Demain, orage. Essai sur une crise qui vient (2007)

 

 Une véritable solution se reconnaît à ce qu’elle ne délivre du problème apparent que pour permettre au problème réel de se déchaîner.

Armand Robin, 1942

 

 

    Qui prétend prévoir inspire la méfiance : presque toutes les prévisions se révèlent fausses, et celles des marxistes font rarement exception.

     Pourtant chacun, quel qu’il soit, agit selon ce qu’il perçoit de l’avenir possible de la société où il vit. Sa vision peut rester à peine théorisée, voire implicite, elle n’en joue pas moins un rôle dans la façon dont il mène son existence. N’avoir « aucune idée » sur ce qui pourrait advenir, c’est déjà une idée. Estimer ce monde trop compliqué ou trop monstrueux pour en tirer des perspectives, c’est déjà un point de vue. Mieux vaut donc en être conscient, expliciter ce point de vue, et le fonder autant que faire se peut. C’est ce que nous tenterons ici, en commençant par un retour en arrière.

     Capitalisme, passé et présent

     A partir de la Renaissance, et plus encore du 19e siècle et de l’industrialisation, se met en place un système à nul autre pareil. Ce qui le distingue des sociétés marchandes antérieures, c’est que l’argent ne reste pas de l’argent mais s’investit en achetant du travail productif, et ce faisant s’accumule sous forme de capital. Désormais, la marche du monde est déterminée par l’accumulation, par la nécessité de produire et vendre, non pas avant tout pour enrichir une minorité (bien qu’elle s’y enrichisse au passage), ni avant tout pour accroître un potentiel technique et industriel qui deviendrait son propre moteur (bien qu’il se développe sans cesse),  mais dans le but premier de retransformer en capital la plus grande partie possible de l’argent gagné. Avec pour conséquence inévitable la suraccumulation : trop investir, trop produire, et donc ne pas vendre assez, ou vendre au dessous du prix de revient, trop accumuler par rapport à l’équilibre des divers facteurs de production, à commencer par le travail, dont périodiquement l’offre excède la demande. Mais cette caractéristique entraîne aussi une élévation permanente de la productivité du travail, et permet la souplesse d’un système qui, malgré sa préférence démocratique, s’accommode de la plupart des doctrines et de quasiment tout personnel dirigeant.

    Dans les systèmes d’exploitation antérieurs, une fois le tribut payé en argent, en nature ou en corvée, l’exploité menait une vie séparée du seigneur ou des marchands, et où l’argent jouait un rôle mineur. Le capitalisme, lui, achète ce qu’il exploite : ce paiement, même misérable, place le salarié dans une relation marchande, et l’installe dans un couple forcé avec le bourgeois. Aussi l’accumulation du capital a peu à voir avec l’accaparement de la richesse par les élites de jadis qui la convertissaient en pyramides, en palais, en cathédrales, en œuvres d’art ou en villas palladiennes, car pour se valoriser le capital est amené à produire plus pour vendre plus, y compris aux travailleurs. Malgré sa très pauvre consommation, le prolétaire habitant un taudis de Lille ou de Birmingham en 1850 était déjà pris dans un cycle monétaire et marchand que ne subissaient pas l’esclave, le serf, l’artisan à son compte, le métayer ou le paysan petit propriétaire. 

    Pour la première fois, le cœur du système d’exploitation est fait d’une interaction de ses deux composants fondamentaux : l’ensemble de ceux qui détiennent le capital, et l’ensemble de ceux qui pour vivre doivent vendre leur force de travail aux précédents. Le capitalisme n’est pas une machine susceptible de tourner rond ou de se détraquer, mais un rapport social entre les deux classes qui le structurent : tant que celles-ci l’acceptent, la contradiction qui le fondeet l’anime est surmontable, y compris à travers crises et catastrophes.

     Du point de vue du pôle « capital », le but est certainement l’accumulation, mais plus encore la perpétuation de la classe bourgeoise : ces deux impératifs peuvent ne pas coïncider, et il n’est pas rare qu’ils s’opposent. Quand avant 1914 le tiers de la fortune française se plaçait à l’étranger, ce n’était pas seulement dans l’espoir de profits supérieurs hors de France, mais aussi par peur d’une classe ouvrière insurgée en 1848 et 1871, par souci malthusien d’éloigner le développement industriel du territoire national. Les dirigeants du capital ne sont pas les agents d’un inévitable et constant « développement des forces productives ». Il arrive même que pour  maintenir sa domination, une partie de la bourgeoisie entraîne l’ensemble de cette classe derrière  une force politique, le nazisme par exemple, qui mette en péril non seulement le rôle politique des bourgeois, mais leurs fortunes et leur survie en tant que classe. Si la recherche du profit est le but, le moyen de l’assurer peut en éloigner et entrer en contradiction avec le but.

     Par conséquent, aucun trait capitaliste, aussi essentiel soit-il, la libre concurrence internationale, la circulation des capitaux et du travail, l’ouverture planétaire des marchés, ou tout ce qui caractérise la mondialisation, ne possède sa propre dynamique, momentanément entravée par des politiques keynésiennes à Paris ou bureaucratiques à Moscou, mais appelée « naturellement » à triompher. Concurrence entre entreprises qui sont chacune un pôle de valeur en quête de son propre accroissement, soif de  profit, constitution d’une classe de détenteurs des moyens de production à titre privé (et non collectif comme dans le capitalisme dit d’Etat), tous ces traits sont bien constitutifs du capitalisme, mais ne deviennent réalités que dans la mesure où ils sont pris en charge par des groupes et des individus. Le capitalisme, c’est l’imbrication conflictuelle entre deux ensembles distincts, bourgeois et prolétaires, dont la relation commande, favorise, retarde ou bloque l’émergence de tel ou tel de ces traits fondamentaux.

         Le bourgeois individuel, la bourgeoisie d’un pays ne se soucient pas du capitalisme en tant que système historique, ni de sa mise aux normes les mieux conformes à sa définition. Ils s’occupent en priorité de leur intérêt, et d’abord de leur intérêt personnel, et en cas de crise (surtout en cas de crise) privilégient le court terme sur le long terme. Quand ils se réjouissaient de la remise en ordre par le nazisme, les dirigeants de l’industrie allemande n’imaginaient pas que cet ordre déboucherait sur une défaite militaire synonyme de mort sociale pour près de la moitié d’entre eux, privant les bourgeois de l’Est du pays de leur fonction et leur pouvoir pendant quarante-cinq ans.

 Si la logique profonde du capital (concurrence économique et donc dans une certaine mesure politique, valorisation, accumulation et suraccumulation) finit par l’emporter, elle y met généralement le temps. Depuis que les économistes classiques et leurs critiques socialistes ou communistes ont exposé les « lois » générales du capitalisme, les époques et les pays directement et entièrement régis par ces lois sont loin de constituer la majorité des cas : salarisation et marchandisation complètes ne concernent qu’une partie de la planète, une partie des deux siècles écoulés, et même une partie des pays où elles règnent.

     A ses débuts, le capitalisme instaure le règne de la marchandise, du salariat et de l’industrie dans une société  dont il hérite telle qu’elle lui est léguée. Il ne la domine pleinement que lorsqu’il tend à la reproduire selon ses normes, lorsque la classe terrienne s’intègre à la bourgeoisie, lorsque l’armée devient une affaire de professionnels, la politique un business, la culture un spectacle, etc., autant de tendances toujours plus fortes, jamais totalement réalisées. Dans le premier cas, le capital est face à la société telle qu’elle est, et la transforme. Dans le second, il l’a transformée, sans pour autant la créer à lui seul. Toujours il a affaire à ce que Bordiga appelait, dans un vocabulaire que l’on pourra estimer désuet, des « facteurs de race et de nation ».

     Schématiquement, la domination formelle se fonde sur l’allongement de la journée de travail et l’exploitation extensive (plus-value absolue), et la domination réelle sur la réduction de la durée d’un travail devenu plus intensif (plus-value relative). Cette distinction ne sépare pas deux phases historiques, comme si, par exemple, le réformisme était inévitable dans la première, et la révolution enfin à l’ordre du jour dans la seconde. Il n’y aura jamais de situation « pure » mettant directement et exclusivement face à face capital et prolétariat. L’Allemagne de Weimar était largement engagée dans la domination réelle : par ses grands magasins, son explosion culturelle, sa liberté de mœurs et ce que l’on n’appelait pas encore les médias, Berlin rivalisait de modernité avec Londres ou New York, tandis que fleurissaient groupes réactionnaires et idéaux Völkisch. Après 1930, cette société a basculé dans le nazisme.

     Soumissions formelle et réelle du travail se conjuguent. En plein centre de Paris, de nos jours, à quelques rues de distance, travaillent des Pakistanais souvent clandestins, embauchés comme portefaix à la journée ou à la tâche par des grossistes en vêtements, des ouvriers d’entreprises artisanales, d’autres ouvriers que salarient des multinationales du bâtiment, et des cadres de la Bourse qui s’envolent chaque semaine pour Amsterdam ou Tokyo. La domination formelle n’est pas une scorie à liquider, mais une composante de la domination réelle. La puissance économique allemande repose sur des grandes firmes exportatrices, mais également sur un réseau de PME et PMI, l’un des plus denses d’Europe. Dans le monde entier, le recours à des sous-traitants chez qui la main d’œuvre est surexploitée permet aux entreprises « modernes » de préserver leur rentabilité. L’une des forces du capitalisme est de transformer une partie des habitants de la planète en demi-prolétaires, complètement soumis au salariat mais incomplètement engagés en lui, dont le capital n’a à payer qu’en partie la reproduction de la force de travail. La « bonne santé » actuelle des économies chinoise et indienne dépend aussi d’entreprises de main d’œuvre (peu payée), où le capital dépense moins en  équipements que dans les vieux pays industriels. Mais le capitalisme de la domination réelle ne fonctionne qu’en donnant une cohérence d’ensemble à toute la société, y compris aux arriérations qu’il charrie.

     Il s’ensuit qu’une critique sociale qui n’embrasse pas l’ensemble de l’activité humaine, et se limite aux facteurs de classe, est bancale en 2007 plus encore qu’en 1907. S’intéresser à la justice ou à l’alimentation importe autant qu’analyser les grèves ou les émeutes, même si les secondes déterminent les premières, et non l’inverse. L’IS l’avait compris, avec son exigence d’une critique unitaire :  l’implication réciproque capital-travail concerne tous les domaines.

       En quoi le capitalisme mène le monde

    Ni au cœur de l’Afrique ni dans les vieux centres bourgeois d’Europe ou d’Amérique, non seulement le capitalisme n’a pas besoin que tout soit capitaliste, mais il a besoin que tout ne le devienne pas, et que certaines normes de comportement, des règles de droit et le respect de valeurs viennent tempérer (et consolider) le règne de l’argent et du profit. A supposer qu’il puisse exister, un monde où chacun, à chaque instant, ne viserait que son gain personnel mesurable en dollars ou en yen rendrait impossibles la vie sociale et la continuité des entreprises. (C’est là une des limites de la mondialisation : nous y reviendrons.) Le capitalisme hérite des richesses et des contradictions des millénaires qui l’ont précédé, il en évacue quelques-unes, en transforme d’autres, les reproduit à sa façon, mais les supprime rarement, comme le montre le destin de la famille ou de la religion.

    S’il n’y a pas de domination capitaliste si absolue qu’elle ne mettrait plus face à face que bourgeois et prolétaires et liquiderait toute autre relation ou idéologie que marchande, ce n’est pas parce que ce système n’aurait pas (encore) totalement conquis le monde, mais pour deux raisons tenant précisément à sa conquête. D’une part, le capital n’arrive jamais sur une tabula rasa. Même lorsqu’il a fait place nette en Amérique du nord par le génocide, il y a transporté nombre des réalités et des conflits de l’Europe et d’ailleurs. Il ne se produit pas lui-même : il utilise un matériel humain chargé d’histoire. D’autre part, même la société allant le plus loin possible dans la marchandisation et la salarisation, réduisant famille, école, affectivité, sexualité, idéaux, art, politique, etc., à un rapport d’argent et de profit, et se croyant libérée des tensions et idéologies anciennes, revient périodiquement à des pratiques qu’elle disait dépassées, restreignant ou bloquant la libre concurrence, encadrant le parlementarisme de façon autoritaire, rendant la grève impossible ou illégale, réinventant le protectionnisme. Ces apparents retours en arrière sont un effet moderne de la réalité venue au centre de nos sociétés : la relation entre capital et travail, et l’obligation pour le premier de se soumettre le second, sous des formes jamais définitives.

     Quoique l’avenir du monde ne se décide ni sur les chaînes de montage ni dans les conseils d’administration, le capitalisme n’en est pas moins le moteur de l’histoire depuis la fin du 18e siècle. Aucune guerre contemporaine, de 14-18 à l’Irak actuel, ne s’explique seulement par le jeu des forces du capital et du travail : mais elle se déroule et se résout sous l’influence de ces forces. On peut souligner le poids des archaïsmes à l’œuvre en 1914, les résurgences du passé dans les paroxysmes de 39-45, ou la pesanteur des facteurs pré-, voire anti-capitalistes aujourd’hui à Washington comme à Riyad : cela n’empêche le rôle décisif des logiques et contradictions propres au capitalisme dans tous ces lieux et ces événements.  

     « Contradiction n’est pas impossibilité. » (Marx)

     Une contradiction historique a toujours plus d’une réponse possible. Il n’y a pas de détermination univoque, comme si une cause entraînait un effet et un seul. Si toute grande crise capitaliste se résout en produisant de meilleures conditions de valorisation et d’accumulation, chaque époque offre une gamme de conditions « meilleures », dont la sélection découle de rapports sociaux sur le terrain, non du calcul d’un équilibre optimal.    

    Aucune réforme du capitalisme n’est déterminée d’avance. Si la réponse de Keynes, démocratique,  ouverte et partenariale, à la crise de 1929, s’est imposée dans certains pays, c’est qu’elle y était la mieux adaptée à leur situation sociale. Ailleurs, d’autres solutions, autoritaires, fermées et répressives ont connu une longévité certaine. Le dénouement keynésien était imprévisible. La théorie peut discerner les éléments qui mènent à une crise, non le lieu et la voie des issues possibles, encore moins celle qui finira par triompher.

     Ce n’est pas pour réaliser un capitalisme plus efficace qu’une bonne partie du monde (32 pays en 1975) a longtemps suivi une voie « bureaucratique » contraire à l’essentiel des logiques marchandes, mais parce que les conditions de la lutte de classes y avaient conduit. Dès les années 1950, Bordiga démontrait l’impasse historique de ce système, et annonçait (contrairement à Socialisme ou Barbarie pour qui la bureaucratisation était l’avenir du capital) que la Russie serait réabsorbée par les mécanismes marchands qu’elle prétendait maîtriser, sinon éliminer. Mais il aura fallu trente ans et plus avant la chute finale, et bien malin qui aurait pu dire en 1970 comment l’URSS s’écroulerait. Quand le modèle n’a plus été tenable, la Russie et la Chine ont réagi très différemment. La Corée du Nord, au lieu de résoudre ses contradictions, s’y enferme au risque d’affamer sa population, les durcit pour qu’elles l’explosent pas, et jusqu’à présent se maintient, y compris sur le plan militaire et nucléaire. Confrontés à des dilemmes semblables, ces trois pays ont apporté des réponses presque opposées.

      Il en va de même du capitalisme occidental. Aucune contradiction objective ne pousse à la ruine, et la mondialisation perdure d’autant mieux qu’aucune force réformatrice ne la met en cause. On ne lira donc pas ici le énième texte sur la crise finale.

     Le cours du capitalisme n’est pas irréversible

     La consommation de masse apparue aux Etats-Unis depuis les années 1920, et développée dans tous les pays « riches » après 1945, est certainement conforme à la logique profonde du capitalisme, mais les bourgeois victoriens prospéraient sans elle, et la montée en puissance du capitalisme stalinien a pu s’en passer pendant des décennies. Selon les pays, au lendemain de la crise de 29, l’intégration du travail au capital s’est faite à travers une dictature nationaliste raciste, un New Deal démocratique, ou des Fronts Populaires. Seule une minorité de pays aura pratiqué le fordisme. L’extrême variété de ces formes, hier comme aujourd’hui, rappelle qu’il n’y a pas de marche irrésistible vers un capitalisme de plus en plus capitalistiquement capitaliste.

     Tant que l’implication réciproque des bourgeois et des ouvriers anglais permettait aux premiers de réaliser des profits et aux seconds de gagner plus ou moins leur vie, à travers des horaires démesurés, l’embauche de femmes et d’enfants sous payés, le licenciement livré à l’arbitraire patronal, le mépris des droits du travail et une faible consommation populaire, le système n’en demandait pas plus. A partir du moment où, au prix de dizaines d’années de luttes, le travail coalisé a obtenu de meilleurs salaires et un minimum de droits, le capital a développé le machinisme, renoncé à l’embauche des enfants, et commencé à élargir la consommation d’objets de plus en plus nombreux à des masses de plus en plus grandes. Cependant, après 1918, une bourgeoisie anglaise en perte de vitesse face aux Etats-Unis, illusionnée par sa victoire sur l’Allemagne et confrontée à la pression ouvrière, choisit de privilégier la finance sur l’industrie, s’entête à préserver la valeur de la Livre, et impose aux ouvriers, notamment aux mineurs, des baisses de salaire qui réduisent la consommation populaire. Nous ne referons pas ici l’analyse des années 1930 ni du fordisme mais, dans tous les cas, les tournants de l’évolution ne s’effectuent pas sous la pression de « lois » générales, mais du jeu de forces historiques, et d’abord de l’interaction entre les groupes les plus dynamiques du capital et ceux du travail.   

