. Il faut vraiment des liens affectifs exceptionnels pour que ne s’instaure pas une différence, puis une division entre ceux qui se spécialisent dans la gestion de l’entreprise autogérée, et ceux qui effectuent le travail à la base. L’idéal autogestionnaire est peut-être mieux réalisable par une petite structure vivotant dans un secteur peu concurrentiel, donc dispensée d’exigences de rentabilité, et qui relève plus de la bande de copains que de l’économie. Quoique l’expérience prouve qu’amitié et entreprise font rarement bon ménage. LIP ne serait sans doute pas entré dans la légende si la tentative avait perduré au point de forcer à séparer « dirigeants » et « exécutants ». Tant que LIP a vécu en autogestion, ses salariés ont plus vendu de montres déjà produites qu’ils n’en ont fabriqué ensemble. Mais l’échec a permis le mythe.

     Les limites de l’autogestion n’empêchent pas des salariés de la tenter, généralement en réaction à la faillite de l’entreprise ou au départ du patron pour motifs politiques. Les exemples abondent, et concernent parfois un grand nombre d’entreprises d’un même pays, comme au Portugal en 1974-75 ou en Argentine après 2001. L’autogestion, c’est le maximum d’autonomie ouvrière possible dans une entreprise non remise en cause en tant qu’entreprise. Le « risque » de tentative autogestionnaire existera donc toujours.

      Quant au passage à un niveau supérieur (qui aille dans une direction opposée à l’autogestion), ni nous ni personne n’en détenons le secret, et il ne dépend pas de notre intervention. Votre interrogation nous semble contradictoire avec les affirmations parfaitement justes de votre question 9 sur la non-automaticité en histoire. Tout événement, et a fortiori une crise sociale, comporte une part irréductible à l’analyse. Nul n’avait prévu 1968, ni son déclenchement, ni son déroulement, ni son dénouement.

     Au sujet de la communisation, nous renvoyons à la réponse 10. Pour lever un faux débat, précisons qu’il ne s’agit en rien d’une « socialisation » de type social-démocrate. C’est même le contraire. Quand après 1918 les austro-marxistes au pouvoir à Vienne socialisaient une partie de l’économie, non seulement ils en confiaient la direction à des chefs et experts syndicaux ou de parti, mais ils gardaient à ces entreprises leur nature d’entreprise, c’est-à-dire de pôles de valeur en rivalité avec des pôles concurrents (autre chose est de savoir si elles étaient vraiment concurrentielles). Salariat et marchandise persistaient, donc le capitalisme. Si le pouvoir patronal dans les ateliers était tempéré… par celui des bureaucrates, rien dans ce processus n’amoindrissait la puissance politique de la bourgeoisie, qui conservait directement ou indirectement la main sur la police, l’armée et la justice, et en a fait ensuite usage à maintes reprises en réprimant sans pitié les revendications ouvrières. Toutes les expériences de ce type, en France après 1945 par exemple, ont suivi ce modèle.

     Communiser, ce n’est pas collectiviser les quartiers, les usines et les champs en laissant intacte la machine d’Etat. La transformation sociale ne remplace pas la destruction du pouvoir politique, elle la consolide, et l’une ne va pas sans l’autre, sinon les deux échouent. 

[13]  Nos critiques et nos positions nous valent d’être qualifiés d’incorrigibles rêveurs et d’utopistes  qui feraient mieux de tenir compte des réalités. Etes-vous aussi des rêveurs et des utopistes irréalistes ?

     L’exploitation de l’homme par l’homme règne dans la plupart des sociétés passées et présentes, le capitalisme est bien là, et l’histoire du mouvement communiste moderne se lit comme une suite d’échecs. En ce sens, oui, on peut nous qualifier de rêveurs. De sa prison, le 14 juillet 1796, Babeuf conseillait à un ami de fouiller dans ses papiers : « Tu pourras rechercher dans ces chiffons et présenter (..) ce que les corrompus d’aujourd’hui appellent mes rêves. »

  Pourtant, nous (et vous, sans aucun doute) tenons mieux compte de la réalité que les « réalistes ».

     Le 20e siècle et, pour ce qu’on en voit, le 21e, confirment amplement le devenir catastrophique promis au capitalisme par la critique radicale. Contrairement à ce qu’elle annonçait (et continue d’annoncer, pour un lendemain toujours reculé), cette civilisation s’avère incapable de mettre un terme aux guerres, oppressions et exploitations en tous genres. Les millions de victimes de Staline et de Mao étaient sacrifiées à l’accumulation primitive du capital. Le système marchand et salarial n’est certes pas directement responsable des bras mutilés au Ruanda pour motif « ethnique » et des têtes coupées  en Indonésie pour motif « religieux », mais les pires massacres, à ne considérer que le critère du nombre, ont lieu au cœur du monde industriel, comme en témoignent les montagnes de cadavres de  deux guerres mondiales.

     Laissons ces extrêmes pour tourner le regard vers les contrées où le capitalisme serait le plus adouci, où il se présente à visage humain. Un Norvégien se flattait que son pays ignore la grande pauvreté. Libre à lui de se réjouir d’habiter Oslo plutôt que Chicago. Mais que penser d’un système qui en cent ans de social-démocratie n’a même pas réussi, non bien sûr à éliminer l’exploitation (là n’était pas le but), mais à supprimer la pauvreté, et se contente d’une petite pauvreté ? Il y a de l’indécence dans ce « succès », de l’irréalité dans ce triste constat.