     Ce qui vaut pour les rapports entre classes joue aussi pour les rapports entre Etats. L’investissement à étranger était aussi important entre 1871 et 1914, lors de la « première mondialisation », que sous laglobalisation actuelle. Les innovations techniques modifiant en profondeur la société étaient aussi nombreuses et frappaient autant les esprits qu’aujourd’hui la révolution informatique. Une grande différence, c’est qu’à notre époque, certains pays émergents se dressent en rivaux des grandes puissances, car ils ne sont pas seulement des réservoirs de matières premières et de travail bon marché, mais disposent d’une solide base productive et d’une main d’œuvre hautement qualifiée. Avant 1914, seul le Japon était dans ce cas. Quoi qu’on pense du concept rétrospectif de première mondialisation, il a le mérite de rappeler que rien n’est historiquement définitif. Après la commotion de 14-18, on n’est pas revenu en arrière sur le plan technique, on n’a pas renoncé à l’électricité pour la vapeur ni remplacé le téléphone par le pigeon voyageur, mais il y a eu régression en matière politique et sociale. 1914 inaugurait une rupture des échanges internationaux et un repli derrière les frontières nationales allant jusqu’à l’autarcie, qui ont duré plus de trente ans.

     Après 1945, on a pu croire cette phase achevée. Or, en 1989, quoique le Rideau de Fer, jamais impénétrable, ait toujours permis un minimum d’échanges, accrus dans les derniers temps du Comecon, un milliard et demi d’êtres humains restaient pour l’essentiel coupés du marché mondial. Si l’on ajoute les pays, souvent d’un poids régional considérable comme l’Inde ou la Turquie, à économie alors fortement encadrée par un Etat protectionniste, la grande majorité des habitants de cette planète, il y a seulement trente ans, vivaient à l’extérieur des flux internationaux de marchandises, de capitaux et de main d’œuvre. La mondialisation, dit-on, a définitivement changé tout cela, mettant un point supposé final à des parenthèses désormais révolues. Mais ces parenthèses se sont souvent avérées longues, et toujours historiquement puissantes. Quelque jugement que l’on porte sur eux ou leur (im)possible résurgence, personne ne niera la force d’attraction du fascisme et du stalinisme au 20e siècle. Il devait donc s’agir de plus que de parenthèses, et rien ne permet d’exclure à l’avenir d’autres phénomènes tout à fait capitalistes mais a-typiquement capitalistes.

     1929 : le problème et sa solution        

     Avant 1929, les profits sont élevés, mais sans le contexte qui permettrait d’en faire le moyen d’une reproduction élargie. A la nouvelle production de masse, manquent une consommation adéquate, donc une augmentation des salaires suffisante, donc une place faite au travail. Patron de combat, Ford pourchasse les syndicats, et ne cèdera que dans les années trente, quand les OS occuperont ses usines. Jusqu’en 1929 et dans les années qui suivent immédiatement, frustrés de rentabilité, les capitaux sont encouragés à spéculer. Une fois la crise venue, sa gestion reflète la même attitude de classe : contraction accrue du salaire et recul de la production. Beaucoup d’usines tournent à temps (et donc salaire) partiel.

     1929 éclate sur le plan boursier et bancaire, se manifeste comme surproduction et baisse des prix et de la production, mais découle d’un partage trop inégal entre travail et capital, aggravé paradoxalement par la capacité d’une minorité des ouvriers à freiner la chute des salaires.

     Après 1917, de la Hongrie aux Etats-Unis, la bourgeoisie a contenu la poussée prolétarienne, et renfermé sur elle-même une révolution russe qui meurt de n’être que du pouvoir sur une société qu’elle ne communise pas. Mais les bourgeois occidentaux n’ont pas voulu ni su exploiter leur victoire pour remodeler la société, ni les relations entre Etats européens : politique réactionnaire en Angleterre et en France au long des années vingt et après 1929, « Mur d’argent » dressé contre des réformes pourtant modérées, repli sur les colonies et les ruraux, priorité à la monnaie sur la compétitivité industrielle, Amérique attentiste jusqu’en 1932, faillite d’une Société des Nations dont les initiateurs étasuniens se sont retirés dès sa fondation, tiraillement de la République de Weimar entre une bourgeoisie conservatrice (voire nationaliste) et une social-démocratie incapable de promouvoir la conciliation de classe qui est son programme… Sur les deux rives de l’Atlantique, un ensemble de forces convergent pour empêcher un système de se réformer socialement, tout en l’exacerbant sur les plans financier et technique. C’est en Allemagne que la contradiction sera la plus dévastatrice : les universités prestigieuses produisaient des ingénieurs tout aussi brillants que convaincus de la nécessité d’éliminer les Juifs d’Europe. Au lieu de fabriquer par millions des médicaments ou des jouets de plastique, l’une des premières industries chimiques du monde fera du Zyklon B.

         Keynes avait compris que la préférence des couches à hauts revenus pour les « liquidités », pour l’argent thésaurisé ou errant d’une spéculation à l’autre, traduisait un déficit à la fois de consommation et d’investissement (nous verrons un phénomène du même type avec l’épargne « excessive » en Chine, et les revenus extravagants des élites occidentales). En forçant à tenir compte du double lien entre salaire et consommation, entre profit et investissement, il posait une exigence fondamentale : l’irréalisable et indispensable (dés)équilibre dynamique entre capacité (et propension) à consommer et valorisation du capital, afin d’éviter le point limite où production et vente, quoique massives, ne créent pas une plus-value suffisante.

     Le keynésianisme est intervenu à la croisée des chemins. En faisant en sorte que le capital traite le travail à la fois comme un coût et un investissement, il apportait une solution à une valorisation relevant encore largement de la domination formelle, tout en accélérant par ses correctifs le passage à la domination réelle. Il n’est pas anecdotique que Keynes se soit d’abord fait connaître par sa critique du Traité de Versailles. Les vainqueurs de 1918, la France en particulier, enivrés par un succès militaire qui ne prouvait nullement la supériorité des empires anglais et français, espéraient en vain mettre l’Allemagne à genoux comme si des baïonnettes suffisaient à recomposer l’Europe à leur gré. L’efficacité du keynésianisme a tenu à une vision globale, autant sociale et politique qu’économique.

         Après 1968, la demi-solution

      Si l’histoire du mouvement subversif de 1960-80 reste en partie à écrire, une de ses caractéristiques est incontestable : malgré des soulèvements et des milliers de morts dans des pays aussi différents que le Mexique, l’Argentine et la Chine, il n’en reste pas moins qu’au vieux cœur du capitalisme, aux Etats-Unis, en Europe occidentale et au Japon, l’assaut prolétarien, contrairement à la vague de 1917-21, s’est autolimité, de même que la riposte bourgeoise. La dernière insurrection que l’Europe ait connue s’est déroulée en 1956 en Hongrie, et la participation massive des prolétaires ne lui enlève pas son caractère démocratique et national. La profondeur d’un événement historique ne se mesure certes pas au nombre de barricades. Mais il y a un tel décalage entre l’ampleur de la secousse de 1960-80 et son degré relativement faible de violence (et de recours aux armes) qu’on doit en tenir compte pour comprendre cette période… et la nôtre. La limitation de l’offensive sociale des années soixante-dix, de la part des prolétaires comme des bourgeois, constitue une des causes de la crise du fordisme mais aussi du non-dépassement de cette crise : la remise en question du compromis de classes précédent n’est pas allée assez loin pour permettre et exiger la venue d’un nouveau compromis social, et l’offensive bourgeoise a plus détruit que rebâti. 

    Au temps de la domination formelle, pour restaurer ses taux de profit, le capital pouvait se contenter de s’en prendre au travail et au salaire, car cette attaque n’entamait pas la cohérence sociale. L’exploitation s’arrêtait à la porte de l’usine, la classe dangereuse restait minoritaire, souvent liée à des modes de vie antérieurs, ruraux notamment, et sa consommation demeurait mineure. Il était de bonne logique bourgeoise de traiter la question sociale par une répression assortie de concessions.

     La salarisation générale (quoique jamais totale) et une consommation elle aussi généralisée changent la donne. Le capital exige du salarié plus que le rôle de simple consommateur auquel Ford voulait initialement le cantonner : il attend de lui qu’il se comporte en partenaire. (Comme le fait d’ailleurs le salarié : quand une entreprise ferme, les prolétaires dénoncent certes le chômage qui les frappe, mais aussi le gâchis technologique et la perte personnelle d’un savoir faire.) Attaquer de front la classe ouvrière, désindustrialiser, ruiner la fonction socialisatrice de la grande entreprise et de la grande usine, sans y substituer d’autres socialisations, conduit à une désagrégation.

     Sous-traiter la fabrication ou l’expédier au bout du monde, cela convient à cent entreprises, ou à mille, mais ne fonctionne pas à l’échelle de l’ensemble. Quoique appliqué à une minorité d’entreprises, le fordisme valait comme solution globale, par son effet d’entraînement. Aujourd’hui, on propose ce qui n’est pas généralisable. Jusqu’ici, au sein des pays dominants, le capitalisme s’organisait de façon à ce que la pratique de chaque patron puisse être adoptée par beaucoup d’autres, et réservait généralement le pillage aux pays dominés, à l’exception du nazisme traitant l’Est de l’Europe comme un espace colonial voué à la surexploitation et à la mort, - mais le nazisme a échoué. C’est maintenant à l’intérieur des métropoles que l’on fait une habitude du pillage : du travail, des autres entreprises, de la fabrication au profit de la finance.  

     Un changement profond du réformisme en résulte. Partis et syndicats ouvriers visaient autrefois « l’intégration » du prolétariat, autre façon de désigner le partenariat que nous avons évoqué. Vers 1960, le processus était largement achevé en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord et au Japon, et amorcé en Amérique latine. Même si cette évolution a été remise en question depuis trente ans, on ne licencie plus en France comme en 1930 : on procède à un plan social et l’on organise la survie du chômeur par des aides, des formations, le RMI… La dépossession n’en est pas moindre, mais socialisée d’en haut, au lieu de l’être comme en 1930 par une solidarité de voisinage ou syndicale.

     La réussite passée du réformisme traditionnel, puis son recul sous les coups des mondialisateurs, ne lui laissent d’avenir que s’il (re)prend en charge l’ensemble des relations sociales, et se fait inter-classiste tout en se centrant sur le monde du travail. La lutte de classes actuelle n’a pas l’énergie de l’y contraindre, aussi les partis de gauche dérivent à droite, les syndicats s’arc-boutent sur des acquis déclinants, et l’extrême-gauche patine, comme le prouvent la crise d’ATTAC et la désunion persistante du camp « anti-libéral ». Des grèves de décembre 1995 au soutien populaire derrière Chavez et Morales, beaucoup d’éléments tendent à une nouvelle régulation qu’ils n’ont pas la capacité d’imposer. La réforme existe, sans l’énergie de se donner les vecteurs politiques qui lui assureraient prise sur la réalité.

    Le réformisme n’a jamais été que la politique du possible. Aujourd’hui qu’il n’existe plus de parti (ni guère de syndicat) ouvrier au sens classiste du mot, le réformisme ne peut que jouer à la marge. Autant les 35 heures étaient envisageables, autant on imagine mal la gauche « de gauche » engageant une action autre que verbale pour le plein emploi par un partage du travail et une semaine de 25 heures. Il y a un siècle, pourtant, la journée de 8 heures semblait un mot d’ordre irréalisable et donc, pour certains, révolutionnaire.

     L’écologie servira peut-être de soubassement à la reconstitution d’un parti de la réforme se donnant pour but de limiter les excès du capitalisme. Mais beaucoup de chemin reste à faire, ne serait-ce qu’en raison de l’opposition inévitable de pays émergents dont la priorité est de se développer, non de sauver la planète.

    Le but de la mondialisation

     On parle maintenant moins de « restructuration » (mot d’usage fréquent vers 1980 ou 1990) que de « mondialisation », comme si la première avait réussi en aboutissant à la seconde. Or, de cette réussite, les bourgeois eux-mêmes ne sont plus si sûrs. Le capitalisme mondial s’enfonce dans une restructuration dont il ne voit pas la fin, et qu’il subit sans la maîtriser.

     La faillite du capitalisme dit d’Etat a été l’un des éléments mis à profit par le capitalisme dit de marché pour sortir de sa propre crise. Le système bureaucratique ne s’est pas effondré par incapacité à contenir des aspirations grandissantes à la liberté, ni à tenir le rythme technologique imposé par la Guerre des Etoiles américaine. L’oppression était pire sous Staline, et le régime avait prouvé en 1939-45 son aptitude à assurer une énorme production d’armements. Le capitalisme d’Etat est tombé quand il s’est vu définitivement incapable de maintenir le double compromis de classe sur lequel il reposait. En échange d’une soumission politique, les ouvriers bénéficiaient d’un travail garanti et d’acquis sociaux inférieurs à ceux de l’Ouest, mais supérieurs au sort du travailleur russe en 1900 ou 1930. Quant aux kolkhoziens, privés de propriété de la terre sauf sur un lopin individuel objet de tous leurs soins, ils étaient libres de peu travailler et assurés de manger, ce qui n’avait pas été le cas en 1921 ou 1930. Au bureaucrate, l’ouvrier et le paysan disaient en substance : Vous faites semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler. L’incapacité de l’URSS à réorienter vers les biens de consommation une économie axée sur l’industrie lourde ne tenait ni à une défaillance technique, ni à une absence de volonté rénovatrice, mais au nœud de relations et de contradictions qui, après avoir fait la force du pays pendant plusieurs dizaines d’années, s’étaient durcies au point de devenir inréformables.

     A l’Ouest, le compromis fordiste et keynésien n’est pas mort, il a simplement été vidé de la plupart des éléments qui lui donnaient sa réalité.

     Il n’y a pas de déterminisme technologique. La machine à vapeur n’a pas fait le capitalisme de la première moitié du 19e siècle, ni la dynamo et le moteur à explosion celui de la première moitié du 20e. Pour que triomphent Taylor et la chaîne de production, il a fallu plus que des ingénieurs et des investisseurs, il a fallu un certain état du rapport capital-travail. Le taylorisme répondait à un problème social par une solution sociale qui n’est venue à maturité que des dizaines d’années après les premières expériences menées chez Ford et chez Renault à la veille de 1914.

     De même, ce ne sont pas le robot et l’ordinateur qui ont rendu possible la présente mondialisation, et inévitable son piétinement, mais une situation historique précise : les luttes sociales de 1960-80.

     Une classe sociale va au bout des possibilités que lui laissent ses partenaires et rivales. En 1970, les ouvriers n’ignoraient pas que les augmentations de salaire obtenues par la grève seraient rattrapées par l’inflation, et que l’amélioration de leurs conditions dans l’atelier se paierait d’une automatisation accrue annonciatrice d’intensification du travail et de chômage. Au lieu de les dissuader de faire grève, ce constat renforçait leur détermination, même si la poursuite des revendications, en l’absence de rupture révolutionnaire, débouchait pour eux sur une impasse.

     Une fois les luttes épuisées et l’initiative repassée du côté du capital, aucun obstacle ne retenait la contre-offensive. L’adversaire défait, la bourgeoisie a exploité sa victoire au risque de porter atteinte à la relation « de couple » qui conditionne son existence.

     Les capitalistes n’ont pas dérégulé, dénationalisé, amoindri les protections sociales, réduit le pouvoir des syndicats, financiarisé l’économie, ouvert les marchés et multiplié les investissements directs à l’étranger, parce qu’ils se seraient aperçu vers 1980 qu’ils avaient plus à gagner ainsi. La question est de savoir pourquoi ils en étaient venus à gagner moins. Fordisme et keynésianisme avaient servi leurs intérêts. (Pour cette raison, une armée de spécialistes les présentait en 1960 comme la meilleure solution aux problèmes d’une « société industrielle » ayant dépassé les maux du capitalisme, avant que d’autres experts nous présentent aujourd’hui l’effacement du fordisme comme l’inévitable réponse aux problèmes d’une société « post-industrielle » aussi définitive que celle qu’elle aurait remplacée.) On n’a renoncé à l’essentiel du compromis fordiste que lorsqu’il a cessé d’être socialement rentable, sous la pression des revendications salariales et de la remise en cause du pouvoir patronal dans les usines.

     Ce n’est pas seulement la nécessité de se protéger des contagions financières dont on avait vu les ravages en 1929, c’est aussi la pression ouvrière qui a conduit après 1945 à de fortes doses de régulation étatique dans l’économie, à l’encadrement des flux de capitaux, à la liaison entre banque et industrie du « capitalisme rhénan », et  à une certaine cogestion de grandes entreprises par le patronat et les syndicats, garantie par la loi et donc par l’Etat. En France comme aux Etats-Unis, le travail organisé s’est appuyé sur l’Etat comme intermédiaire pour faire valoir ses droits face au capital. Aussi, l’un des objectifs de la libéralisation, à partir de 1980, fut de briser ce cadre protecteur national : le plus puissant syndicat anglais aura toujours beaucoup moins d’influence à Bruxelles qu’à Londres. La défaite des « forteresses ouvrières » passait par la réduction de leur position au sein des instances étatiques d’arbitrage et de conciliation.