     Nous sommes donc au moins autant dans le réel que nos critiques. Mais que nous apparaissions hors de la société, c’est exact. Nous sommes dans ce monde, et ce monde n’est pas le nôtre :  « (..) ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde. » (Baudelaire)  

     L’une des fonctions de la théorie, ou plus simplement de l’expression d’idées à ambition révolutionnaire, n’est pas de diriger, d’éclairer ou d’informer les prolétaires, mais de permettre à une minorité de ne pas perdre pied dans cette société, de se (re)connaître, de nouer des liens un jour utiles.  D’ici ce jour, la totalité des tracts, des livres et des sites Web révolutionnaires (y compris ceux émanant de camarades plus productifs que nous) resteront peu de chose en comparaison des milliards de phrases et d’idées conservatrices et réformistes que fabriquent chaque minute l’école, la politique, les médias et Internet. La critique radicale ne trouvera sa validité qu’avec la venue d’un temps qui donnera une réalité historique à ce qui se limite aujourd’hui à une minorité le plus souvent silencieuse. Alors, seulement, rencontrerons-nous ce qu’Isidore Ducasse appelait de ses vœux, « le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit » (1er Chant de Maldoror).

[14]  A notre avis, « le 11 septembre » a donné lieu à une gigantesque manipulation médiatique. Chaque jour, des milliers d’êtres humains meurent en raison de l’ignorance, de la pénurie organisée, de la pression ou de la répression du mode de production capitaliste, et personne n’en parle. Les victimes du 11 septembre, elles, sont à la télévision, et servent à légitimer officiellement la politique et la guerre. La société démocratique nous révèle de plus en plus son vrai visage : non pas le méli-mélo libéral de l’Etat providence, mais la dictature totalitaire du capital, qui ne se manifeste pas seulement par la politique à la Big Brother, mais aussi par la contrainte de se vendre en tant qu’esclave salarié.

     Les 3500 victimes de Manhattan pèsent en effet plus lourd dans le discours et l’opinion publics que des milliers d’autres cadavres en Afghanistan ou au Congo, et il n’y a là rien que de très « normal » : les morts dominants sont les morts des sociétés dominantes. 

     Cependant, nous réserverons l’expression dictature totalitaire à des régimes comme ceux d’Hitler ou de Kim Jong-il, non à ceux de Bush ou d’A. Merkel. Aux Etats-Unis ou dans la France ou l’Italie d’aujourd’hui, le capitalisme imprègne tous les aspects de la vie, mais maintient une concurrence politique, idéologique, culturelle, etc., utile à sa concurrence économique, et qu’on qualifiera plus justement de démocratique que de dictatorial.

     Y a-t-il eu manipulation après le 11 septembre 2001 ? Se laisse manipuler celui qui y consent, et acceptait déjà, avant, l’essentiel des comportements et des codes dominants. Le drogué de la lecture du quotidien ou de la vision du « J.T. » de 20 heures sera la proie naturelle des émotions médiatico-politiques de masse.

     Les médias n’imposent d’ailleurs pas n’importe quoi. Même Goebbels ne pouvait nier que Stalingrad était une défaite, ni que les bombes alliées ravageaient le Reich. En Occident, personne ne croit qu’aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone, ni que le Mossad aurait commandité l’attaque contre le World Trade Centre. Là où on le croit, dans certains pays ou milieux musulmans, c’est qu’une partie de l’opinion est déjà prête à accorder à Israël une toute-puissance maléfique.

     Le 11 Septembre 2001 n’ouvrait certainement pas une nouvelle époque. Mais sonimpact avait quelque chose d’inédit par sa révélation de la vulnérabilité d’un système qui se veut omniscient et indestructible, en un lieu hautement chargé de sens : le pays symbole de la force capitaliste était pour la première fois frappé au cœur. Manhattan n’est pas Pearl Harbor. Les médias n’ont pu jouer qu’à partir de ce fait massif, et l’idée de manipulation a le défaut de masquer des contradictions que la destruction des Twin Towers n’a fait aggraver.

     En effet, les attentats du 11 Septembre ont permis aux Etats-Unis d’accentuer le contrôle social et policier sur leur territoire, tout en les encourageant à s’embarquer dans des expéditions militaires au bilan pour eux négatif. De plus, si la « guerre contre le terrorisme » rassemble l’opinion autour de l’Etat (et pas seulement outre-Atlantique, comme on l’a vu en Angleterre après les bombes dans le métro londonien), le mélange de fragilité et d’agressivité étasuniennes favorise aussi des contestations de toutes sortes, bien peu communistes le plus souvent, mais qui relativisent l’idée de manipulation. Il n’y a pas de main invisible tirant les ficelles et capable de faire avaler presque tout mensonge, mais une multitude de mains et de têtes pensantes. Quand la droite espagnole a attribué les attentats dans les gares de Madrid à une ETA qui n’en était manifestement pas responsable, la manœuvre a échoué, et le mensonge n’a pas été pour rien dans la victoire de la gauche aux élections suivantes. Il fallait un Staline pour obliger la presse à publier n’importe quelle nouvelle, que la population n’avait d’autre solution que de croire, ou de faire semblant. Nous ne vivons pas dans le1984 d’Orwell. Le « polycentrisme » est une caractéristique du capitalisme sous la domination réelle : l’Etat concentre une puissance inouïe sans avoir pour autant besoin de tout régenter, puisqu’il contrôle l’essentiel, et pourra le cas échéant rapidement réunir sous son emprise les principaux fils qui trament le tissu social.    

     Pour rester dans les mots, esclave salarié nous semble une formule malheureuse. Certes, il arrive que le salarié soit traité en esclave, dans le capitalisme bureaucratique ou dans certains aspects du capitalisme « de marché ». Il n’empêche que l’esclavage est une chose, et le salariat une autre, très différente, en ce que la vente de la force de travail suppose une certaine liberté, une disposition de soi.

     Si nous préférons éviter des formules comme dictature, totalitarisme ou esclavage, quand il s’agit de démocratie et de travail salarié, ce n’est pas par souci de la nuance : qui veut changer le monde sera toujours un exagéré, comme l’on disait à Paris vers 1795, et passe facilement pour un provocateur (voir la réponse 21). Mais il importe de saisir ce qui fait la spécificité et la force du capitalisme.  

[15]  Que pensez-vous des émeutes de banlieue en octobre et novembre 2005 ?  Beaucoup d’émeutes ont eu lieu dans les banlieues françaises depuis des années. En quoi celles de 2005 atteignent-elles un niveau supérieur ?