      C’est l’échec des contestations ouvrières qui a rendu nécessaire et possible l’ensemble des transformations que résume le mot « mondialisation » : amoindrissement des frontières nationales, forte réduction des barrières douanières, recul du rôle de l’Etat social, montée en puissance de la finance, déplacement accéléré des capitaux d’un continent à l’autre, « révolution » des communications et des transports, désindustrialisation dans les métropoles capitalistes, délocalisation, affaiblissement des syndicats. C’est l’épuisement des grèves et des luttes dans la rue, au fil des années soixante-dix, qui a donné une réalité sociale aux bouleversements technologiques (informatisation, robotisation..) qui font maintenant partie de notre quotidien. Le plaisir d’innover et l’appât du gain étaient présents en 1950 comme en 1970 ou en l’an 2000, mais un état particulier du rapport de classe a permis d’exploiter des possibilités existantes. Par exemple, la chute du capitalisme d’Etat ouvrait des portes vers l’est de l’Europe et en Chine : encore fallait-il que les bourgeoisies occidentales et japonaise, ainsi que la diaspora chinoise, aient la capacité, le besoin et l’envie d’y commercer et d’y investir.

     La transnationalisation, c’est la forme spécifique de la contre-attaque bourgeoise entamée vers 1980.  Ce n’est pas le volume des marchandises circulant d’un continent à l’autre, mais l’essor des investissements directs à l’étranger qui caractérise la mondialisation. Entre 1950 et 2005, la production mondiale a été multipliée par 7, le commerce mondial par 22, dont au moins un tiers relève d’échanges internes aux filiales des multinationales.

     La mondialisation n’est pas l’expansion planétaire du capital et du salariat (amorcée avec les Grandes Découvertes des 15-16e siècles et accélérée au 19e),  mais une réorganisation particulière des rapports sociaux. Là est la différence avec la première mondialisation. La venue sur un marché mondial plus ouvert et plus unifiant des tigres et dragons d’Extrême-Orient, des pays ex-bureaucratiques, de l’Inde, et d’autres pays d’Asie, tous plus riches en travail qu’en capital, a engendré un surplus mondial de travail par rapport au capital, une offre de travail largement supérieure à la demande, et donc une baisse générale du coût d’une marchandise que le capital n’a pas de mal à acheter. Au sein des vieilles métropoles industrielles, une stratégie implicite s’est progressivement mise en place : favoriser la montée de couches mobiles dépendantes des nouvelles technologies, aux revenus parfois élevés mais toujours fragiles ; réduire le nombre de fonctionnaires et de salariés protégés par un statut ; et surtout décomposer les « travailleurs » (définis et se définissant par du positif : leur travail) en un ensemble de précaires (qui ne sont plus reconnus et ne se reconnaissent plus que par du négatif : l’absence d’emploi fixe).

     Un triple processus l’a accompli. D’abord la sous-traitance, qui déstructure l’usine en tant que lieu collectif. 70 à 80% du coût d’une voiture viennent aujourd’hui de fournisseurs externes, non du fabricant qui donne sa marque à l’objet fini. La délocalisation, ensuite. Le Prix Nobel d’économie pour 2006 citait l’exemple d’une automobile « américaine » assemblée en Corée, avec des composants japonais (17% de sa valeur), un design allemand (7%), une publicité anglaise (3%), des services informatiques assurés en Irlande et à la Barbade (1,5%), les éléments made in the USA n’entrant que pour un  tiers de la valeur, le reste revenant au distributeur. A l’étape suivante, c’est le tertiaire que l’on déplace : Axa va délocaliser 1500 emplois au Maroc, et des millions de postes de travail de bureau auront quitté l’Europe d’ici dix ou quinze ans.

    Ce que n’a pas réglé la nouvelle division internationale du travail

     Longtemps traité en ennemi irréductible, puis en partenaire conflictuel, le prolétaire paraît maintenant inexistant.

   Puisque le travail est dit secondaire, ou immatériel, c’est-à-dire insaisissable, et si nous vivons de plus en plus, comme on le répète, dans une économie de la connaissance, le publicitaire qui invente un slogan sous sa douche, et le cadre qui pianote sur son portable dans le TGV, créent beaucoup plus de valeur que l’opérateur, le livreur et la caissière, dont il est urgent de confier les fonctions à des systèmes automatisés. L’acte productif s’éparpille, la fabrication, la matérialité de la production semblent disparaître au point qu’on ne sache plus qui fait quoi. L’ouvrier de 1850 était méprisé, celui de l’an 2000 est invisible.

     Mais quel travail est ringardisé ? L’Europe de l’Ouest n’a ni remplacé ses foules de dockers par quelques dizaines de milliers de techniciens déplaçant des conteneurs pour de simples raisons de coût, ni liquidé la plupart des charbonnages parce que les filons s’épuisaient, mais avant tout parce qu’il y avait là des métiers organisés, concentrés, en des lieux stratégiques qui les mettaient en position de force. « Qui commande dans ce pays ? », s’indignait le patronat anglais au milieu des années soixante-dix : les syndicats ou l’Etat ? Question biaisée, mais à laquelle le thatchérisme allait répondre en cassant la grève des mineurs dix ans plus tard. Ce n’est pas la supériorité technique de l’informatique qui a poussé à désindustrialiser, c’est le besoin de mettre à l’écart une classe ouvrière trop remuante.

     Au moment même où le travail pesait plus lourd sur nos vies, où l’on professionnalisait un système éducatif sommé de préparer à un emploi, où l’on mariait l’école et l’entreprise, où l’on réorganisait le bureau selon des normes de productivité auparavant réservées à l’atelier, le travail ouvrier était dénigré, et si possible déplacé en Roumanie, à l’Ile Maurice, bientôt à Djakarta, aujourd’hui à Pékin.

     La logique actuelle est de dire au salarié : A condition de travailler plus et de gagner moins, tu garderas peut-être ton emploi. Des projets de réforme comme celui de M. Camdessus (ex-patron du FMI et catholique social) proposent de travailler davantage, mais en contrepartie d’un revenu, d’avantages sociaux et d’une retraite améliorés. Cependant ce néo-compromis est accordé d’en haut, sans qu’aucune représentation ou organe issu du travail y participe. Il n’y a là rien d’une prise en compte du travail comme activité collective, rien d’une sécurité et solidarité sociales. On revient au contrat individuel patron-ouvrier. Comment en serait-il autrement, puisque de tels projets sortent de la bonne volonté de bourgeois éclairés ? Dans le passé, aucune réforme cruciale n’a été octroyée au travail, qui n’a amélioré son sort que dans la lutte, généralement violente, parfois illégale. Ce qui est proposé n’est qu’une ré-individualisation du rapport salarial. Il en va de même du remplacement des « accords de branche », appliqués dans toutes les entreprises du secteur, par des accords spécifiques à chaque entreprise, où le travail organisé a moins de moyens de pression.   

     Le capital est amené à traiter l’homme comme un appendice de la machine, mais s’il y réussit trop bien, le capital ne fonctionne plus. Le prolétaire n’est rentable qu’avec une marge d’autonomie. Il n’est pas une force de travail : il la vend, et cette vente implique un minimum de liberté, celle du propriétaire d’un bien, même si cette propriété se limite à son corps et son cerveau. Le travail forcé n’a pas de rentabilité économique : nourrirait-il correctement les détenus, le goulag resterait punitif. L’entreprise contemporaine nie cette liberté minimale : lors de l’entretien d’embauche, exiger du postulant qu’il indique ses loisirs, et bien sûr des loisirs actifs et conviviaux qui le préparent au travail en équipe, c’est réduire l’ensemble de la personnalité du salarié à un facteur de production.

     Or, la société marchande ne peut tout marchandiser. Etre salarié ne se borne pas à passer une quarantaine d’heures hebdomadaires dans une entreprise en échange d’un millier d’euros mensuels. L’essentiel, c’est le comment de cette appartenance : comment chacun y est venu et y travaille, quelles relations il subit avec les chefs, et en quoi il peut les modifier avec d’autres salariés. D’emblée ce rapport est collectif. Contrairement à ce que l’on nous raconte, personne ne vend seul sa force de travail, et aucun patron ne l’achète tout seul non plus. C’est l’ensemble du rapport social qui fait le salariat.

     La fameuse flexicurité ne vise rien moins qu’à satisfaire à la fois le travail et le capital : garantie de revenu pour l’un, liberté d’embaucher et de licencier pour l’autre. Or, seul un minimum de sécurité permet d’être flexible. Le chercheur de haut niveau n’a ni difficulté ni crainte à quitter le laboratoire qui l’emploie à Grenoble pour s’expatrier à Denver. L’exécutant peu qualifié et donc remplaçable (c’est-à-dire la majorité des êtres humains) est naturellement moins enclin au nomadisme. La flexicurité suppose des conditions de production bien assises, donc une position privilégiée sur le marché mondial, accessible seulement à une petite minorité de pays. Le modèle danois (d’ailleurs déjà remis en cause au royaume d’Hamlet) ne s’étendra pas à l’ensemble de l’Europe. 

     La re-location du travail et l’épanchement du capital de par le monde depuis trente ans n’ont jamais été qu’une fuite en avant sans cohérence politique, économique et sociale. Un  processus ayant pour but originel de casser la rigidité de l’organisation du travail et la combativité ouvrière a enclenché un cycle immaîtrisable en l’état actuel, parce que ses effets négatifs s’autoalimentent sans cesse. La baisse systématique des coûts et des prix entraîne des coûts et des prix plus bas encore, chaque innovation en appelle une nouvelle, une délocalisation réplique à une autre… Les pays que l’on disait développés se caractérisent par une désindustrialisation mal compensée par l’expansion des services, une déqualification masquée par l’allongement des études, l’incapacité des classes populaires (ouvriers et petits employés, environ 60% des actifs en France) à maintenir leurs acquis, la difficulté croissante des couches dites moyennes à garder leur position et à promouvoir leurs enfants, bref un appauvrissement social relatif, qui ne se perpétuera pas sans remous sociaux. Le choix britannique d’une société débarrassée de la plupart de ses industries, et composée désormais surtout de rentiers et de  salariés du tertiaire, est viable aussi longtemps que les pays émergents acceptent la présente division internationale du travail. Le jour où il se développera à New Delhi ou Nankin des services aussi performants que ceux actuellement assurés à Londres, le rôle, l’emploi et le pouvoir d’achat du cadre bancaire, du chercheur, du journaliste, du publicitaire londoniens s’en trouveront aussi menacés que le fut en son temps le sidérurgiste anglais par la concurrence de l’acier japonais ou coréen. (Pour ce qui nous préoccupe - la perspective communiste - ajoutons qu’une société qui peut se croire délivrée de la production (et des ouvriers qui s’en chargent) et où dominent les « manipulateurs de symbole » ne sera jamais à la pointe du combat révolutionnaire. Si le rêve défunt d’un monde industriel géré par les ouvriers faisait obstacle à l’émancipation ouvrière et humaine, celui qui adore les machines communicationnelles est aussi peu lucide sur lui-même et aussi peu capable de critique sociale que celui qui s’émerveillait devant une machine-outil en 1900, ou une machine-transfert en 1950.)

     Disloquer les modes de vie traditionnels, priver des centaines de millions d’êtres de moyens d’existence, les prolétariser sans pour autant les intégrer totalement dans le salariat, créer une masse immense de sous- ou de semi-prolétaires dont la condition est très inférieure à celle des minorités salariées favorisées (que ces « favorisés »  travaillent en Inde ou en Europe), le capitalisme a toujours puisé là une source de vitalité.

     Mais une corde trop tendue finit par casser. Il y a une limite à la mise en friche de foules contraintes de chercher un travail qui n’existe pas, ou d’accepter un travail pire que celui d’hier. Poussé à l’extrême, le processus se renverse. Aucun système social, et moins encore le capitalisme, surtout s’il repose sur une consommation de masse, n’est viable en rejetant la moitié ou le quart des êtres humains placés sous sa domination.

      Lorsque, perdant le sens de la totalité, la bourgeoisie oublie que le prolétaire est son mal nécessaire et le travail à la fois un coût et un investissement, c’est qu’elle peut le faire, c’est que le niveau de la lutte de classes ne l’empêche pas de le faire, parce que le salariat, contraint et forcé par la défaite, a cessé de rappeler au capital qu’il ne saurait se passer du travail. Rien n’interdit à une société de marcher sur la tête, de tourbillonner dans l’immatériel… provisoirement. Car le travail, et la consommation des travailleurs, restent indispensables. Fordisme et consommation de masse allaient ensemble. Un capitalisme non fordiste est concevable, à condition d’imaginer une autre façon d’organiser la consommation à large échelle. Le capitalisme n’ayant pas vocation à faire notre bonheur consommatoire, il n’est pas impossible qu’il évolue un jour vers une société « duale » cantonnant la majorité, y compris dans les pays les plus développés, dans une existence misérable, et réservant la qualité et le High Tech à une minorité. Lidl pour les prolos, l’écran plasma pour les couches aisés.  Mais rien n’indique qu’on s’oriente dans cette direction : au contraire, l’accumulation continue à reposer sur la production de marchandises achetables sur des marchés toujours élargis. La contradiction est tenable un temps, pas à long ni à moyen terme. Comme dans les années 1920, l’essor technologique actuel ne s’accompagne pas du rapport salarial qui lui est nécessaire pour fonctionner dans le moins mauvais équilibre possible.

     Petite sociologie de la bourgeoisie

     Là où la mondialisation passe pour forte, se révèle sa faiblesse. Il faut une classe des propriétaires de moyens de production pour promouvoir le capital. Les bureaucraties d’origine militaire ou ouvrière ne manquent pas d’efficacité pour développer un capital jeune qui n’a pas encore besoin de donner leur plein essor aux stimulations du marché, et peut provisoirement (et non sans mal ni pertes) tronquer la concurrence. Le pouvoir politique fait comme si la société n’était composée que d’une seule entreprise, et manipule les prix, les bénéfices et les salaires comme s’il était lui-même le seul vendeur et le seul acheteur. Tel a été le cas, un temps (assez long, parfois) de la Russie après l’échec de la révolution d’Octobre, de la Chine après 1949,  et de divers pays aussi variés que l’Allemagne de l’Est ou le Vietnam. A terme, cependant, le capital suppose une classe de propriétaires privés. Que le bourgeois propriétaire (à titre individuel ou familial) de sa filature ou de sa fonderie ait cédé la place au fonctionnaire du capital, et que l’Etat soit souvent devenu capitaliste collectif, selon des formules de Marx et d’Engels, n’enlève rien à la nécessité pour le capital d’exister comme une addition de pôles séparés et rivaux producteurs de valeur par la fabrication et la vente rentables de marchandises. Un système porté à refuser toute limite engendre naturellement  des managers irresponsables et des actionnaires uniquement soucieux d’accroître la valeur boursière de leurs placements, dont régulièrement la ruine purge le système. Mais lorsque les irresponsables et les boursicoteurs tiennent le haut du pavé, et s’arrogent des surprofits sans créer de valeur sinon pour eux-mêmes, c’est qu’il n’y a plus assez de profit pour toutes les couches bourgeoises, et que la restructuration a largement raté son but. Au lieu de courir  des risques et d’encaisser des bénéfices en cas de succès, les grands patrons contemporains s’enrichissent quand l’entreprise périclite, et reportent la totalité des pertes sur le personnel. L’excès de prédation nuit au capitalisme.

     Qui dit capitalisme dit entreprise, cette « personne morale » (et non association de personnes physiques) assurant la continuité du capital, distincte de ceux qui la possèdent, de ceux qui la dirigent comme de ceux qui y travaillent : elle pourrait les remplacer tous, et n’en continuerait pas moins.  Laisser les actionnaires la diriger eux-mêmes, c’est donner la priorité au dividende sur le bénéfice. Il faut l’actionnaire : sans lui, l’entreprise serait par exemple propriété d’une banque, qui la traiterait comme un élément de son actif/passif, et s’en débarrasserait si cette vente rapportait davantage aux clients de la banque. Mais il faut aussi des gestionnaires qui aient à gagner ou à perdre personnellement dans la conduite de l’affaire. Or, dans le capitalisme actionnarial, chacun joue avec des flux de valeur indifférenciés et anonymes. L’obligation pour l’entreprise de rapporter le maximum aux actionnaires, fût-ce au détriment de l’entreprise, entre en contradiction avec la fonction de l’entrepreneur comme agent de l’accumulation de valeur. Trop de profit reversé en salaires, et la rentabilité chute. Mais trop de profit accaparé par le propriétaire d’usine du 19e siècle, ou par l’investisseur institutionnel en ce début de 21e, signale un disfonctionnement du cycle de la valorisation. Le capital n’a pas vocation à enrichir le bourgeois à n’importe quel prix, ni des fractions de la bourgeoisie aux dépens de l’ensemble. Quand il le fait systématiquement, c’est signe de péril.

     Le capitalisme actuel est géré au jour le jour, avec pour priorité les intérêts immédiats des détenteurs de capitaux, le célèbre retour de 15% sur investissement, rarement atteint mais symbole d’irréalité : comment obtenir un bénéfice de 15% ou même de 7,5% avec une croissance très inférieure, sinon par des profits de monopole ? On fait une norme générale de ce qui n’est accessible qu’à la petite minorité des heureux possesseurs d’une rente de situation. Comme nul n’ignore le caractère éphémère de cette position privilégiée, autant dire que les capitaines d’industrie gèrent leur barque selon la règle « Après nous le déluge ». Les bourgeois n’ont jamais été altruistes, mais le refus systématique de prendre en compte l’intérêt général de leur classe révèle une crise structurelle.