     Il est douteux que les émeutes de 2005 soient allées au-delà de celles qui secouent les banlieues françaises depuis une bonne vingtaine d’années. En particulier, leur capacité à dépasser les causes de leur déclenchement, à se donner d’autres cibles que la police et l’environnement immédiat, à sortir de la cité ou du quartier, à s’agréger à d’autres couches que celles qui les ont lancées, à se trouver des « alliées » ou des correspondants, cette capacité ne semble pas supérieure en 2005 à celle manifestée auparavant, et semble même moindre. Par exemple, au contraire d’émeutes antérieures, celles-ci sont restées masculines, et ne se sont pas accompagnées de pillage « populaire ». Si importants soient-ils (cf. notre Ce que nous voulons : Rien), ces événements n’ont pas de portée plus universelle que par exemple des grèves face auxquelles certains camarades font preuve – avec raison – d’un esprit critique qui leur fait défaut devant ces émeutes. Un affrontement avec la police n’est pas en soi porteur d’un contenu subversif qui parlerait de lui-même. Rien n’est radical en soi, ni la violence anti-flics, ni le fait de susciter la hargne bourgeoise, ni une vie en marge du salariat, ni la gratuité, ni l’autonomie, ni même la communauté solidaire si elle se referme sur le groupe qui la pratique. La violence exercée par les opprimés n’est pas automatiquement libératrice.

     Loin d’être un dépassement des luttes actuelles des salariés, souvent combatives mais généralement défensives et « réformistes », les émeutes de banlieue les complètent en ajoutant une partialité à une autre, et ces partialités ne s’interpénètrent pas, ne s’incitent pas mutuellement à transcender leurs origines spécifiques pour produire un terrain commun. Quand, à peine quelques mois plus tard, au printemps 2006, une partie de la jeunesse des facs et des lycées s’est dressée contre le CPE, il y eut très peu de liens avec les marginalisés du système scolaire insurgés fin 2005, et moins encore avec les salariés ayant un emploi. Tous ces mouvements sont bien des effets d’une même cause, la condition faite au travail, mais ils y répliquent par une juxtaposition de résistances qui ne se rejoignent pas, ne s’en prennent pas à la généralité du phénomène, et ne trouvent pas (pas encore) leur cause commune. 

     Au positif revendiqué par les prolétaires au travail (un emploi, une protection, un meilleur revenu -  revendications en elles-mêmes nullement négligeables), s’ajoute l’action négative de prolétaires hors travail. Parler de « négativité » n’a rien de péjoratif, et désigne simplement une limite : pas de révolution sans travail du négatif, pas de révolution non plus si elle en reste à la négation. Au  pacifisme social fréquemment (pas toujours) pratiqué par les salariés dotés d’un emploi ou craignant de le perdre, fait écho une violence qui ne sait que trouver ses ennemis, non ses amis.

[16]  Il semble que beaucoup de gauchistes aient perdu le contact avec la jeunesse et les habitants des banlieues. Il n’y a pas eu de revendications hostiles à l’Etat comme dans les années antérieures. Est-ce parce que la jeunesse se fait moins d’illusions sur l’Etat providence en France ou sur le capitalisme lui-même ?

Ces émeutes ont-elles été aussi destructrices que le capitalisme lui-même ? Y a-t-il eu des tendances comme dans l’Angleterre des années 80, à Toxteth par exemple où des jeunes rejetaient la restauration du Welfare State et la création d’emplois demandées par les politiciens de gauche, et où ces jeunes voyaient « Des chaînes plus longues et des cages plus grandes » ?

     Les séparations évoquées dans la réponse 15 se reflètent dans le découpage sociologique des diverses clientèles de la gauche et du gauchisme. Schématiquement, PCF et CGT sont implantés chez les salariés au travail. LO, désormais défenseur attitré des « travailleuses, travailleurs », n’a qu’incompréhension et mépris pour ce qui déborde « du calme et de la dignité », et son hostilité aux émeutiers de 2005 prend le relais d’un PCF qui en 68 opposait « la pègre » aux braves gens qui ne brûlent pas de voiture. Quant à l’altermondialisme, recrutant avant tout dans les classes moyennes, il est incapable de capitaliser une frange de la jeunesse - immigrée ou non - qui ne demande rien, ni emploi, ni syndicat, ni organisation politique, ni citoyenneté, et n’a qu’une force de refus. Nous ne faisons pas la fine bouche devant les événements de novembre 2005, mais la situation actuelle conduisait un tel embrasement à ne produire autre chose que lui-même, sans plus amorcer une « recomposition » de classe (pour employer la formule autonome) que ne l’ont fait divers conflits sur le lieu de travail. Au risque de passer pour nostalgiques, rappelons qu’il y a trente ou quarante ans, les pères de ces jeunes Maghrébins parvenaient (non sans mal, il est vrai) à faire grève avec leurs compagnons de chaîne « français ».

     Les émeutes anglaises, en 1981 et les années suivantes, approchaient d’une convergence entre critique du travail par les exclus du travail, et action revendicative « dure » par les salariés disposant d’un emploi. Sans opposer les rébellions d’alors à celles d’aujourd’hui sur une échelle de Richter des luttes de classe, c’est un fait que les émeutes actuelles restent à l’intérieur des limites sociologiques et géographiques de leur explosion et de leur déroulement. Nous ne disons évidemment pas qu’il en ira toujours ainsi.

     Si nous élargissons le tableau de la minorité émeutière à la masse des déshérités de ces banlieues, il n’est pas sûr que les illusions aient régressé. Certaines dépérissent en effet (sur les partis de gauche ou l’Etat providence) ; d’autres gagnent du terrain (sur un mouvement civique né de la base, décidé à faire usage du droit de vote, et qui s’imagine capable de réussir là où PCF et PS ont failli, voire capable de redonner un sang neuf à ces mêmes PCF et PS). L’absence de mots d’ordre anti-étatiques vient plus de ce que la lutte (fin 2005 comme au printemps 2006) n’accède pas au stade où le refus de l’Etat prendrait un sens concret. Que cela plaise ou non, c’est encore de l’Etat et de la politique que l’on attend une solution, mais d’un Etat et d’une politique rénovés on ne sait comment. 