    Prolétarisation de la classe moyenne

     Soit la notion de classe est valable, soit elle ne l’est pas, mais on conçoit mal une classe qui serait au milieu des autres (entre bourgeois et prolétaires), et encore plus mal un milieu si large qu’écartant les extrêmes, il finirait par occuper à peu près tout le terrain.

     Dans le capitalisme, tout n’est pas capitaliste, et tout ce qui y est capitaliste ne relève pas du capitalisme le plus avancé technologiquement et socialement. L’existence de petits propriétaires de moyens de production est indispensable à la vitalité industrielle et commerçante (pas de capitalisme sans innovateurs et entrepreneurs), et nécessaire aussi comme amortisseur social. La bourgeoisie ne saurait dominer la société française en s’appuyant seulement sur quelques centaines de milliers de possédants. Il lui faut associer au pouvoir ce que Gambetta nommait en 1872 la « nouvelle couche sociale », où il incluait commerçants, artisans, employés des chemins de fer et de l’administration, instituteurs et médecins, afin de réunir ce qu’un homme politique, un siècle plus tard, a désigné comme « deux Français sur trois ».

     Les petits-bourgeois, ainsi appelés parce qu’ils détenaient peu de capital, et ne maîtrisaient d’autre moyen de production que leur modeste entreprise, n’ont pas disparu : artisans, commerçants, petits patrons, professions libérales et autres « indépendants » constitueraient 15% de la population active en France. Leur nombre est inférieur à celui des couches salariées sans autre capital que des économies et souvent un héritage placés en actions, obligations et assurances-vie, placements dépourvus du moindre contrôle sur des moyens de production. En Europe comme aux Etats-Unis, la plupart des patrimoines ne dépassent guère le portail de la maison familiale. Quand près de la moitié des salariés français gagnent moins de 1150 euros par mois, peu de ménages, et certainement pas deux sur trois, ont les moyens de cotiser à un fonds de retraite privé.

     Pourtant, les «  nouvelles » classes moyennes, comme les « anciennes », prennent une réalité sociale quand les prolétaires ne se battent pas, ou sont battus. C’est cette absence de confrontation, ou son échec, qui a donné et chaque fois redonne du poids à un ensemble intermédiaire où se retrouvent, et où se sont reconnus, nombre d’ouvriers parfois bien payés, parfois mal, mais en tout cas restés extérieurs ou hostiles aux pratiques revendicatives et/ou révolutionnaires des autres prolétaires. Ainsi s’est formé un « centre » social sans autonomie propre, s’alignant du côté du travail ou du côté du capital, selon le pôle qui l’emportait. Le soulèvement argentin de 2001 a été lancé par des prolétaires, et les couches moyennes, initialement hostiles, s’y sont ralliées lorsque la fermeture des banques par le gouvernement les a privées de leur argent, puis l’ont abandonné dès la réouverture des guichets bancaires. Même s’il connaît des fins de mois difficiles, tout salarié n’est pas prolétaire. Pour nous limiter à l’Europe, les grandes fractures historiques, le chartisme, Février puis Juin 1848, la Commune, 1917-21 en Allemagne, le nazisme, Juin 36, 1968, l’Italie de 1969 à 1980, ont fait osciller les fameuses classes moyennes selon les vents du moment. Ensuite, le choc apaisé, la société attribue sa stabilité à la permanence d’une majorité sociologique qui n’est que le produit et non la cause de la retombée sociale. Ce fourre-tout ne devient effectif que dans la mesure où s’émousse le partenariat conflictuel entre capital et travail, et sa théorisation en dit plus sur l’image que notre société se donne d’elle-même que sur sa réalité.

     Car ce qu’affirme l’expression « classes moyennes », c’est qu’à part l’oisif richissime et le sans-abri, tout le monde travaille. Mais qu’y a-t-il de commun entre une caissière d’hypermarché, un instituteur, un ingénieur et un médecin libéral ? Dans la réalité, ce vocable confond toute une gamme de métiers manuels et d’exécution (mais non effectués en usine), comme ceux de vendeur, de manutentionnaire, de postier ou de camionneur, avec des professions bénéficiant d’un revenu, d’une sécurité, d’un pouvoir et d’une image qui les situent bien au-dessus dans l’échelle sociale, et induisent un autre rôle historique possible. Si l’agent de service et le professeur de lycée vivent tous deux d’un salaire, ils ne le vivent pas de la même façon.

     L’édifice social repose sur le travail productif, certainement moins individuel, moins direct, moins manuel, moins repérable qu’en 1867, mais qui ne s’est pas dilué au point d’exister partout et nulle part. Un professeur de mécanique à l’université, un opérateur aux presses, un cariste et un publicitaire contribuent au lancement de la nouvelle Toyota, mais pas au même degré. (Ce que l’on peut dire, c’est que leurs contributions respectives à la création de valeur seraient plus difficiles encore à  quantifier chez Toyota en 2007 qu’elles l’étaient dans une filature en 1867.) Quelques usines vendent directement leur fabrication dans un magasin attenant aux ateliers : aucun vendeur ne saurait se passer d’ouvrier. D’ailleurs, la concurrence et l’obsolescence programmée entraînent un gonflement des fonctions d’encadrement, de formation, de représentation, de vente et de travail social, qui alourdit autant la valorisation qu’il la facilite.

     Toute société repose sur un équilibre, toute société de classes sur un équilibre entre classes, et la nôtre sur un équilibre entre capital et travail. Cette relation a eu successivement pour pivot les ouvriers issus des métiers artisanaux, puis les ouvriers professionnels et ce que l’on a appelé l’aristocratie ouvrière, ensuite les OS, que rien n’est venu remplacer dans ce rôle.

     Paradoxalement, notre monde se veut post-industriel alors qu’il n’a jamais autant dépendu d’objets fabriqués par l’industrie, du paquebot de croisière à la puce électronique. Les appareils les plus quotidiens incorporent même des métaux rares importés des mines d’Afrique, aussi précieux que l’étaient il y a mille ans la soie et le poivre d’Asie. Nul besoin d’être un marxiste intransigeant pour expliquer la négation de réalités industrielles pourtant si lourdes, et donc du travail ouvrier, par la nécessité pour le capital de mater les travailleurs trop remuants des années 1960-80, et de consolider la déconfiture ouvrière par la mort symbolique du fait ouvrier. Autrefois la richesse d’un pays se mesurait en tonnes de charbon et d’acier, aujourd’hui on se plait à l’évaluer au nombre de chercheurs.

     De cette évolution, a émergé un point d’équilibre inédit: le fer de lance de la nouvelle économie se voulant dans le tertiaire, et surtout dans des technologies réputées ne dépendre que d’une connaissance productrice de connaissances, les « classes moyennes » se voient encore une fois promues. Mais ce ne sont plus les « nouvelles classes moyennes » de 1960, réunissant employés, fonctionnaires, vendeurs et cadres, mais de nouvelles nouvelles classes moyennes : celui qui a la chance d’y appartenir exerce un métier n’ayant rien à voir bien sûr avec l’huile de machine, mais pas non plus avec le tipp-ex du bureau d’antan, car il œuvre en équipe, est investi de menues responsabilités, diplômé, polyvalent, responsable, autonome, et part régulièrement en stage pour améliorer sa qualification. Il travaille de préférence dans les médias, la communication, la formation, la recherche, le culturel, le social ou le médico-social, mais dans tous les cas utilise des instruments de haute technologie, et dès qu’il sort du bureau se hâte de les utiliser encore. 

     Ces couches, présentées comme la majorité de la population active d’aujourd’hui ou de demain, et qui souvent croient l’être, devaient constituer le facteur privilégié de stabilité d’un capitalisme rénové, au point qu’en 2002 un dirigeant du PS fasse l’éloge du « groupe intermédiaire constitué en majeure partie de salariés avisés, informés et éduqués qui forment l’ossature de notre société (..) Du groupe le plus défavorisé, on ne peut malheureusement pas toujours attendre une participation sereine à une démocratie parlementaire. Non qu’il se désintéresse de l’histoire, mais ses irruptions s’y manifestent parfois dans la violence. »

     Hélas, mondialisation et délocalisation sont sans pitié. Sitôt apparu, le néo-tertiaire subit une prolétarisation : pourquoi la compression des coûts l’épargnerait-elle ? Le manipulateur de symboles se réveille intello précaire,  sans même parfois un bureau à lui (il doit laisser chaque soir un clean desk), et l’on parle d’un « smic cadre ».  Le chercheur qui s’expatrie au Canada ou en Chine n’y réussit qu’en se montrant plus compétitif que le voisin. « Que le meilleur gagne » : à ce jeu, beaucoup perdent. Celui qui n’a pas le bonheur de s’être brillamment expatrié à Montréal ou à Shanghai devra travailler deux fois plus longtemps que la génération précédente pour acheter en France le même type de logement. En 2006, le Contrat Première Embauche étendait aux jeunes diplômés, issus pour la plupart des couches dites moyennes, la précarité déjà vécue par la jeunesse la plus défavorisée : c’est pour cela que « l’opinion » était en majorité hostile au CPE.

     Le supposé pivot social se révèle instable, socialement et politiquement. Alors qu’il avait fallu un siècle au capitalisme pour (croire) se débarrasser des ouvriers, il aura mis quelques dizaines d’années pour entamer la cohésion d’un nouveau groupe central. On ne peut faire des couches salariées les plus immergées dans la modernité l’axe d’une société, car il leur manque la cohésion sociale dont sont capables, quand elles s’en donnent les moyens, la classe du capital et la classe du travail.

     C’est toujours un capitalisme fatigué qui croit pouvoir n’être ni bourgeois ni ouvrier, et ne reposer que sur une moyenne sociale lui permettant d’échapper aux dures réalités de classe. La France de l’entre-deux guerres s’imaginait stable parce qu’en s’organisant autour de couches pré-capitalistes et de masses rurales, elle tenait à distance une classe ouvrière perçue comme dangereuse. De cette stabilité, le parti radical était l’expression politique. L’édifice a résisté à la crise de 29, traversé Juin 36 avec succès, avant de s’avérer inopérant face à la conflagration européenne : entre Roosevelt, Hitler et Staline, Laval ne faisait pas le poids. Espérer aujourd’hui, comme le tente l’Angleterre thatchérienne puis blairiste,  asseoir la société sur l’alliance de rentiers âgés et d’une nouvelle génération gagnant agréablement sa vie devant des écrans, tandis que les ex-ouvriers ou leurs descendants se contenteraient d’un welfare au rabais, c’est se préparer des lendemains agités.       

     Avant 1914, la montée d’un mouvement ouvrier dominé par le syndicalisme et la social-démocratie attira une partie de la petite-bourgeoisie, dont Pannekoek observait que sa venue coïncida avec un affadissement du programme socialiste. Après 1918, ces couches rallièrent les conservateurs et pour une part, après 1929, la réaction. Plus près de nous, les classes moyennes contribuèrent à la chute de l’Unité Populaire chilienne en 1973, et au climat insurrectionnel en Argentine en 2001-2002. Le déficit d’assise sociale annonce des troubles.

     Les ateliers du monde

    Il y a quinze ans, quand  les économistes ne parlaient que d’économie virtuelle et d’entreprises sans travailleurs, qui imaginait un pays partir à la conquête du marché occidental grâce à la fabrication industrielle d’objets courants par des foules ouvrières surexploitées ? On ne peut à la fois souligner la montée de la Chine et soutenir qu’il n’y aurait de place que pour un capitalisme supposé moderne, fondé sur la plus-value relative, reléguant le travail à un rôle accessoire et s’allégeant du poids de l’Etat. A la crise d’un fordisme disloqué (mais non remplacé) en Occident et au Japon, s’ajoute la  percée d’un géant exportateur pré-fordiste : la percée ne résout pas la crise, elle la complique.      

     Jusqu’ici, aucune puissance industrielle n’a émergé sans développer son marché intérieur. Une dépendance excessive sur les exportations met en position de faiblesse devant la concurrence d’autres grands pays, et à la merci d’une crise commerciale ou financière chez les clients. Avec 1,3 milliard d’habitants, la Chine n’a pas besoin d’un milliard de consommateurs (la France a son quart-monde, qui achète très peu), mais ne peut se contenter d’une ou deux centaines de millions. En se développant, elle va développer aussi ses déséquilibres, avec des capacités d’y faire face très différentes de celles du Japon dans la première moitié du 20e siècle. Surinvestir, suraccumuler, surproduire sont le lot de tout capitalisme, et même un signe de réussite capitaliste. Mais la contradiction est beaucoup moins gérable pour un colosse si dépendant de l’exportation, qui laisse hors jeu la majorité de sa population. Ni la Hollande, ni l’Angleterre, ni la France, ni l’Allemagne n’ont brutalement paupérisé la moitié des masses rurales. Une société « duale » est possible, au Brésil par exemple, mais si ce pays est un géant économique, il ne sera pas avant longtemps une puissance mondiale, et sa taille ne le met pas à l’abri d’une secousse financière ou commerciale américaine ou planétaire.

     Des fortunes se bâtissent en Chine, aussi vite que les gratte-ciel, mais globalement cette croissance, comme celle de la France des années 1830, se fait sans qu’augmente le profit. L’investissement, rarement rentable, en appelle d’autres, aussitôt avalés par la (forte) demande extérieure et le (modeste) marché domestique. Chaque année, des millions de voitures made in China restent invendues dans ce pays, beaucoup de véhicules sont achetés par des administrations et des entreprises, et une foule d’articles ne trouvent preneur qu’en dessous du prix de revient. La suraccumulation dans les biens de consommation durables oblige à un dumping assisté par l’Etat, grâce à une fiscalité qui ponctionne le reste de l’économie, notamment les paysans, - mais comment prendre à ceux qui ont si peu ?

     La mondialisation n’a pas produit les cadres sociaux de la demande solvable nécessaire aux pays émergents. La fin de la (peu généreuse) sécurité sociale maoïste, qu’assuraient de grandes entreprises d’Etat aujourd’hui démantelées, privatisées ou en faillite, oblige à dépenser parfois plusieurs mois de salaire pour une inscription à l’université ou une admission à l’hôpital. Aussi les 100 à 200 millions de Chinois théoriquement disponibles pour une consommation moderne (à mettre en parallèle avec un nombre équivalent de migrants qui n’ont pour fortune que leurs bras) sont contraints à une épargne de protection qui détourne des sommes importantes de l’investissement productif.

     Compte tenu de la pression démographique, des destructions d’emplois, notamment dans un secteur public pléthorique, et de l’exode rural massif, la croissance chinoise annuelle de 10% aboutit à une création nette de 10 millions de postes de travail, alors qu’il en faudrait le double pour occuper la main d’œuvre disponible. D’autre part, ce développement repose sur des horaires à rallonge, 100.000 accidents du travail mortels par an,  et des salaires misérables incompatibles avec une consommation de masse. Il ne saurait en être autrement avant longtemps, car la dynamique exportatrice exige des prix bas et qui le restent, donc une compression des salaires contre laquelle les ouvriers chinois, comme il y a trente ans ceux de Taïwan ou de Corée du Sud, ont déjà commencé à lutter : en deux ans, certains salaires auraient augmenté de 10 à 20%. Quelque valeur qu’on prête à ces statistiques, une remontée salariale fera hésiter les investisseurs, qu’ils viennent de Chine continentale, de la diaspora chinoise ou d’ailleurs. La Chine a pris le relais de sous-traitances auparavant effectuées dans d’autres pays d’Asie, et qui y retourneront si le travail en vient à coûter plus cher à Pékin qu’à Hanoi ou à Bangkok : déjà des investisseurs protestent contre les timides réformes sociales amorcées par le régime.   

     Certes, l’ouvrier chinois de 2007 gagne et dépense beaucoup plus que celui de 1977, mais nettement moins qu’il n’en faudra pour faire vivre un marché intérieur. Sous Mao, le salaire n’avait pour but que de reconstituer aux moindres frais une force de travail exploitée avant tout pour entretenir la bureaucratie et consolider la puissance de l’Etat. La restriction de la consommation était même une des conditions de ce programme, mais faisait obstacle au passage à l’étape ultérieure. L’Etat pouvait faire mine d’être l’unique producteur et l’unique acheteur dans une économie donnant une absolue priorité aux biens de production. Aujourd’hui, plus le marché joue un rôle, plus le salaire doit contribuer à reproduire un équilibre très différent de celui du capitalisme bureaucratique : les marchandises n’existent que si leur valeur se réalise par la rencontre d’acheteurs et de vendeurs sur un espace qui peut être encadré, mais non manipulé à sa guise par le pouvoir central. Il n’est pas durablement possible que les seuls acheteurs soient les habitants des pays occidentaux, et une classe moyenne chinoise condamnée à rester très minoritaire par les conditions de l’essor économique de ce pays. Comme nous l’avons rappelé, consommation de masse et capitalisme ne sont pas synonymes. Mais ce qui fonctionnait vaille que vaille dans la Russie de 1950 ou la Chine de 1980 devient facteur d’extrême fragilité dans une économie vulnérable parce qu’ouverte sur le monde. Le paysan chinois pressuré de 1977 vivotait dans une médiocrité tranquille. Le rural de 2007 dépend en partie du salaire d’un parent parti se salarier à la ville : si celui-ci est chômeur, ce sont deux revenus qui s’effondrent.

          La rapidité même du développement chinois, que beaucoup interprètent comme preuve de vigueur, induit de profondes distorsions relationnelles et mentales. Plusieurs centaines de milliers de jeunes, issus en majorité d’une classe moyenne dont les observateurs vantent le dynamisme, préfèrent aux réalités sociales la virtualité de jeux électroniques qui les accaparent jusqu’à 16 heures par jour. Pour les désintoxiquer, l’armée organise des cures volontaires et payantes, à base de discipline, d’exercice physique et de respect de la hiérarchie. On ne saute pas impunément d’une civilisation majoritairement paysanne et bureaucratique dans la modernité du 21e siècle. En dépit des apparences et de ses discours, le capitalisme a mis longtemps avant de s’imposer véritablement dans les mœurs et les mentalités. 

     Consommer est un acte social, qui engage tout un environnement. L’Inde fabrique autant de voitures que la France, avec une population seize fois plus nombreuse : ce marché potentiel n’est pas seulement freiné par la faiblesse des salaires, mais par un réseau routier que les gouvernants libéraux n’ont ni les moyens ni la volonté de moderniser, ainsi que par des coutumes, notamment religieuses, qui font obstacle à la construction de routes.

     Il n’est pas impossible aux pays d’Asie d’élargir une consommation de masse qui, comme toujours, aura commencé par en haut. Dans l’Europe du 19e siècle, et de façon plus spectaculaire aux Etats-Unis au 20e, ce sont d’abord les bourgeois, puis les petits-bourgeois et les ouvriers les mieux payés, suivis de la masse des travailleurs, qui ont impulsé l’extension progressive, et de plus en plus rapide, du marché intérieur. La diffusion de la bicyclette, de l’automobile, de l’électroménager, et maintenant de l’informatique l’illustre bien. Mais la Chine peut-elle faire en une ou deux décennies et pour 500 millions de personnes ce que le Japon a accompli en cent ans et en prenant soin de ménager des paysans longtemps subventionnés ? En France et en Allemagne, l’exode rural fut encadré par l’Etat qui, en outre, soutenait les prix agricoles : aujourd’hui encore, la moitié du budget européen sert à subventionner l’agriculture.

     L’essor chinois, aujourd’hui maîtrisé, sera aussi intenable à terme que le sont toutes les croissances fondées sur l’exportisme. Contrairement au « monstre » russe qui a duré soixante-dix ans parce que protégé des chocs du marché mondial, la Chine a confié son sort à une situation planétaire, et à un rapport global capital-travail, qui ne dépendent pas d’elle.Tout miser sur les exportations, c’est s’empêcher de maîtriser son propre développement, condition indispensable pour réaliser l’ambition de la Chine : devenir une puissance de premier plan. La mondialisation n’a d’effet qu’aussi longtemps que les éléments qu’elle réorganise restent tels qu’elle les a pris.

     Un atout majeur de ce pays est ce que l’opinion occidentale déplore : une dictature, seule capable d’assurer l’autocontrôle indispensable à ce capitalisme. Une Chine démocratisée libérerait des énergies bourgeoises qui tôt ou tard élimineraient les freins à la concurrence, accroissant des tensions aujourd’hui étouffées par un régime autoritaire, mais qui (de l’aveu du pouvoir) ont causé 74.000 émeutes en 2005.

     De plus, il n’y a pas grand risque à parier que bientôt les capitalistes des pays émergents vont, ainsi qu’ils ont commencé à le faire, investir dans des secteurs « à forte valeur ajoutée ». Dans la logique mise en place à l’initiative des puissances occidentales elles-mêmes, la Chine et l’Inde complèteront la fabrication et l’assemblage par tout ce qui est en amont et en aval : recherche, banque, finance, publicité…

     Comme le montre l’exemple anglais au 19e siècle, aucun pays ne saurait monopoliser définitivement le rôle d’« atelier du monde » et, quand il le perd, il en découle un bouleversement du rapport de force. Celui qui fabrique ne tarde pas à agir comme s’il était le maître, surtout face à des métropoles industrielles qui ont cru bon de s’alléger de la majeure partie de leur outil de production, et ne le reconstitueront pas facilement. On monte plus vite une structure bancaire qu’on ne restaure la sidérurgie ou l’extraction du charbon. Lorsque la crise de l’énergie pousse la France à envisager la viabilité d’une mine de charbon à ciel ouvert afin de produire de l’électricité pendant 35 ans, le coût estimé dépasse deux milliards d’euros.

     Vivre à crédit

     Personne, même le capitalisme, ne vit éternellement à crédit. Les Etats-Unis agissent comme une pompe à finance avalant bon an mal an 700 à 800 milliards de dollars, et leurs déficits privés et publics ne cessent de croître. En Angleterre, on emprunte en moyenne trois fois plus qu’en 1990, et les hypothèques sur la propriété de la maison familiale dépassent des records historiques. En France, le service de la dette pèse pour moitié dans le budget de l’Etat. On ne produit pas assez de valeur pour qu’une fraction en soit redistribuée en salaires afin d’assurer une consommation suffisante, et que l’Etat remplisse ses fonctions régaliennes et sociales. Ce qui est emprunté devra pourtant être remboursé, à moins que ne se généralisent des faillites publiques et privées. Du côté du travail, la restriction du pouvoir d’achat pousse à l’endettement croissant des ménages, « modestes » ou « aisés ».    

     Si des Etats fortement endettés comme l’Algérie et la Russie ont remboursé ce qu’ils devaient, ils n’ont pu le faire que grâce à une position de rentier, due à la présence sous leur sol de pétrole et de gaz. Les autres pays, c’est-à-dire les plus nombreux, recourent à des coupes sombres dans leur budget et à des privatisations. La dégradation des services sociaux, scolaires et sanitaires permet des économies immédiates, mais affaiblit le potentiel productif. La vente de secteurs-clés à des entrepreneurs privés apporte un argent rapide, mais enlève à l’Etat une source de revenu, sans aucune garantie que la poste ou les chemins de fer seront dorénavant mieux gérés dans l’intérêt de l’ensemble des capitalistes : l’expérience prouverait plutôt le contraire. De même que la monnaie est du travail cristallisé (et non des jeux d’écriture), le crédit n’a de sens que gagé sur des gains à venir, sur des possibilités de création de valeur, donc sur un travail rentable : si le gage est insuffisant ou inexistant, le crédit perd sa réalité.

    L’économie de dette repose sur une confiance réciproque, basée sur l’espérance rationnelle d’avantages mutuels : l’entrepreneur chinois produit à prix compétitif un article qu’il vend à un Américain ou à un Européen, et encaisse des sommes élevées qu’il prête à l’acheteur pour que celui-ci renouvelle ses achats. Le capitaliste avance l’argent nécessaire à payer sa marchandise. Les uns doivent s’endetter toujours plus pour consommer ce que d’autres fabriquent mais ne peuvent acheter, leurs bas salaires étant la condition même de la rentabilité de cette fabrication. Or aucune  confiance n’est éternelle : qu’elle s’interrompe et l’auto-alimentation du système est suspendue.

     C’est sans doute une première dans l’histoire : des pays pauvres, en tout cas nettement moins bien lotis que leurs partenaires en termes de valeur totale de la production et de revenu par tête, prêtent aux pays dits riches. Il y a bien sûr des boutiques et des centres commerciaux à Shanghai, mais le vrai marché de Shanghai, celui sur lequel repose la prospérité de Shanghai, n’est pas dans cette ville, mais à Bergame, à Barcelone et à Seattle. Comme le disait le gouverneur de la Banque de France, 1,3 milliard de Chinois « pauvres » gagnant en moyenne 900 dollars prêtent chaque année, selon les sources, entre 100 et 170 dollars, soit 10 à 20% de leur revenu, à des résidents américains au revenu quinze fois supérieur. Bien qu’il s’agisse de moyennes, et que le Chinois qui dort dans la rue n’ait rien à prêter, il y a quelque irréalité dans cette situation.

  Salaires, déflation et profits

     Sans réduire l’augmentation ou la contraction de la masse monétaire à une unique cause qui serait le rapport unissant et opposant les classes, force est de constater un lien étroit entre l’inflation typique des années 1960-80 et la situation sociale d’alors, et un lien tout aussi nécessaire entre la déflation présente et la configuration sociale apparue depuis environ 1980. Il y a quarante ou trente ans, aux Etats-Unis comme en Europe de l’Ouest, au rythme des mouvements revendicatifs, un glissement continuel faisait monter salaires, profits, prix et investissements selon des lignes parallèles plus ou moins accordées ou disharmonieuses, moyennant des dévaluations périodiques. A partir de 1980, la maîtrise progressive de l’inflation dans les grands pays industriels n’est pas due à la découverte de techniques monétaires plus efficaces, ou à un bel effort de volonté, mais d’abord à l’essoufflement des revendications et des augmentations de salaires qui en découlaient.

     Afin d’échapper (pour de bon, espéraient-ils) à la confrontation avec les prolétaires de leurs propres pays, les capitalistes français, étasuniens ou japonais ont opté pour une ouverture mondiale où ils profitent de prolétaires exotiques plus dociles, tout en payant moins et en faisant travailler davantage ceux des prolétaires européens, étasuniens et japonais qu’ils embauchent encore.  

     Or, puisque les investissements d’aujourd’hui préparent les profits de demain, comment expliquer ce paradoxe : au milieu d’une croissance qui n’a jamais été si vigoureuse depuis vingt ans, les grandes entreprises distribuent plus de dividendes qu’elles n’investissent, les investisseurs institutionnels préfèrent les obligations aux actions, et les marchés financent surtout les déficits publics, notamment par l’achat massif de bons du Trésor, en particulier du Trésor américain ?

      La répartition de plus en plus inégale des profits entre capital et travail s’inscrit dans un recul de la rentabilité, dû non à l’avidité des financiers, mais à l’insuffisance persistante des profits réalisés dans l’industrie et le commerce.

     « (..) l’économie mondiale se révèle incapable, quand on retire les Etats-Unis, de susciter une demande telle que ses capacités de production, et tout particulièrement ses capacités industrielles, soient suffisamment occupées. » (J.-L. Gréau)

     Cet auteur est l’un des rares à soutenir (sans pour autant adhérer aux thèses « sous-consommationnistes ») que la baisse systématique du coût du travail à l’échelle mondiale fait partie du problème et non de la solution :

    « Comment les économistes s’arrangent-ils pour ignorer publiquement les effets de la déflation salariale sur la conjoncture mondiale ? (..) Déflation salariale signifie déflation de la valeur ajoutée. »

     A force de casser les prix de revient, à commencer par le coût du travail, on diminue aussi, concurrence oblige, les prix de vente, donc les profits. Et il y a peu d’exemples que l’obtention de surprofits soit durable.

     Le bourgeois se soucie peu de théorie ou même de statistiques. Il surveille ses carnets de commandes et ses bilans, avec pour horizon le profit de l’année : moins un article se vend cher, moindre sera son bénéfice. Il aura donc moins d’argent pour ses investissements, pour une impérieuse innovation, et pour la non moins impérieuse chasse aux clients : Club Internet dépense en moyenne 440 euros pour chaque nouvel abonné. 

     La massification, déjà ancienne, n’est pas sans effet sur la valeur d’usage des marchandises, et donc leur achat. Quand chacun roule en voiture (32 millions d’autos pour 34 millions de Californiens) et utilise un portable (46 millions pour 62 millions de Français), ces objets, auparavant symboles d’appartenance sociale et de liberté, maintenant outils indispensables à la vie moderne, perdent leur sacralisation : la voiture est une machine qui se bloque dès que tout le monde roule en même temps. Pourquoi dès lors payer cher ? Internet est aussi un vaste marché de l’occasion.

    L’accumulation intensive dans les industries encore motrices (machine-outil, automobile dont dépend en France un emploi sur dix, chimie, aéronautique, électronique) repose sur un large marché solvable, y compris quand le client achète de l’immatériel. Voyager suppose des avions, souvent de plus en plus gros, et l’industrie du divertissement fait encore appel à des chanteurs et acteurs de chair et d’os. Quoique marquée par le marketing, la diversification et la petite série, la production reste de masse. La machine économique ne tourne que si le RMIste dispose d’un pouvoir d’achat minimal.     

     Or, s’il est évident que ce RMIste dépense infiniment plus que le chômeur de 1930, la question est de savoir si la frénésie consommatoire assure une circulation marchande suffisante pour rentabiliser le capital. Dans quelle mesure la course à la nouveauté ne marche-t-elle pas de pair avec une saturation relative des marchés solvables ? L’obsolescence planifiée a des effets négatifs pour le commerce. Chaque mois voit lancer un portable plus performant que le précédent, par ajout de fonctions supplémentaires. Les coûts de recherche et de marketing se traduisent par des investissements de plus en plus lourds, et aucun fabricant n’échappe à la gadgétisation. A un téléviseur, on préfère un home cinema, et personne ne s’assoit devant son écran sans télécommande. Jamais une voiture dépourvue de gadgets informatiques ne conquerra le public : la Logane ne sera pas la 4 CV de 2010. Une des raisons de la chute des ventes de Renault en 2006 est le non-renouvellement de sa gamme : l’obsolescence n’est plus une condition d’expansion, mais de survie.

     L’excès de concurrence tue la concurrence. La disparition du « 12 », censée créer un marché du renseignement téléphonique estimé à 250 millions d’euros, a poussé les entreprises à dépenser 150 millions en publicité, avant une baisse finale des ventes. Ne surnageront que les poids lourds de la téléphonie. La libéralisation sans rivages aboutit à un monopole destructeur d’entreprises.   

     Le hard discount s’avèreune arme à deux tranchants. La baisse systématique des prix ne fait pas seulement pression sur les salaires, mais sur les profits : elle assure la rentabilité de quelques géants de la distribution aux dépens d’un grand nombre de producteurs et de distributeurs. De même, pour compenser la chute de sa diffusion, la presse quotidienne finance des journaux gratuits (payés par la publicité) dont le succès rogne un peu plus ses recettes.

     Le capitalisme suppose une inégalité foncière entre ceux qui détiennent le capital et ceux qui le mettent en valeur, et le premier groupe en tire évidemment des avantages, notamment en matière de revenu, très supérieurs à ceux du second groupe. Mais dans une société qui reste « de consommation », l’inégalité poussée trop loin déséquilibre l’ensemble du système. Les sommes économisées pour rembourser le prêt immobilier sur 20 ou 25 ans n’iront pas à d’autres achats. Vers 1960, l’ouverture des centres Leclerc visait toute la population. Aujourd’hui, l’existence de 7 millions de « travailleurs pauvres » en France, où 5 millions de personnes (dont 1,3 million de RMIstes) vivent en dessous du Smic, équivaut à une richesse pour les bourgeois, mais représente aussi un manque à gagner : l’installation prolongée de millions dans une consommation « de  pauvres ». Le succès, modeste mais réel, de la Logane en est un signe, la wal-martisation de l’Amérique en est un autre. Avec ses articles fabriqués à très bas prix en Chine, le temps partiel imposé à un tiers du personnel, un salaire moyen de 1300 $ (autrefois qualifié de revenu d’appoint), et l’interdiction de fait de se syndiquer, Wal-Mart a étendu à l’Amérique du Nord un low cost des objets et aliments quotidiens parfaitement adapté à la chute générale des revenus. En six ans, la région des Grands Lacs a perdu 200.000 emplois industriels, et quand Ford et GM procèdent chacun à 30.000 licenciements, si l’on ajoute le personnel des sous-traitants, cela signifie 120.000 Américains de plus conduits à moins acheter. Premier employeur des Etats-Unis avec 1,3 million de salariés, Wal-Mart tire les revenus vers le bas dans ses magasins comme chez ses fournisseurs. Ce keynésianisme à rebours fait du minimum de salaire la condition d’une consommation elle-même minimale. Consommer suppose de l’argent et du temps libre : le système Wal-Mart donne le choix entre se contenter d’un maigre revenu, et travailler 10 à 12 heures par jour en jonglant avec deux emplois. Une société qui a besoin de « banques alimentaires », d’ « épiceries sociales » et de Restos du Cœur ne peut avoir un commerce durablement florissant.

     Voici environ trente ans, l’expansion de la production a outrepassé sa rentabilité, donnant un coup de frein à l’accumulation, et la crise qui en a résulté (superficiellement attribuée à l’époque aux deux chocs pétroliers consécutifs à la guerre du Kippour en 1973 et à la chute du Shah en 1979) a pris la forme d’une surproduction de capital par rapport au degré et au type d’exploitation alors existants. Le capital s’est trouvé à la fois trop grand et trop petit : trop grand par rapport à la plus-value obtenue (même un travail plus productif peine à valoriser un investissement coûteux) ; trop petit pour faire face à la pénurie de plus-value (même colossaux, les investissements restent inférieurs au seuil nécessaire pour une rentabilité jugée optimum. La compression généralisée des salaires ne suffit pas, si pour l’obtenir on accroît démesurément le coût du capital. Un armateur doit dépenser 100 millions de dollars pour acheter un porte-conteneurs comme ceux qui transportent outre-mer les articles chinois. Le travail n’a été rendu très productif qu’au prix d’un capital globalement si alourdi qu’il en devient moins rentable, et perd sur un plan ce qu’il gagne sur l’autre : déflation et suraccumulation vont de pair.)

     Le fordisme reposait sur une stimulation de la demande, créatrice d’une inflation qui tendait à échapper au contrôle des Etats. En privilégiant l’offre pour dépasser un fordisme en crise, le capitalisme nourrit une déflation plus négative encore.