[17]  On dit qu’une organisation islamiste a lancé une fatwa contre les émeutes et les émeutiers. Quel rôle ont joué les mollahs et les organisations islamistes dans ces émeutes ? La religion est-elle une force dans les banlieues, et comment s’y oppose-t-on ?

     La fatwa effectivement lancée contre les émeutiers ne paraît pas les avoir beaucoup arrêtés. L’Islam n’a ni voulu inciter à la révolte, ni pu la freiner. Autre chose est son influence, en général, dans les quartiers où vivent beaucoup de personnes d’origine maghrébine, turque ou africaine. Là, en effet, il joue un rôle de conservation sociale, habituel à toute religion, qu’il ne faut pas exagérer, mais indiscutablement plus pesant qu’il y a vingt ou trente ans. Le fils désoeuvré de l’ex-OS algérien ou marocain se préoccupe plus de religion que ne le faisait son père du temps qu’il travaillait chez Citroën. Ce seul fait dément l’illusion que la désocialisation causée par la fin des grandes usines suffirait à produire un « nouveau » prolétariat, mobile, sans attaches, volatile et potentiellement universel, disponible pour la critique sociale dont le col bleu prisonnier des chaînes et des valeurs du travail aurait été incapable. (Sur la religion, cf.Le Présent d’une illusion)

     A la critique religieuse de la société, critique faussée mais parée de certaines apparences, répond cette non-critique de la religion qu’est la laïcité, qui ne rejette pas la religion mais proclame la neutralité supposée de l’Etat en matière religieuse, comme si l’Etat se tenait au dessus des croyances individuelles et collectives. Le principe laïc, c’est la reconnaissance de l’intérêt supérieur de l’Etat. 

[18]  Certains n’ont pas attendu les émeutes de banlieue pour affirmer que la notion de classe n’est plus pertinente : avant Mai 68 en France, il se disait déjà que la classe ouvrière était intégrée par l’intermédiaire du Welfare State, et que les travailleurs intériorisaient la discipline, la contrainte économique et les exigences du capital. Certains soutiennent qu’il n’y a plus de classes, seulement des composants du capital puisque le travail lui-même est un composant du capital, et  qu’il reproduit toujours plus le salariat et le capital. Quel est votre avis ?

     Chaque fois que le prolétariat disparaît de la scène historique, apparaît la théorie de son inexistence.

     Quoiqu’un travailleur sur trois en France puisse être qualifié d’ouvrier, le mouvement ouvrier tel qu’il agissait aux Etats-Unis, en Europe et au Japon jusque dans les années 1970, et plus tard ailleurs, dans la Pologne de Solidarnosc par exemple, n’a plus de réalité sociale. Il commence à en (re)trouver une avec l’industrialisation accélérée de pays comme la Chine, mais semble absent des zones de vieux capitalisme. Aussi est-il tentant de chercher un autre sujet révolutionnaire, plus englobant, moins pris dans le mécanisme de reproduction de cette société, peu enclin à adhérer à la glorification  du travail et du développement industriel. Ce que toute une époque a présenté comme la clé de la révolution – l’ouvrier d’usine – passe désormais pour son verrou, qui heureusement aurait disparu. Aussi, à la place des prolétaires définis par leur place dans la production, on théorise l’ensemble de ceux qui sont ou seront radicaux parce que justement ils n’y trouvent aucune place, parce que le capitalisme les précarise, les licencie ou les exclut carrément du travail. Au lieu d’un prolétariat travaillant dans des usines supposées moins nombreuses qu’autrefois (ce qui est d’ailleurs faux), nous aurions un précariat de 1, 2 ou 3 milliards de personnes. Surtout, au lieu d’avoir pour centre la lutte contre l’exploitation dans le travail, le mouvement révolutionnaire n’aurait plus de foyer central, et naîtrait d’une multitude de résistances contre toutes les formes de domination : de la révolte du salarié contre le patron, certes, mais tout autant de l’immigré contre le xénophobe, du métissé contre le raciste, de la femme contre le sexiste, du minoritaire sexuel contre le conformiste majoritaire, de l’artiste de rue contre le Lagarde &  Michard, de la culture-monde contre l’identité nationale, de l’ouverture contre l’intolérance, du ludique contre le contraint, de la coopérative contre la grande entreprise, du producteur local contre la multinationale, de la base contre les dirigeants, de l’autonomie contre la hiérarchie, du citoyen contre le gouvernement, etc. La notion de domination n’a de sens qu’étendue à tous les domaines, car la centrer sur la domination d’un groupe social sur un autre redonnerait un rôle décisif à des différences de classe, alors que le concept a justement pour but d’enlever toute centralité au travail et aux classes.   

      Le défaut d’une telle vision n’est pas de se fonder sur des réalités fausses, car beaucoup d’entre elles existent bel et bien, mais d’empiler un ensemble de phénomènes dont l’addition n’explique pas comment la société fonctionne et se perpétue, pas plus qu’elle n’explique comment cette société pourrait être transformée. Si Mohammed trouve moins facilement de travail que Patrick (ce qui est exact), c’est parce qu’existe une discrimination contre le Maghrébin, mais cette discrimination ne joue que par rapport à une logique qui veut que le capital embauche le travail qui rapporte et, parfois, préférera Mohammed à un « de souche ». En 1960, Citroën «  importait » des Maghrébins parce qu’ils étaient supposés plus dociles donc plus productifs sur les chaînes. Faire de la discrimination la cause principale masque la véritable causalité. Aucune société n’additionne des dominations : elle les hiérarchise et organise selon un axe lui-même dominant, c’est-à-dire dans notre société autour du rapport capital/travail.  