     Capital cannibale

     La carte bancaire dans la poche d’un garçon de 11 ans, l’omniprésence de la logique et du vocabulaire du management, l’obsession du gain de temps, la prothéisation des rapports sociaux par des palliatifs technologiques qui nous relient en permanence à tous et à tout, de même que la diffusion d’actions parmi des couches sociales plus larges, sont des conditions nécessaires à une nouvelle ère capitaliste, mais ne suffisent pas à l’imposer, et il n’en découle pas automatiquement une rentabilité accrue du capital. L’ubiquité de la marchandise n’est pas en elle-même source de valeur, ni un capital qui court vite forcément rentable.

     Le capital appelé fictif, celui des actions, fragments de titres de propriété que l’on achète et vend, et avec lesquels on peut spéculer, a sa réalité. Il n’y a pas d’économie « réelle », comme si une carrosserie était dotée de la véritable existence dont serait dépourvu un billet de banque. Pour Bouygues, les titres boursiers ont aussi réels qu’un stock de briques ou des maçons qualifiés, et il leur donnera priorité sur les briques et les maçons dont il se débarrassera s’il pense accroître ainsi sa capitalisation boursière. Mais le mécanisme ne fonctionne que si à un moment quelconque intervient un usage rentable de ces briques et de ces maçons. L’argent ne se crée pas lui-même, pas indéfiniment. Comme tout maître, il est perdu sans serviteurs.

     D’autres que nous ont souligné la déréalisation qui caractérise la mondialisation. Sur le marché des « produits dérivés », on ne spécule plus sur la prospérité d’une entreprise productrice d’électricité, mais sur la hausse ou la baisse du cours de l’électricité. On spécule sur la spéculation.

     Parce qu’elle était gênée par la résistance de l’air, la colombe kantienne était convaincue qu’elle volerait mieux dans le vide. L’utopie du capital est de s’accroître seul, délivré du travail (en fait en ne gardant que le travail intellectuel présumé docile), et de se développer en tant que quantum de valeur détachée des conditions qui l’ont produite. Il ne suffit pas au capital de s’imaginer émancipé du travail, il se veut aussi émancipé de la matière (ni usine, ni marchandises, seulement des flux sans stocks), de la propriété (on ne spécule plus sur des actions qui sont un titre de propriété, mais sur l’évolution possible de ces actions), et pour finir de l’argent lui-même (ni métaux précieux, ni liquidités, seulement des lignes de crédit, des comptes, des chiffres sur un écran, des 0 et des 1). Libéré des contraintes de l’espace par la délocalisation, le capital se rêve simple déplacement dans le temps, et d’un temps annulé puisque « temps réel » signifie tout de suite. Or, un moteur sans piston ni bielle, sans carburant ni bien sûr opérateur qui le met en marche (et peut donc l’arrêter), ne serait pas un moteur, mais l’abstraction du mouvement, l’application des principes de la mécanique à un engin inexistant. Si le temps est bien au cœur du cycle de la valeur, la valorisation est toujours, en dernier ressort, la mise en valeur d’une activité humaine pour produire quelque chose qui soit finalement payé par quelqu’un. Les financiers échangent entre eux, ils ne se reproduisent pas entre eux. Les prodiges nés de l’inceste capitaliste s’avèrent des monstres.

     Que traduit l’effarant gonflement de la capitalisation boursière ? Pour l’essentiel, les grosses opérations de bourse n’ont pas pour but d’émettre des actions auprès du public : elles ont lieu à l’intérieur des sociétés cotées, qui rachètent leurs propres actions (et profitent de cette survalorisation pour emprunter), ou entre sociétés, lorsque l’une d’elles en rachète une autre. Rachats d’actions et versements de dividendes mobilisent plus d’argent que les émissions d’actions. Or, le rachat par une entreprise de ses propres titres équivaut à une « décapitalisation » (J.-L. Gréau) : elle paye cher son propre capital. Il est vrai qu’elle se le paye à elle-même, mais l’opération ne revient pas à transférer de l’argent de la poche gauche dans la droite. Car l’entreprise détourne ainsi d’un usage productif des sommes de valeur, qu’elle espère évidemment faire fructifier, mais sans avoir procédé au moindre investissement, comme lorsqu’elle achète un concurrent, un brevet, des chercheurs, s’agrandit ou implante une nouvelle usine. L’actionnaire ici s’enrichit avant que l’entreprise ait fait des bénéfices.

     La Bourse n’est plus le lieu de rencontre entre l’entreprise et l’épargnant. Alors que le boursicoteur traditionnel (qu’il s’agisse d’une banque ou d’un particulier) sort à son gré du marché boursier, les fonds de placement en vivent, et tendent à entretenir des valorisations sans rapport avec la prospérité effective des entreprises : « autant ils sont puissants, autant ils sont peu libres » (J.-L. Gréau). On aboutit à un système clos qui n’est régulé que par lui-même, sans qu’un point d’ancrage l’oblige à se rationaliser avant d’atteindre un seuil critique.

     Comme par ailleurs les plus fortes capitalisations boursières concernent en général des sociétés possédant leur propre fonds de pension destiné à payer les retraites du personnel, afin que celui-ci soit rentable, elles jouent à la hausse de tout le marché, même lorsque cette hausse va contre leurs intérêts. La bourgeoisie fait tout pour remplacer les cotisations de retraite prélevées sur le travail et le capital par un système d’abord financier et boursier, ce qui rend les fonds de pension dépendants des errements du capital fictif. Ford, GM et Goodyear en ont souffert en 2003, et l’Etat de Californie a dû intervenir pour préserver les retraites de ses fonctionnaires.

     C’est parce que le flot d’argent gagné excède les possibilités de gains suffisamment rémunérateurs, que les entreprises rachètent leurs actions, dans l’espoir, par « mimétisme rationnel » (P. Artus), d’accroître une capitalisation boursière déconnectée de leurs performances. Pour faire fortune à Wall Street, il faut moins innover qu’être situé sur un segment de marché sans vraie concurrence : l’économie devient rentière. 

     Il n’y a rien d’aberrant à ce qu’une capitalisation boursière soit égale à 900 fois la somme des bénéfices annuels d’une entreprise, comme Yahoo en  2000, ou à 60 fois pour Google en 2006 (atteignant la somme de 155 milliards de dollars). Ces chiffres reflètent le comportement logique des investisseurs devant les performances remarquables de firmes sur un marché dont l’expansion fulgurante ne fait aucun doute. L’erreur, c’est d’assimiler le capital de ces entreprises à des valeurs qui n’expriment que la confiance des agents économiques les uns dans les autres, confiance raisonnée mais qui n’a que la solidité d’optimismes réciproques.

      Rien ne rend inéluctable une faillite financière en chaîne comme celle enclenchée en 1929. Mais si, en 1960, grâce aux contrôles publics et privés mis en place depuis les années trente, un tel enchaînement était seulement possible, cinquante ans plus tard, la déconstruction des garde-fous le rend probable. Certes, l’Etat intervient, comme la Réserve Fédérale forçant les banques américaines à renflouer LTCM et ses 100 milliards de dollars de dettes en 1998. Les turbulences entamées en 1997 avec la crise de « nouveaux pays industriels »  en Asie, avant de frapper d’autres essors fragiles en Amérique latine, ont été contenues, de même le krach de la new economy. Mais les Etats le pourront-ils si des faillites se multiplient ? La possibilité d’une crise systémique est ouverte.

      Dislocation

     Jusque dans le second tiers du 20e siècle, en gros jusqu’à la crise du milieu des années soixante-dix, la planète capitaliste évoluait selon une relative unité. A des rythmes différents, et non sans interruptions et retours en arrière, l’ensemble des pays industriels avaient fini par traverser les mêmes étapes. Malgré la rétraction des échanges, la fermeture des économies et le protectionnisme qui dominent de la première à la seconde guerre mondiale, le passage d’une « domination formelle » à une « domination réelle » du capital l’avait emporté aux Etats-Unis, en Europe de l’ouest et au Japon. Certains Etats bureaucratiques tentaient, vainement d’ailleurs, d’accéder au stade fordiste. Les critiques du capitalisme (celles du moins qui triomphaient, la révolution prolétarienne ayant échoué) se situaient à l’intérieur du capitalisme : tous les mouvements de libération nationale se donnaient pour programme le développement industriel. Même les Khmers Rouges ne se contentaient pas de régner sur un peuple d’esclaves cultivant le riz : ils ambitionnaient de doter le Cambodge d’une agriculture mécanisée et d’usines nombreuses. 

     Ces convergences ont été rompues. Tandis que les vieux pays capitalistes subissent la domination réelle, des rivaux leur disputent le marché mondial en s’appuyant principalement sur des éléments typiques de la soumission formelle du travail au capital : extension des horaires, salaire minimal, conditions de travail épuisantes, main d’œuvre jetable, faible consommation populaire, multiples accidents du travail, ignorance des doléances du salarié, patron de droit divin, autoritarisme, absence ou mépris de la législation sociale, répression sanglante, le tout chapeauté par un pouvoir dictatorial, qui enferme des centaines de milliers de personnes dans des camps de travail forcé… le tableau qu’offre la Chine actuelle est plus noir que celui de l’Angleterre de Dickens. La bonne conscience s’émeut moins à propos de l’Inde, mais « la plus grande démocratie du monde » n’est concurrentielle qu’en traitant à Calcutta les ouvriers aussi mal qu’ils le sont à Macao, ou d’ailleurs dans la plupart des pays d’Asie.

     Les taux de croissance sont bien inférieurs là où règne une domination réelle, là où le capitalisme, depuis des décennies, reproduit la société selon ses lois. Un système qui n’a plus d’énergie que pour couper ce qu’il considère comme des branches mortes (la production, la matière, l’ouvrier, le travail manuel), expédier la vulgaire fabrication au bout du monde et se réserver les tâches nobles de conception et de gestion, aboutit à s’étouffer lui-même. Ce n’est pas la première fois que de jeunes rivaux menacent l’hégémonie de puissances jusque-là bien assises. Le fait nouveau, c’est que de vieilles métropoles renforcent de leur propre initiative la base productive de rivaux potentiels.

     Le monde capitaliste suppose l’articulation de trois niveaux aujourd’hui désarticulés :des Etats-nations tendant à rogner leurs indispensables fonctions « régaliennes », dominés par une puissance sans rival militaire, et qui entend organiser les autres pays à son avantage et à son image ; un réseau transnational où règnent des sociétés privées donnant (comme il est normal) priorité à leurs intérêts particuliers ; un ensemble de forces sociales et écologiques ambitionnant de prendre en compte (ou en charge) les besoins des habitants de la planète, les seules à tenir un discours global qui soit entendu, mais ne dépasse pas le stade du discours. Jusqu’à une date récente, à chaque moment charnière de l’évolution capitaliste, les dimensions politique, économique et sociale, tendaient vers une certaine unité, dont le keynésianisme n’a été qu’une phase plus formalisée que les précédentes. Actuellement, ces trois niveaux se juxtaposent en se contredisant. Les bourgeoisies occidentales font confiance à l’économie pour atteindre elle-même son point d’équilibre, et à la force armée (policière à l’intérieur, militaire à l’extérieur) pour contenir ce qui déborde. La mondialisation disjoint le monde.  

    Fragmentation politique

     Le monde né de 1939-45 n’était certainement pas pacifique, mais les pays dominants, et d’abord les Etats-Unis et l’URSS, finissaient par tirer profit des incendies qu’ils attisaient, éteignaient, ou laissaient mourir. Phare de la domination réelle du capital, les Etats-Unis ne retirent aujourd’hui de leur hégémonie que des occasions d’intervenir sur un chaos multiforme.

     Si l’histoire de l’humanité est plus riche en remous convulsifs qu’en harmonies, il fut un temps où les grandes puissances maîtrisaient relativement les déséquilibres régionaux. Tel n’est plus le cas. On explique souvent ce fait par la disparition de l’URSS qui aurait favorisé des désordres auparavant contenus par le condominium russo-américain. (Inversement, autrefois, on répétait que la rivalité entre les deux Grands avivait les troubles dans le tiers-monde.) En fait, la décomposition du capitalisme bureaucratique a coïncidé avec la crise sociale en Occident, sans qu’aucune des deux soit cause de l’autre. Avecà l’Est une transition vers un improbable capitalisme de marché qui serait viable, et à l’Ouest la désagrégation d’un fordisme que rien ne vient remplacer, il aurait été étonnant que la fin de la guerre froide inaugure une ère de prospérité, fût-elle marchande, et de démocratie, serait-ce sous la houlette et au profit de l’Oncle Sam. 

    Au Moyen Orient, que les Etats-Unis voulaient remodeler, le remède se révèle pire que le mal. La « guerre contre le terrorisme » fait lever d’autres terroristes. Le Pentagone ne se demande plus comment vaincre les guérillas sunnite, chiite, post-baasiste, nationaliste, etc. qui se disputent l’Irak, mais comment et quand partir aux moins mauvaises conditions. Or l’action lancée contre Bagdad suivait celle menée contre Kaboul, dont elle était censée rattraper l’échec inavoué. Dans les deux cas, du fond de ses bunkers et du haut de ses avions, l’Amérique règne sur une société déchirée qui échappe à tout contrôle.

     Mutatis mutandis, tel est aussi le lot de Tsahal, dont l’intervention au Liban en 2006 s’intègre dans une stratégie étasunienne de destruction par les armes de ce qui est tout autre chose qu’une addition de groupes armés. La supériorité militaire ne suffit jamais à modifier un contexte socio-politique, et le déni des réalités sociales finit par nuire à cette supériorité (sur 400 chars engagés par Israël, 50 détruits par le Hezbollah). On ne peut indéfiniment jouer le pourrissement de la situation des Palestiniens en espérant qu’ils s’entre-tuent puis se contentent des quelques kilomètres carrés qu’on leur concède et, en attendant, se mettre à l’abri de leur révolte derrière un mur. Au passage, les combats de l’été 2006 remettent en selle des membres de « l’Axe du Mal » comme la Syrie et l’Iran, à qui les Etats-Unis, en dépit de leur hégémonie mondiale, sont incapables d’interdire l’arme atomique. Vaincre une armée ennemie n’est pas reconstruire une société. L’hyperpuissance, y compris militaire, est vaine si elle n’est vecteur d’un projet social, et si elle imagine en compenser l’absence par des armements toujours plus sophistiqués.

     En Amérique latine, de nombreux pays, et non des moindres, virent à gauche, et quelques trublions comme Chavez et Morales renouent avec un anti-impérialisme gauchiste que beaucoup croyaient enterré. Au Mexique, le candidat de gauche refuse ce qu’il considère comme une violation du verdict des urnes, rassemble un million de personnes, entend se proclamer président et constituer un gouvernement bis. On peut y lire des signes de renouveau démocratique, on peut aussi y voir une incapacité des Etats-Unis à maintenir l’ordre dans leur pré carré.

     Du fait de la faiblesse de la Russie et du peu d’existence politique de l’Union Européenne, la fin du bloc est-européen ouvrait un horizon propice à la pénétration des Etats-Unis : même là, ils ont le plus grand mal à se trouver des points d’appui ou des relais. A peine pourra-t-on dire que la Pologne les soutient en Irak. En Ukraine, un président « atlantiste » se double d’un premier ministre « russophile ». Vu de Prague ou de Budapest, Washington n’a guère plus à offrir que Bruxelles. Au sortir de 1939-45, la démocratie et le Plan Marshall, le second donnant un sens à la première, consolidaient en Europe de l’ouest des tendances déjà existantes vers une expansion économique et une certaine réunion des classes. C’est ce terrain favorable qui faisait la réalité de l’alliance politique et militaire scellée par l’OTAN. Il n’y a aucune commune mesure entre l’arrivée des capitaux américains en Europe après 1945, qui s’inscrivaient dans un mouvement global, et les investissements actuels par lesquels des firmes cherchent là comme ailleurs une source de profit rapide, mais quittent la Roumanie pour la Malaisie à la première occasion.

     Plus elle s’élargit, de la Baltique à la Mer Noire, plus l’Union Européenne se renforce comme un vaste espace économique dénué d’autorité politique ou militaire. Le pouvoir central qui siège à Bruxelles est aussi bien armé pour obliger tel ou tel membre de l’UE à privatiser son service postal ou à diminuer les retraites, qu’il est dépourvu d’influence sur les affaires internationales, y compris celles qui se passent à sa porte. Il est frappant qu’un conflit meurtrier ait pu éclater au cœur de l’Europe au moment où, débarrassée du péril (réel ou imaginaire) russe, elle avait à la fois les mains libres et la force unie pour empêcher un tel conflit. On s’est beaucoup moqué de la SDN, de sa faillite morale et politique devant le réarmement allemand, la guerre d’Espagne ou l’invasion de l’Ethiopie par Mussolini, mais le bilan de Bruxelles n’est pas plus brillant que celui de Genève avant 1939. L’Europe aura attendu des années avant d’intervenir dans la guerre civile qui déchirait l’ex-Yougoslavie, et elle ne s’en est mêlée qu’en bombardant la Serbie bien après que celle-ci a additionné (comme ses voisines mais plus que ses voisines) massacres et crimes. Au lieu exact où était né l’embrasement de 14-18, une Europe soi-disant réunie a échoué à maîtriser un conflit local. L’attaque de l’OTAN contre la Serbie démontrait la débilité politique d’une UE poussée à la guerre par les Etats-Unis, mais aussi l’inaptitude étasunienne à agir en Europe, sinon négativement : la politique américaine est capable de contribuer à la désunion européenne, et incapable de promouvoir un  projet pour ce continent.    

     Une incapacité militaire traduit généralement une carence sociale et politique, mais l’échec des armes peut se révéler salutaire, en forçant un pays à évoluer. Confrontée à la perte progressive de ses colonies, la France a réagi après 1958 en entrant pour de bon dans la modernité. De nos jours, les Etats-Unis tournent le dos aux leçons que leur inflige le bourbier moyen-oriental, et l’échec militaire accentue la difficulté du capitalisme à se réformer.