     On peut voir dans la théorie de la domination un renouvellement de l’anarchisme (mot qui n’a pas pour nous valeur d’insulte) : elle met en avant l’opposition de la liberté et de l’autorité,  de   l’individu ou du groupe auto-défini face au pouvoir, de l’exécutant contre le dirigeant, de la commune contre l’Etat, du bas contre le haut, et en fin de compte de la démocratie contre la bureaucratie.

     En réalité, il est très rare qu’il y ait domination sans exploitation. Celui qui domine en retire presque toujours aussi des avantages matériels. La domination est une condition de l’exploitation, et là où règne l’économie, l’exploitation est centrale. Nous ne vivons pas dans un monde de la domination où, « en plus », existerait le capitalisme, comme une forme de domination parmi d’autres : c’est lui qui structure les phénomènes de domination, dont bien sûr certains des plus importants (la propriété, la famille, la religion, l’Etat) ont précédé la révolution industrielle d’au moins plusieurs millénaires.

     L’accumulation du capital (par la mise au travail du prolétaire) est au cœur de notre monde, de façon différente à Dakar, à Berlin et à New Delhi, différente aussi selon les quartiers de Dakar, de Berlin et de New Delhi, et selon les moments de la vie d’un même habitant d’une de ces villes. Le camionneur sénégalais peut agir en salarié et affronter son patron, puis le soir se conduire en musulman tyran de sa femme et de ses filles. L’informaticien de New Delhi peut travailler sur son ordinateur en homme « moderne »  libre de tout préjugé, et à midi refuser le panier-repas apporté par un membre de la « mauvaise » caste. La double nécessité, pour le prolétaire de louer son travail, et parallèlement pour le bourgeois de rendre le plus productif possible la capacité de travail qu’il a achetée, cette double nécessité n’explique pas tout, mais sans elle, sans son rôle central, on ne comprend rien. L’enjeu théorique (reconnu par Marx en son temps) est d’admettre à la fois que la structuration en classes mène le monde moderne, et que ni Dakar ni Berlin ni New Delhi ne se réduisent à elle. 

     Notre position ne consiste pas à affirmer l’existence des classes, ni même d’une lutte des classes : début 19e, les meilleurs historiens bourgeois n’avaient pas attendu Marx pour interpréter la Révolution française comme un nœud de conflits de classes, ainsi que l’auteur du Capital l’écrivait lui-même (lettre à Weydemeyer, 5 mars 1852). Il ne dépend pas de nous que la lutte de classes persiste, et très peu qu’elle s’exacerbe. Le « problème » n’est pas qu’elle existe ou non, mais qu’elle trouve son terme, par une révolution communiste, qui n’a d’autre lieu où naître qu’une société travaillée par l’imbrication des prolétaires et des bourgeois. (Pour quelques développements sur ce thème, voir le début deL’Appel du vide, et les premiers paragraphes de Demain, orage). 

[19]  Pensez-vous que les surplus de population produits par le chômage, les habitants des banlieues, des ghettos, du tiers-monde, etc., jouent un rôle important dans le développement de la société capitaliste et donc dans sa destruction, et quel serait ce rôle ?

    Les demi- ou sous-prolétaires ont joué et continuent de jouer un grand rôle dans l’évolution capitaliste. I. Wallerstein voit même dans l’exploitation, loin du sol des métropoles industrielles, de semi-prolétaires, un des motifs principaux de l’expansion colonialiste, et une des sources majeures de profit encore aujourd’hui : ces travailleurs complétant leur salaire par d’autres sources de revenu, le capital n’a pas à payer entièrement la reproduction de leur force de travail, Sans doute Wallerstein force-t-il le trait : il n’en souligne pas moins une donnée importante.

     Mais ceux qui théorisent actuellement l’apparition de masses de prolétaires informels nous semblent à la recherche d’un prolétariat de substitution, plus nombreux et surtout moins « intégré » que les ouvriers des vieux pays industriels.

     Des salariés assurés et satisfaits d’un travail et du revenu qui l’accompagne ne se lanceront jamais dans une transformation communiste d’eux-mêmes et du monde. Mais aucune révolution ne sera non plus menée par des exclus définitifs ou quasi héréditaires du salariat. Si la révolution est critique de la richesse autant que de la pauvreté capitalistes, de la consommation autant que de la privation, de l’exploitation autant que de l’aliénation, du travail autant que du chômage, de l’argent autant que du manque d’argent, elle ne pourra être tentée que par des prolétaires ayant fait l’expérience de l’unet de l’autre, actuellement ou dans leur passé, personnellement ou à travers leurs proches. Des inemployables à vie peuvent s’insurger, non prendre à eux seuls l’initiative de communiser ce qui les entoure. Même s’ils se comptaient par milliards, des prolétaires informels n’ayant jamais connu le salariat n’en entameront pas la critique.

     En histoire, l’essentiel n’est jamais sociologique, encore moins dans une révolution, et moins encore si elle est communiste : un mouvement susceptible de découpages et d’interprétations  sociologiques prouve ainsi sa faiblesse ou son déclin. Il n’y aura révolution que par l’éclatement des séparations entre le travail et le non-travail, entre le lieu de travail et le reste de l’espace social, entre le travailleur et le marginal, mais seuls ceux qui ont connu (directement ou non) le salariat seront à même d’initier le mouvement.

     Cela ne signifie certainement pas que les ouvriers d’usine des pays dits industriels auraient une sorte de privilège, un « droit d’aînesse » révolutionnaire. Nous avons écrit, il y a longtemps, que le Japon ou les Etats-Unis, ne serait-ce qu’en raison de l’ampleur des constructions et des décroissances à y opérer, n’étaient pas plus proches du communisme que le Laos ou le Cameroun. Mais ces deux derniers pays ne joueront pas un rôle déclencheur dans un processus communiste mondial. Une fois le mouvement lancé, ils y participeront et, alors, leur contribution sera qualitativement égale à celle des vieilles régions industrielles.