     Nulle part l’unification accélérée des flux de marchandises et de capitaux ne s’accompagne des formes de pouvoir et de l’organisation des territoires qui seules donneraient sens et force à cette unification. L’Europe passe de 18 à 27 membres, rassemble 450 millions de personnes et rêve de franchir le Bosphore, sans remédier à son inachèvement permanent, et le rejet du traité constitutionnel par deux de ses Etats fondateurs n’a pas seulement valeur de symbole. Il a fallu des siècles de commerce, de centralisation étatique, de culture et de guerres pour façonner les nations européennes. Les processus économiques ne se suffisent pas à eux-mêmes, et ne font pas surgir automatiquement des modes de « gouvernance » conformes à la nouvelle réalité (la vogue du mot traduit une tendance à assimiler la direction des affaires publiques à la gestion d’entreprise, et donc un renoncement à la politique comme vision globale et direction générale de la société). Livrée à elle-même, l’économie pousse plutôt à la résurgence de ce que l’on présente comme des vieilleries, et à la production de nouveaux archaïsmes.

     Au Moyen Orient, la résurgence religieuse tient à l’échec de la structuration nationale dans cette région. Le Hezbollah s’en prend autant à un Etat libanais incapable d’accorder une place aux chiites, qu’il ne fait la guerre à Israël. Et il n’y aurait pas eu d’ascension du Hamas sans la stagnation du fait national palestinien.

     Slovaquie, Monténégro, Moldavie, Transnistrie, Timor Oriental… la mondialisation donne naissance à des Etats-nations aussi peu viables que ceux issus de la décolonisation, et voués comme eux à une existence artificielle, instrument d’un puissant voisin ou lieu privilégié mais précaire d’investissements multinationaux.

     Même au sein d’Etats ayant une vie nationale constituée, et que l’on pouvait estimer stables, de fortes tendances poussent à l’autonomie, et parfois à la séparation, comme en Belgique ou en Espagne, voire en Ecosse, sans grand chose en commun (à part le folklore) avec les anciens régionalismes occitan, basque, corse ou breton. Ces mouvements centrifuges contredisent l’idéologie qui se voudrait dominante, celle de la marche à une unification croissante, et révèle cette idéologie pour ce qu’elle est : un discours sans efficience. L’émergence de mini-Etats, sinon de micro-Etats, et l’effort pour créer des structures séparées au sein des Etats existants, signifient qu’il n’y a pas assez d’occasions de profit dans le monde contemporain, et donc pas assez de possibilité de vendre son travail. Pour attirer des investissements et des emplois, chaque morceau de territoire, chaque ensemble de population doit se singulariser, se détacher, mettre en avant ses avantages et atouts spécifiques, se libérer de voisins gênants car (à tort ou à raison) jugés moins rentables. Le Flamand a beau être le compatriote du Wallon, il en devient le concurrent : il lui faut s’en distinguer, proclamer qu’il est lui, parce que Flamand, plus qualifié et meilleur travailleur, et donc constituer la Flandre en entité politique séparée susceptible de faire venir chez elle des capitaux précieux parce qu’il n’y en aura pas pour tout le monde. (Ce repli, cet égoïsme social, indique aussi un minimum de front commun entre capital et travail, qui n’est pas sans incidence sur la lutte des classes.)

    Le facteur humain, ou :  On ne valorise pas le capital sans travail. On ne fait pas la guerre sans soldats.      

     Pour s’être voulue en avance d’une technologie, l’armée américaine s’est trouvée en retard d’une guerre : aucun drone, aucun satellite ne remplace les fantassins dans le combat de rue. Puisque depuis (sinon avant) l’invasion de l’Irak en 2003, le Pentagone souligne l’insuffisance du nombre de GIs sur le terrain, il peut paraître curieux qu’il ait du mal à y remédier : la population étasunienne s’accroît, par afflux d’immigrants de presque tous les continents, avec abondance de jeunes qualifiés pour les emplois de techniciens d’une armée moderne, et un vaste réservoir de pauvres qu’on pourrait croire séduits par un bon salaire et la perspective d’études payées à la fin de leur engagement. Pourtant, bien que des marines en bel uniforme fassent de la retape dans les centres commerciaux, le déficit humain persiste, que la peur de mourir n’explique pas totalement.

     Une société n’échappe pas à son idéologie, surtout si celle-ci correspond à des pratiques généralisées. Le machinisme caractérise le capitalisme depuis plus de deux siècles : mais, jusqu’ici, il allait de pair avec une valorisation du travail, d’un travail plus qualifié, plus indirect, sans jamais encore s’accompagner d’une ringardisation du travail manuel, et de l’idée que l’effort physique, le maniement de la matière, l’usage personnel d’un outil, étaient dépassés. Au sommet, les stratèges bardés de diplômes espéraient gagner la guerre à distance, par bombes intelligentes et missiles programmés, et n’accordaient à la troupe qu’un rôle accessoire. A la base, le GI a beau servir un équipement valant plus de 20.000 $, il n’en est pas moins un ouvrier professionnel de la mort, aussi dévalorisé dans l’armée que les OP l’ont été dans les usines, une survivance, en attendant que tout puisse être informatiquement robotisable. A Paris, il est courant d’entendre regretter la difficulté de trouver un plombier ou un électricien. A Washington, on déplore le manque de mercenaires. Le soldat est à sa triste façon un travailleur manuel, et le goût du travail manuel se perd.

      En dépit de leur puissance, ou plutôt à cause de la nature d’une puissance privilégiant au-delà de toute mesure l’efficacité technique, les Etats-Unis sont aujourd’hui capables de vaincre n’importe qui au Moyen Orient, et incapables de mettre cette victoire à profit. A quoi bon terrasser l’armée d’un ennemi dont on ne peut exploiter le territoire ? Anéantir, pour quoi ? Qu’elle se livre avec des flèches et des épées, ou avec des bombes atomiques, la logique de la guerre n’est jamais la destruction, mais l’obtention d’un avantage décisif, Clausewitz l’a dit avant nous. Les Etats-Unis ont les moyens de gagner un, voire deux conflits de moyenne importance, non par exemple d’agir efficacement (c’est-à-dire selon leurs intérêts) contre l’Iran. Il leur serait techniquement possible de bombarder l’Iran, d’y raser quelques bases militaires ou centrales nucléaires, comme il serait possible à ce pays de répliquer en fermant les robinets du pétrole et en interdisant le détroit d’Ormuz.

     En 1939-45, les Alliés ne se sont pas bornés à ravager l’Allemagne et le Japon. Les bombardements n’ont pas détaché la population des dirigeants, ils ont seulement affaibli l’effort de guerre, puis les Anglais et les Américains ont envahi et occupé les territoires ennemis. Leur supériorité décisive ne tenait pas à leur armement (presque toujours meilleur), mais à un projet de réorganisation sociale et politique capable de l’emporter chez les vaincus, sans que les vainqueurs doivent chaque jour l’imposer à coups de fusil. En Europe de l’est, à l’inverse, le régime bureaucratique ne se serait pas instauré après 1945 ni maintenu sans la pression constante de l’Armée rouge, et ses interventions à Berlin-Est (1953), en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968).

       Depuis trente ans, l’équilibre entre les prolétaires et l’ensemble des richesses accumulées qu’ils mettent en valeur, entre travail vivant et travail objectivé, a été profondément rompu au profit du second, mais les capitalistes les mieux avisés finissent par reconnaître que c’est le travail vivant qui met en mouvement le travail mort et en accroît la valeur. Les effets pervers de la mondialisation, qui porte en elle une tendance de tout à se constituer en monopole, se font sentir là où l’on ne les attendait pas. En économie, cela se traduit par des concentrations nuisibles à la concurrence, des rentes de situation, des fixations abusives de prix, des revenus exorbitants pour l’élite dirigeante, des choix d’investir ou de désinvestir déconnectés de la rentabilité productive. En politique, cela signifie un pays impérialiste dominant libre d’agir comme s’il pouvait tout se permettre, parce qu’il n’existe aucun rival de son niveau à même de le rappeler à l’ordre, de lui indiquer la ligne à ne pas franchir. Les Etats-Unis disposent aujourd’hui du pouvoir de manifester leur hégémonie à peu près partout sans rien imposer au fond, et de recouvrir quasiment tout désordre de leur supériorité militaire sans y faire régner l’ordre, ce qui développe les désordres. Alexandre tranchait le nœud gordien, l’Amérique écrase la pelote de nœuds. Le blocage stratégique reflète un blocage social.

     La dévalorisation de l’activité humaine et de sa signification se double d’une dénégation par le capitalisme lui-même de traditions qui faisaient son soutien, comme la nation ou la patrie. La critique communiste peut s’en réjouir, quoique leur rejet ne mène nulle part si les vieilles lunes sont remplacées par du vide. Leur effacement crée en tout cas une contradiction pour le capitalisme, qui a encore besoin d’hommes prêts à mourir, sinon pour la patrie, du moins en soldats. Lorsque la fonction militaire devient un métier comme un autre, y perdre la vie n’est plus une mort au champ d’honneur, mais un accident du travail que chacun cherche logiquement à éviter, et dont on rend le patron responsable. Si le patriotisme se porte très bien dans la vie courante américaine, où il est d’usage d’exhiber la bannière étoilée dans son jardin, au bureau et à l’école, il n’empêche pas les militaires de se plaindre dès que le taux de mortalité dépasse le niveau très bas promis le jour de leur engagement. Comme tout travailleur, ils réclament le respect du contrat, et exigent des garanties. En Grande Bretagne, la difficulté de recruter des jeunes qui rechignent à partir pour l’Irak oblige à offrir non seulement une prime substantielle à chaque volontaire, mais une seconde prime s’il convainc une de ses connaissances à s’engager aussi. On envisage même de défiscaliser la part du revenu gagnée pendant les périodes sur le terrain.       

   Sur d’autres fronts, plus pacifiques mais non moins vitaux pour la perpétuation de cette société, la contradiction se fait jour également entre des idéaux battus en brèche par une modernité marchande et technicienne assumée, et la nécessité d’assurer des fonctions essentielles au système. A force d’introduire dans ses rouages le maximum de rentabilité quantifiée, l’Etat sape ses propres bases. Un militaire ne saurait être évalué et payé d’après le nombre de cadavres ennemis, un magistrat d’après celui des jugements et des condamnations, un enseignant d’après celui des élèves reçus à l’examen, un chercheur d’après celui d’articles publiés, un médecin d’après celui des consultations, l’assistante sociale d’après celui de dossiers traités, etc. Pourtant cette rationalité-là est donnée en modèle, et il n’y a pas un technocrate qui ne rêve d’audit. Combinée au remplacement des personnels humains par des appareils automatiques partout où c’est possible, la marchandisation accélérée (en particulier par la privatisation des services publics) s’avère contre-productive du point de vue même des profits. Il faut aux entreprises un pouvoir politique qui encadre la société, tâche qu’un Etat minimal ne peut remplir. La mondialisation déstructure sans restructurer. Le capitalisme du 21e siècle a sans doute besoin d’instituteurs qui jouent un autre rôle que les « hussards noirs de la République » de 1900, mais il ne peut pas non plus faire qu’enseigner soit un job, ni une activité d’animateur.  

    Mondialisation sans idéologie et archaïsme radical

     Si les idées ne mènent pas le monde, l’absence d’idées ne mène nulle part. Chaque phase, chaque variante capitaliste a produit son idéologie, chacune chargée d’avenir et d’espoir, fallacieux mais adéquats à un minimum de faits. En économie, la mondialisation a pour idéologie le libéralisme, et en politique la démocratie : moins la démocratie parlementaire, représentative, celle des partis, que la démocratie à la base, horizontale, immédiate, celle des réseaux, des associations, des ONG, d’Internet.

     Du moins, en théorie. En pratique, si la mondialisation a ses technologies, il lui manque une idéologie. Tout au plus a-t-elle l’idéologie de la technologie. Elle n’a produit qu’un double mouvement contradictoire et complémentaire : une mise au rancard d’idées autrefois fondatrices comme la tradition, l’institution, la nation, l’autorité, et une panoplie de replis qualifiés d’ethniques ou de religieux. Le particularisme prospère sur les impasses de l’universalisme, et l’archaïsme sur les ratés de la modernité marchande.

     On pouvait s’attendre à ce qu’un capitalisme débridé débride aussi les désirs, que son matérialisme comble le besoin de spiritualité et que l’avoir tienne lieu d’être. Or le pays le plus consommateur du monde est actuellement dirigé par des inspirés de Dieu qui rappellent davantage le rigorisme prohibitionniste de 1920 que la libération des sixties, et les forces qui s’en prennent le plus violemment à lui se réclament elles aussi d’une pureté religieuse.

     L’archaïsme radical est fort différent des réactionnaires de jadis. La « réaction » fasciste engendrée par le blocage social de l’entre-deux-guerres et les furies qu’il avait déchaînées portait le masque d’un dépassement du capitalisme : Mussolini prétendait réussir la révolution anti-bourgeoise que le mouvement ouvrier n’avait pas accomplie, et Hitler se disait national-socialiste. Depuis vingt ans, ce n’est pas en son cœur mais à ses périphéries que le capitalisme fait surgir une contestation massive, qui se donne pour but non d’aller au-delà de la société moderne, démocratique et salariale, mais en deçà, par le retour à un monde qui contrôlerait la marchandise et l’argent, grâce une communauté des croyants organisée politiquement en un néo-califat. Un idéal non pas post-socialiste mais pré-capitaliste, partagé de l’Afrique du nord à l’Asie en passant par le Moyen Orient, avec des résonances au centre des pays développés. La formule du « choc des civilisations » n’a qu’un mérite : souligner l’ampleur du phénomène. L’Islam radical n’en est que la manifestation la plus tapageuse, à côté d’autres comme la vague évangéliste africaine et latino-américaine, et le Falun Gong chinois. Le fascisme s’affirmait contre un mouvement ouvrier et révolutionnaire défait mais encombrant pour les bourgeois. Ces conservatismes sont des produits d’une modernité capitaliste en roue libre, et que ne travaille aucune perspective communiste agissante.

     Aucune société ne vit durablement sans des règles qui l’organisent, avec leur lot de prescriptions et d’interdits qui dépassent le strict rapport de la vente et de l’achat (notamment de l’achat de la force de travail), donc des valeurs à prétention universelle, y compris parfois contre les marchands. Soumettre l’ensemble de ces règles à celle de la libre circulation des marchandises aboutit à un monde dont l’implacabilité va de pair avec une mollesse de pensée qui relativise tout, sans accroche critique possible, où pour choquer il suffit de dire « J’ai raison et vous avez tort ». La laïcité ne se veut plus neutralité, mais respect de toutes les croyances religieuses, et ce qui vaut en religion vaut pour le reste. Ne plus adresser la parole à un briseur de grève, comme le pratiquaient les communautés minières, perd son sens quand la grève passe pour une vieillerie. La distinction entre nous et eux, entre un monde de la solidarité entre salariés et un monde des patrons et de leurs représentants, s’efface. Cette tendance n’épargne pas la politique : l’extrême-gauche n’est plus extrême, seulement la gauche de la gauche, « 100% à gauche ». « Liberté, égalité, fraternité » sont des slogans : encore faut-il qu’ils gardent une crédibilité minimale, que le relativisme systématique interdit. Le Danemark et les Pays Bas, qui ont le plus souffert du scandale des caricatures du Prophète, sont également les pays qui se veulent les plus consensuels, où il devient normal de ne plus rien affirmer de tranchant, où aussi des partis réactionnaires progressent parce qu’ils paraissent porteurs de vérités et de principes. Un capitalisme sans rêve est voué au marasme, comme un prolétariat sans rêve se condamne à l’échec. 

     Une caractéristique des temps modernes est d’obliger chacun à trouver sa place au sein d’un mouvement qui le dépasse, de façon bien sûr différente au 19e siècle, entre les deux guerres mondiales,  pendant les Trente Glorieuses, et maintenant : depuis une vingtaine d’années, le décalage grandit entre une foi dans les promesses technologiques, et un pessimisme  social et historique.

     La contradiction du discours mondialisateur saute aux yeux : il nous répète que l’évolution actuelle est inéluctable, et qu’elle sera ce que nous en ferons. Il est pourtant clair qu’une évolution imposée impose aussi son cadre contraignant, et ne laisse de liberté qu’à la marge. Notre société a élargi les possibilités d’épanouissement personnel, par l’éducation, les instruments de communication, le temps libre, les voyages, etc. Mais cette auto-réalisation individuelle se fait sous l’influence d’une « idéologie managériale de la performance » (A. Honneth) : le monde du travail habitue chacun à se vendre en permanence (comme nous le rappelions, le loisir devient un argument d’embauche) et, à l’extérieur du lieu de travail, chacun continue à se vouloir plus efficace que le concurrent et plus moderne qu’hier, à aller toujours au-delà, plus vite, ailleurs… Chaque article et chaque être est à la fois sérié, quantifié, normé, mais vécu comme unique. Déjà la Golf, un temps voiture la plus vendue en Europe, était perçue par ses conducteurs comme différente, mais les outils communicationnels poussent désormais cette contradiction au cœur du quotidien. L’individu contemporain exige de posséder les mêmes objets que tous les autres, non pour leur ressembler, mais au contraire pour affirmer son individualité. Afin d’être traité en ego distinct, il lui faut pouvoir se « connecter » à tout et à tous, n’importe où et en deux secondes. La perte générale de confiance dans l’avenir n’est pas sans rapport avec la course (vaine, et donc toujours recommencée) contre le temps, course qui nous fait vivre dans un perpétuel présent où tout est urgent et où tout doit être immédiat. Le bourgeois du 19e siècle revendiquait le silence de son cabinet de lecture : le privilège de Flaubert, c’était d’échapper aux rythmes industriels, au bruit, à la foule, de ne pas être interrompu, ni « sonné » comme un domestique. L’individu moderne est si seul qu’il ne  se supporte pas seul, ni en un seul lieu, ni en une seule activité à la fois : Internet lui apporte l’ubiquité et la simultanéité universelles (virtuelles). Ce mutilé achète des béquilles technologiques chaque année plus perfectionnées. Une société qui entretient le handicap freine sans doute les capacités de révolte, mais aussi bloque l’autonomie qu’elle exige du travailleur, et entame ainsi l’efficacité productive dont elle a besoin.     