     On entend aujourd’hui parler de précariat. Soit cette notion rappelle une évidence : le prolétaire est par nature précaire. En ce cas, il ne sert à rien d’inventer une nouvelle définition, qui ne fait que retenir un seul des traits constitutifs du prolétariat, au détriment de l’autre, tout aussi essentiel : le prolétaire est celui dont le travail valorise le capital. (Malgré ses mérites, la formule situationniste : « Est prolétaire celui qui n’a aucun pouvoir sur sa vie, et qui le sait », est réductrice.)

     Soit la notion de précariat vise à englober des foules immenses, dépassant bien sûr en nombre les ouvriers, mais aussi l’ensemble des salariés, jusqu’à inclure quasiment toute l’humanité. En ce cas, elle masque ce qu’a de spécifique le capitalisme, le réduit à une machine à déposséder, appauvrir et dominer, à une oppression plus oppressive que toutes les autres, à une domination simplement plus totale que les précédentes, appelant de ce fait un soulèvement lui aussi plus total, et donc voué au succès. La nouveauté du capitalisme serait de créer une masse de pauvres infiniment plus nombreux qu’il n’en a jamais existé, et surtout beaucoup plus unifiés (et par conséquent aptes à faire la révolution) qu’au temps où dominait l’agriculture. Plus moderne et plus ouverte que ses versions antérieures, cette théorie de la « crise finale » offre les mêmes charmes vains que les autres. 

[20]  Certains « révolutionnaires » et certains marxistes considèrent la référence aux besoins et aux nécessités des êtres humains comme « individualiste », « petite-bourgeoise » et « anarchiste ». Pour nous, ces besoins et ces nécessités sont une motivation essentielle qui conduit aujourd’hui à rejeter notre existence d’esclave salarié dans une société faite pour la marchandise, et hostile aux êtres humains, à leurs vies et à leurs désirs. Quel rôle joueront les besoins et les nécessités humaines dans une révolution future, et quel rôle jouent-ils aujourd’hui ?

     Nous ne nous battons pas pour développer les forces productives, ni d’ailleurs pour émanciper les autres, qu’ils aient nom les prolétaires ou l’humanité. Insatisfait de la vie qu’il mène, chacun de nous, collectivement et individuellement, s’intègre à un mouvement social où son JE s’unit à d’autres sans que NOUS efface JE.  Quiconque n’a pas un besoin personnel de la révolution, et ne la ferait que pour les autres, est un bureaucrate en puissance. Une crise sociale est justement le moment où subjectif et objectif se combinent sans que jamais l’un n’absorbe entièrement l’autre. (Le groupe fusionnel a les beautés et les dangers de l’amour fusionnel.) C’est aussi le moment où désir et réalité, idéalisme et matérialisme sont au plus près. Il suffit de participer à une grève conséquente, à l’occupation d’un bâtiment public ou à la construction d’une barricade, pour éprouver concrètement la constitution d’une communauté qui n’abolit pas l’individu.

     Cela dit, le capitalisme aussi, à sa façon, satisfait les besoins, et en favorise de nouveaux, qu’il comble, frustre, comble à un niveau supérieur, frustre à nouveau, etc. La consommation moderne suppose cet incessant mouvement contradictoire. L’abondance marchande est synonyme de rareté : la quantité n de DVD dans mon salon n’a de sens qu’en fonction du DVD  n + 1 que je vais acheter, et la même logique vaut pour tout. Plus une nécessité est vitale, comme se nourrir ou dormir, plus sa réalité est sociale et historique.

     Si par exemple, comme l’observe Marx, le besoin d’autrui est un éminent facteur révolutionnaire, toutes les sociétés, y compris les plus oppressives, ne manquent pas d’y répondre, et le capitalisme ne fait pas exception. Il suffit pour s’en apercevoir de sortir dans la rue, ou simplement de prendre un minimum de recul par rapport à nos gestes quotidiens. L’exigence d’un dépassement de soi trouve une réalisation dans le téléphone portable comme dans la religion ou l’insurrection. L’action révolutionnaire est porteuse d’universalité, les outils communicationnels actuels aussi. Il est tentant ici de tracer une frontière entre besoin « authentique » et besoin « factice », mais en pratique l’un et l’autre fonctionnent comme liens sociaux, et la prégnance de l’un s’avère aussi forte que celle de l’autre. Il n’existe pas de besoin in-intégrable, si profondément humain et irréductible qu’il pousserait de lui-même à constituer une communauté enfin « vraie », celle du communisme et pas une autre. Là encore, pas de garantie.

[21]  Vous avez écrit dans le n°1 de La Banquise : « Le camp de concentration est l’enfer d’un monde dont le supermarché est le paradis. » Cette phrase et le fait d’avoir publié La Banquise vous ont valu beaucoup d’attaques. Quelle est votre attitude aujourd’hui, et que pensez-vous des positions deLa Banquise ?

     Nous n’avons pas cherché le scandale, mais quand nous avons fait scandale, il n’est pas venu là où on aurait pu l’attendre (parler du communisme), mais là où la société, à notre époque, se montre la plus sensible. Cela n’aurait pas dû nous surprendre.

     L’Allemagne nazie a délibérément tué des millions de Juifs, dont un bon nombre dans des chambres à gaz. Ce génocide, et sa méthode, sont des faits. Or, depuis la fin des années 1960 (mais non au lendemain de 1945), ces faits sont interprétés en Europe et aux Etats-Unis comme le phénomène majeur et la grande cassure du 20e siècle, le repère fondamental qui donnerait son sens à tout le reste, un événement si totalement différent de tous les autres qu’il devrait nous servir de guide parce qu’il inaugurerait une nouvelle ère dans l’évolution des sociétés humaines. En un mot, Auschwitz a été sorti de l’histoire.

    La critique sociale peut et doit remettre en cause cette interprétation. Cela ne veut pas dire contester la matérialité des faits historiquement établis sur lesquels se fonde l’interprétation. (On les trouvera dans La Destruction des Juifs européens de R. Hilberg, et sous forme très synthétique dans un paragraphe du chapitre 6 du Fascisme en action de R. Paxton.) Il s’agit ni plus ni moins de remettre Auschwitz dans l’histoire, et dans ce qui domine l’histoire des 19e, 20e et 21e siècle : le capitalisme.

    Mais l’entreprise se heurte à forte partie. Qualifier 1789 de révolution « bourgeoise » passe pour un peu trop « marxiste » et réducteur, mais n’attire aucune réprobation. Relier  l’antisémitisme nazi au capitalisme, même en disant que le second n’explique bien sûr pas totalement le premier, voilà ce qui choque. Le capitalisme refuse d’être comptable de ses horreurs. Quoi qu’on pense du New Deal, nul ne nie qu’il s’agisse de capitalisme, et beaucoup mettront même ces réformes à son crédit. Par contre, quand il devient nazi, le capitalisme ne serait plus du capitalisme, seulement du nazisme. Selon l’opinion communément admise, Roosevelt était un dirigeant capitaliste lucide, mais Hitler n’était pas un dirigeant capitaliste enragé : c’était simplement un nazi.

     Nous sommes coupables d’aller contre cette opinion commune. Là gît la source du scandale.   

     Inutile de démontrer que nous n’avons jamais nié le génocide des Juifs par les nazis, ni soutenu ceux qui le nient : jamais nous ne convaincrons quiconque préfère nous connaître seulement à travers dix citations choisies comme preuves de notre « négationnisme ».  

     Sur ce sujet, les réactions à notre égard peuvent être classées en trois catégories.

     Divers journalistes, universitaires ou passants, qui n’éprouvaient et n’éprouvent toujours aucune  curiosité pour ce que nous sommes et faisons, se penchent maintenant sur nous uniquement dans la mesure où nous serions négationnistes. Nous n’avons rien à leur dire. Si notre prétendu négationnisme doit être discuté (à supposer qu’il doive l’être), c’est en compagnie de ceux qui ont en commun avec nous bien plus que la discussion négationnisme/anti-négationnisme.

     Ensuite, dans ce que nous appellerons par commodité le milieu révolutionnaire, un certain nombre d’individus et de groupes qui ne nous avaient jamais prêté beaucoup d’attention, et que la sortie de La Banquise en 1983 n’avait pas plus émus que celle de nos autres textes, ont découvert treize ans plus tard que nous étions des personnes douteuses, depuis longtemps, et probablement depuis toujours. Quand ils ont lu du mal de nous dans le journal, ils se sont aperçus que nous étions infréquentables. Mais ils ne nous fréquentaient déjà pas autrefois. Et si maintenant des gens se plaisent à exiger que chaque citation d’un de nos textes, ou la simple mention d’un de nos noms, s’accompagne d’une mise en garde sur notre passé, à la manière de l’avertissement obligatoire sur le paquet de cigarettes, nous leur laissons ce pauvre plaisir.

     Heureusement, cette mauvaise réputation n’empêche pas ceux qui ont un intérêt réel pour nos positions de commencer ou de continuer à s’y intéresser.

     Personne ne s’explique jamais qu’auprès de ceux avec qui il partage l’essentiel. Nous n’avons pas à nous justifier. Si un jour nous revenons sur cette pénible affaire, une des tâches sera de soumettre à la critique la notion même de « négationnisme », qui le mérite autant que par exemple celle de « terrorisme ». (Un livre très utile à ce sujet est celui de P. Novick : L’Holocauste dans la vie américaine, dont malgré le titre la portée va au-delà des Etats-Unis.) En attendant, contentons-nous d’un passage de notre texte Le Fichisme ne passera pas, qui à partir de la phrase que vous citez éclairera la différence entre notre méthode et celle des dénonciateurs et insinuateurs.

      « Les camps de concentration sont l’enfer d’un monde dont le paradis est le supermarché. (La Banquise, n°1, 1983) Pour nous, il n’y a évidemment ni enfer ni paradis. Une réalité horrible a créé sa représentation infernale. La consommation moderne produit ses images paradisiaques. Dans les deux cas, la phrase de La Banquise traitait de représentations et ne comparait ni, bien sûr, ne niait les réalités qui fondent l’une ou l’autre.

     Il n’y a pas de différence de nature entre le régime « normal » de l’exploitation de l’homme et celui des camps. Le camp est simplement l’image nette de l’enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples.(Robert Antelme, Pauvre-Prolétaire-Déporté, 1948). Certes, la solution finale n’est pas explicitement contenue dans cette phrase puisqu’Antelme parle de camp de concentration et non d’extermination. Mais qui ferait à Antelme le procès d’avoir voulu minimiser l’atrocité des camps ?

     Les camps de concentration sont l’enfer d’un monde dont le paradis est le supermarché. Pourquoi cette phrase est-elle irrecevable ? Pourquoi l’homme de gauche, oubliant tout ce qui précède, y entend-il une odieuse mise en équation de la chambre à gaz et d’une file d’attente à Carrefour ? Parce que, sans adorer le supermarché, il n’y voit rien de foncièrement horrible. De même qu’il voudrait un Etat démocratique et des écarts de salaire réduits, il rêve d’une grande surface à échelle humaine, autogérée, liée aux associations de quartier, accessible à vélo, collaborant avec Que Choisir ?, vendant  moins de poupées Barbie que de CD-ROMs éducatifs, proposant, sous emballage recyclé, un café payé son « juste » prix au producteur bolivien. Pour qui ne fait pas la critique du supermarché en tant que concentration marchande et lieu de privation sous toutes ses formes, la formule de La Banquise apparaît au mieux comme un paradoxe, au pire comme une infamie.

     Pour nous comme pour nos accusateurs, c’est la vision du supermarché (et donc de la société) qui détermine la vision des camps, non l’inverse. Il serait donc vain d’espérer désarmer les procureurs en nous défendant sur Auschwitz alors qu’il s’agit de les attaquer, eux, sur le supermarché. L’enjeu de l’affaire n’a jamais concerné l’analyse du nazisme ou du génocide. Mais une façon de se situer ici et maintenant face à cette société. » (1999)

[22]  On entend fréquemment parler et rêver en Allemagne d’une « spécificité » française, comme si la France bénéficiait d’une abondance de mouvements sociaux d’un niveau supérieur à d’autres pays, attesté par 1968, les émeutes de banlieue, les actions anti-CPE, etc. Qu’en pensez-vous ?

     D’abord, n’oublions pas que les tentatives d’insurrection prolétarienne dans l’Allemagne de 1919-21 sont parmi les plus grandes en Europe au 20e siècle, avec celles en Italie à la même époque (à une ampleur moindre), et bien sûr en Espagne (l’insurrection de Budapest en 1956 avait autant, sinon plus un caractère national et populaire que prolétarien).

     Nous répondrons à la question, mais de façon oblique, en espérant que les remarques suivantes aident à saisir ce que communisation veut dire :

     Si personne ne prétend que l’Italie des années soixante-dix ait entamé une communisation, elle s’en est approchée alors plus qu’aucun autre pays. Les luttes d’usine y étaient très différentes des grèves avec occupation à Turin en 1920, ou de celles en Europe et aux Etats-Unis dans les années trente. Les revendications s’accompagnaient non seulement d’un mépris profond pour les intérêts de l’entreprise et le travail lui-même, mais aussi souvent d’un mépris pratique (et parfois revendiqué) pour les revendications présentées, et donc pour les propres intérêts immédiats des grévistes. La séparation entre travail et non-travail, entre normalité et illégalité, cessait d’être étanche. Les quartiers ouvriers et populaires s’animaient d’une profusion de collectifs auto-organisés, dont beaucoup s’en prenaient, et pas seulement en paroles, aux organisations politiques et syndicales. Nulle part ailleurs à cette époque le PC et les syndicats n’ont été rejetés avec tant de détermination et de violence. Bien qu’il y ait eu peu de tentatives pour se passer d’argent à large échelle, les rapports marchands ont été mis en question en Italie tout au long de cette période.

     Il est faux d’analyser ces tendances et ces tentatives du point de vue de leur échec final. La vérité d’une époque ne se résume pas à son point d’aboutissement. C’est un fait que les prolétaires n’ont pas franchi la ligne. Dès lors, les aspects multiples du mouvement ont perdu leur tranchant, pour bientôt devenir les composants inoffensifs d’une transformation fragmentée. Le rejet de la politique s’est décomposé : la critique des grands partis a donné  naissance à de petits partis, la critique des dirigeants au basisme. La révolte des femmes a mué en féminisme. La violence armée s’est déconnectée du terrain social. L’atelier et l’usine ont produit un néo-syndicalisme moins directif et quelque peu autogéré. La marginalité rebelle s’est intégrée dans une culture de rue alternative. La critique de la vie quotidienne et l’exigence de liberté personnelle ont favorisé la venue d’un cyber-individualisme. Aux actions anti-guerre du Vietnam et anti-armée s’est substitué un pacifisme consensuel. Une fois encore, la « contre-révolution » rend hommage aux efforts révolutionnaires défaits en s’appropriant leur programme, mais démembré, réduit à un puzzle vide de contenu subversif.  

    [23]  En Allemagne, la génération de 1968 est au pouvoir en politique et dans les entreprises. Que pensez-vous aujourd’hui du mouvement de Mai 68 en France ? Reste-t-il quelque chose de cette époque dans la société française ?

     Tout dépend de ce que recouvre « génération de 1968 ». Parmi les participants à Mai 68 que nous avons personnellement connus, il n’en est à peu près aucun qui jouisse aujourd’hui de quelque pouvoir que ce soit. A l’inverse, un petit chef de la Gauche Prolétarienne comme S. July possédait les qualités requises pour devenir ensuite grand journaliste. La figure emblématique de l’époque, pour nous, n’est pas Cohn-Bendit, mais l’ouvrière de Wonder qui refuse de retourner au  travail en juin 68, « héroïne » anonyme et introuvable du film Reprise. Mai-juin 1968, ce n’était pas le gauchisme, mais la plus grande grève générale de l’histoire.   

     Quarante ans après, il n’en reste que ce que certains prolétaires en gardent, qu’ils l’aient ou non vécu. Que restait-il de la Commune en 1900 ? ou de Juin 36 un an avant mai 68 ? Contrairement à celle d’un ordinateur, la mémoire humaine est par nature soumise au temps, sélective et sociale, et plus encore s’il s’agit de mémoire historique. En 1965, seule une poignée de prolétaires (et même de radicaux) allemands connaissaient Pannekoek, O. Rühle ou le KAPD : quelques années après, l’ébranlement de la société, en Allemagne et ailleurs, faisait resurgir une gauche communiste anti-parlementaire et anti-syndicale active en 1920, parce que cinquante ans plus tard des pratiques comparables redonnaient réalité à une histoire qui jusque là avait perdu son sens dans le souvenir des vivants. Le présent ne fait revivre que le passé dont il a besoin.

[24]  Au fil de toutes ces années, y a-t-il certaines de vos positions qui aient sensiblement changé, et y en a-t-il d’autres que l’évolution historique ait confirmées ?     

 Un point important s’est vu confirmé par les vingt ou trente dernières années : « la crise » et la paupérisation ne produisent pas à elles seules de tentatives révolutionnaires. Un autre a été infirmé : contrairement à certaines de nos attentes, la salarisation accélérée n’est pas synonyme de prolétarisation. L’industrialisation d’une partie des pays dits sous-développés, des maquiladoras mexicaines aux sweatshops chinoises, ne s’accompagne pas forcément d’un renouveau communiste. Il y a de plus en plus de prolétaires, sans apparition parallèle d’un mouvement prolétarien. La théorie ne peut que comprendre le changement. Etre d’ « avant-garde », c’est avoir le moins de retard possible sur la réalité.

 

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