     Les transitions historiques inabouties se reconnaissent à leur inaptitude à se comprendre elles-mêmes. Rarement le capitalisme aura été si contraignant, imposant l’égoïsme social aux prolétaires, plus pesant sur l’ensemble de leur vie que lorsqu’ils travaillaient dix heures par jour, exigeant d’eux une disponibilité inouïe pour l’entreprise, intensifiant leurs rythmes de travail comme de consommation, alors que ce capitalisme se proclame pacifié et remplace l’idéologie de l’effort et de la hiérarchie par celle du ludique et du convivial. A l’école comme au bureau, dans l’atelier ou en famille, les contraintes se veulent bannies : tout devrait se faire en autonomie. Mais l’idéologie a beau être une fausse conscience, il y a une limite au divorce entre la réalité et sa représentation. Les illusions d’une société sur elle-même doivent l’aider à vivre ses difficultés et ses conflits, non l’encourager à les ignorer. On ne peut soumettre chaque année davantage l’école à l’économie, vouloir qu’elle prépare à un métier, et en faire d’abord un lieu de vie et de socialisation des jeunes. On ne peut à la fois habituer à la dureté des recherches d’emploi et à la discipline de l’entreprise, et inciter chaque garçon et fille à définir son « projet personnel », ni lui répéter qu’il va apprendre en s’amusant. La même société remet en cause l’autorité et disserte sur « la crise de l’autorité ». Elle célèbre « l’argent facile » et se choque que des défavorisés se le procurent illégalement. Il arrive un moment où la contradiction n’est plus vivable, où le faux discours devient contre-productif. Une crise explosive future mettra un terme à une situation où l’on tolère afin de ne pas décider, et à l’apparent laxisme succédera une remise en ordre.  

      Surpopulation relative

      D’une part, en décomposant les modes de vie traditionnels, le capitalisme prive de ressources des masses humaines dont il ne peut salarier qu’une partie. D’autre part, en substituant sans cesse du capital au travail, il prive régulièrement d’emploi ceux qu’il avait salariés. Là où le système montre le plus d’élan, l’élargissement de la production et la création de secteurs nouveaux absorbent la population en surnombre. Ailleurs, ou lorsqu’en son noyau industriel le capital désinvestit, des millions d’hommes et de femmes se retrouvent « de trop », alors même que la diffusion des techniques et des produits sanitaires et médicaux réduit la mortalité infantile et prolonge l’espérance de vie.

     Il n’y a pas de limite naturelle au-delà de laquelle les humains, parce que trop nombreux, sombreraient inévitablement dans l’affrontement et l’autodestruction. La question est celle du rapport entre la croissance démographique et les conditions d’accueil des nouveaux arrivants (qu’ils viennent de l’intérieur du pays ou de l’étranger), compte tenu des ressources (modifiables mais non infinies) et de cadres sociaux qui de nos jours se durcissent. Les masses humaines ne jouent qu’en relation avec les capacités ou incapacités de les absorber. La population mondiale est passée en cent ans d’1,5 milliard à plus de 6, et les démographes parlent de 9 milliards entre 2050 et 2100. L’essentiel n’est pas le chiffre, mais comment vivre et pourquoi : 6 ou 9 milliards d’humains n’iront pas tous chercher leur  nourriture à l’aide du bâton à fouiller, ni ne mèneront l’existence du New Yorkais actuel.

    Pour assurer un minimum d’existence à la population de la planète (car il l’assure aussi, à sa façon, sinon il ne tiendrait pas), le capitalisme est contraint à une fuite en avant dans l’exploitation de plus en plus intensive des ressources naturelles, non seulement en consommant en quelques siècles des énergies fossiles vieilles de millions d’années, mais en puisant dans des nappes phréatiques qu’il ne renouvelle pas, en appauvrissant des sols pour les enrichir ensuite d’engrais qui à leur tour aggravent l’appauvrissement, avec pour règle invariable de répondre au déséquilibre qu’il crée par un détour technique facteur d’un autre déséquilibre lui-même pallié provisoirement par une nouvelle avancée technologique.

     La densification humaine n’a pas de sens absolu. Quelques milliers d’habitants peuvent être en surnombre au milieu d’un désert, et plusieurs millions se côtoyer tranquillement dans une plaine fertile. Il n’en reste pas moins que l’entassement, combiné à la paupérisation, favorise la multiplication de maladies, d’épidémies, accélérée par la massification du transport des commerçants, des travailleurs, des migrants et des touristes. Inutile d’insister sur les ravages du Sida en Afrique. Mais cette réalité n’a elle aussi de sens que social : le nombre développe les maladies dans une population vulnérable. Or, la croissance démographique contemporaine coïncide avec des conditions socio-économiques qui fragilisent tout en accentuant les inégalités : mieux vaut se faire soigner à Dallas qu’à Nairobi, sauf si l’on est pauvre à Dallas et riche à Nairobi. Mais il y a des limites à l’inégalité dont un système peut s’accommoder. Trop de pauvreté, trop de morts, trop de dégâts écologiques et humains finissent par causer des tensions nuisibles à la rentabilité. Le capitalisme n’est pas compatible avec n’importe quel degré de chaos. Des sociétés dominées par la « lutte pour la vie », où ne survivraient que les mieux adaptés, sont plus propices à l’enrichissement de quelques-uns qu’à l’extension du salariat, condition sine qua non de l’accumulation du capital.  

      L’homme est sans doute le seul animal dont le nombre ne puisse être régulé que par lui-même. Il commence à y répondre, mais souvent par des mesures qui aggravent le mal. Quand la durée de vie s’allonge, le contrôle autoritaire des naissances imposant l’enfant unique tend à inverser une pyramide des âges qui finirait par reposer sur sa pointe. En Chine où les parents préfèrent un garçon, cette politique aboutit à un déficit de filles estimé entre 60 et 80 millions. Ailleurs, ce sont parfois les catastrophes humanitaires, les épidémies, les disettes provoquées ou aggravées par les conflits, et les saignées guerrières (plusieurs millions de morts au Congo dans les dix dernières années), qui régulent l’expansion démographique.

     Migrations non maîtrisées

     Les migrations ne sont pas nouvelles dans la vie de l’humanité, et le capitalisme les a accentuées en développant et en séparant zones de production et réservoirs de main d’œuvre, mais il en gardait un contrôle accompagné de tensions et de violences à l’encontre des prolétaires, ainsi qu’entre prolétaires. Après 1918, la France a organisé la venue de mineurs polonais parce que cette main d’œuvre était employable et effectivement employée, et qu’existaient dans le Nord des lieux pour les accueillir et, bien souvent, les intégrer. Après 39-45, le transport, le logement et la surveillance de centaines de milliers d’hommes « importés » d’Afrique du Nord étaient devenus une véritable industrie encadrée par l’Etat. OS dans les usines ou manœuvres dans le bâtiment, ces adultes participaient souvent aux luttes sociales, mais la plupart retournaient en Algérie ou au Maroc au bout de quelques années.    

     Le nombre de migrants a doublé dans le monde en 25 ans, passant de 100 à 200 millions, dont 30 millions d’illégaux (7 millions en Europe), attirés par une pauvreté moindre que celle subie dans le pays d’origine. Quelques centaines de Chinois sont venus en Roumanie remplacer des autochtones partis chercher un meilleur salaire à l’ouest de l’Europe : les proportions changeront le jour où la Chine libéralisera l’émigration, et où les réfugiés écologiques s’ajouteront aux réfugiés économiques et politiques. Avec aujourd’hui  7% de la population du globe, mais assurant 30% de la production mondiale, l’Europe attire les migrants à un rythme très supérieur à celui de 1900 ou 1950, et dans des conditions où les Etats ont délibérément rendu leurs frontières plus perméables, accentuant la pression sur les salaires des prolétaires européens, au bénéfice immédiat des bourgeois, au détriment de la stabilité générale.

     Pour un patron français ou italien, la venue d’immigrés maghrébins, africains, est-européens ou asiatiques, même et surtout clandestins, est positive, car elle lui offre une main d’œuvre soumise. Le patron étasunien réagit de même devant la présence d’immigrés mexicains. Mais, là encore, le monde capitaliste n’est pas fait seulement de capitaux et de concurrences. Dresser un groupe contre un autre, constituer chacun en « communauté » rivale de sa voisine, porte atteinte à l’équilibre social et politique, surtout à l’heure où, sous les pressions mondialisatrices, les flux migratoires échappent aux capacités régulatrices des Etats.

     A la surpopulation relative, s’ajoute un déséquilibre géographique. L’Europe occidentale et le Japon, qui comptent parmi les pays jusqu’ici (et sans doute pour un certain temps) les plus riches, connaissent un déficit d’enfants par rapport au renouvellement des générations, tandis que les régions pauvres (sans compter les pays émergents : 25 millions de naissances l’an en Inde) en fabriquent « trop » par rapport à leurs ressources. C’est par millions que l’on fuit des zones surpeuplées (non pas dans l’absolu, mais eu égard aux possibilités d’y vivre), préférant le déracinement à une misère pire. Les masses aujourd’hui en mouvement ne sont plus les mêmes que celles des migrations vers les Amériques, de l’exode rural ou des travailleurs drainés vers les chaînes automobiles, le BTP, les mines ou la sidérurgie il y a encore trente ans (autant d’activités d’ailleurs depuis fortement automatisées, y compris dans la construction, ou délocalisées). Aussi la majorité de ces hommes et femmes resteront inemployables, surtout ceux qui, sans qualification, se dirigent vers une Europe acharnée à expédier ses industries grosses consommatrices de main d’œuvre… vers les pays d’où proviennent ces migrants. Dans la mesure où les dirigeants des Etats-Unis et de l’Union Européenne imposeraient une émigration choisie, c’est-à-dire choisie par eux, et n’accepteraient que le travail qualifié et respectable dont ils estimeraient avoir besoin, ils priveraient les régions pauvres de diplômés et de techniciens et les appauvriraient davantage, encourageant ainsi l’émigration sauvage ou clandestine.       

     Irlandais en Angleterre au 19è siècle, vagues successives et rivales d’immigrants outre-Atlantique, Noirs quittant le Sud rural des Etats-Unis vers les emplois industriels du Nord, Italiens du Mezzogiorno à Turin en 1950, Algériens chez Citroën, Musulmans à Bombay… le capitalisme a toujours divisé pour régner. Qu’elles soient ou non vécues sur le mode ethnique, voire religieux, les tensions sociales facilitent l’extension des contrôles de toute sorte, de l’assistance sociale à la police anti-émeute en passant par les médiateurs dits communautaires, sur l’ensemble de la population. Mais un excès de tensions s’avère dommageable pour la reproduction sociale. La société capitaliste supporte mal la multiplication des ghettos de couleur ou sociaux. Si elle ne crée pas l’harmonie, il lui faut malgré tout un minimum d’unité, en tout cas de réunion. Il était naturel qu’à leur arrivée en pays inconnu, les émigrés recherchent la proximité de leur groupe d’origine et s’installent dans un même quartier (Little Italy à New York, Whitechapel pour les Juifs à Londres), bénéficiant ainsi d’un accueil et d’une aide précieuse, non sans heurts et violences (cf. le livre et le film Gangs of New York). A terme, ils finissaient par s’intégrer, et souvent la deuxième génération quittait le ghetto. Le processus s’enraye aujourd’hui. Le repli de populations sur elles-mêmes, et la fermeture de quartiers sur eux-mêmes sont incompatibles avec la logique de circulation (entre  travail et capital, entre capitaux, entre vendeurs et acheteurs, entre classes) qui est au cœur du monde moderne. Il est dangereux pour le capitalisme que des pans de sa société s’enfoncent dans un séparatisme.

     La main d’œuvre d’un pays ou d’une grande entreprise ne se fabrique pas en ajoutant des composants comme on assemble les pièces d’une machine, comme si chaque salarié était détachable du milieu qui lui a donné sa qualification, ses habitudes de travail en équipe, sa discipline. Même le cadre « nomade » tant prisé par le management actuel n’est pas un atome né de nulle part : il s’est formé parmi d’autres, avec ses liens et ses repères, quoique éclatés. Ni le capitalisme ni ses « acteurs » n’existent hors sol. Sans un minimum d’attaches, vient un seuil où le nomadisme du cadre comme la précarité de l’exécutant font obstacle à une sociabilité nécessaire à la reproduction du capital.

     Du simple ouvrier à l’ingénieur, le « matériel humain » n’est productif que parce qu’il est social, et il ne saurait fonctionner avec des individus chacun uniquement soucieux de soi, ou avec un travail scindé en blocs hostiles les uns aux autres. Quoi qu’on dise de la fin de la classe ouvrière, il subsiste quelque chose d’un ensemble structuré par une histoire commune pluriethnique, puisque (aujourd’hui encore) régulièrement brassée par des arrivants de fraîche date. Rien n’empêchera le Malien ou le Turc de s’intégrer aux autres prolétaires de France comme l’a fait au 20e siècle l’Italien réputé inassimilable, quand ce Malien ou ce Turc sera placé dans les mêmes conditions que l’Italien en 1930 ou 1950.  La situation change du tout au tout selon qu’il est ou non possible de trouver un travail (sans être indéfiniment cantonné dans l’emploi le moins payé et le moins valorisant), et d’envisager une promotion sociale pour ses enfants. Quand au contraire, comme aujourd’hui, dominent chômage et précarité, les tensions entre groupes d’origine différente sont difficilement évitables, en tout cas on ne les évite pas en répétant que tous les hommes ou tous les prolétaires sont frères.

     Il n’y a ni plus ni moins de racisme spontané et d’amour universel inné chez les prolétaires que parmi les êtres humains en général. Il n’y a pas non plus de seuil au-delà duquel un certain pourcentage d’ « étrangers » commencerait à susciter l’hostilité des « de souche » et rendrait manifeste une xénophobie toujours latente. Le racisme n’est pas un facteur en soi : il ne joue de rôle que par rapport à une situation générale qui le fait exister ou non. La fraternité, relative mais effective, entre ouvriers français et maghrébins en 1970 découlait de luttes solidaires : le déclin ultérieur de ces luttes a défait cette fraternité. Ensuite, un grand nombre de travailleurs immigrés sans qualification sont restés en France, mais pour être mis sur la touche par la crise et la désindustrialisation, au moment où leurs enfants, condamnés par leur niveau social à l’échec scolaire, sans autre perspective que le chômage ou la précarité, combinaient les handicaps d’être étrangers, non-Blancs, pauvres, entassés dans des quartiers séparés et dégradés, et surtout coupés d’une communauté ouvrière délitée ou disparue. Entre prolétaires, c’est actuellement la concurrence ou l’indifférence qui règne, et qui facilite des crispations identitaires. Une fraternité ne renaîtra que dans d’autres luttes. Autre aspect de la fragmentation du monde, la xénophobie est aujourd’hui autant régionaliste que nationaliste : Vlaams Belang, Ligue du Nord, ETA… Si les groupes ouvertement racistes ont très peu d’audience, la quête d’identité se manifeste aussi de façon diffuse, comme en témoigne l’étrange débat sur les racines chrétiennes de l’Europe.

     Les flux de main d’oeuvre débordent une gestion étatique où le capitalisme, dépassé par ce qu’il a lui-même mis en mouvement, réagit en se barricadant : mur entre le Mexique et les Etats-Unis (où vivent 20 millions d’illégaux), barrage entre l’Arabie Saoudite et le Yémen, surveillance militaire du détroit de Gibraltar et des côtes italiennes… En coupant Berlin par un mur en 1960 pour empêcher ses citoyens de partir chercher un sort meilleur à l’Ouest, la variante autoritaire et planifiée du capitalisme signait sa défaite devant une rivale démocratique plus efficace, qui tente maintenant d’interdire ses bienfaits aux extra-européens. Une mondialisation synonyme de libre circulation des capitaux, des marchandises, des idées et de la culture prétend bloquer la circulation de la marchandise dont dépendent toutes les autres : le travail. Tôt ou tard le capitalisme devra régler cette contradiction. On n’arrête pas les humains avec des murs.

     Le pire des mondes possibles

     Les famines dévastatrices qui frappaient l’Inde se sont éloignées et, à en croire les statistiques, la misère y est moindre qu’au lendemain de l’indépendance. Les bidonvilles où vit une partie des 16 à 18 millions d’habitants de Bombay sont des logements illégaux mais destinés à durer : si un million de personnes affluent dans cette ville chaque année, c’est qu’elles y trouvent des conditions sanitaires et scolaires moins défavorables qu’en milieu rural. Des observateurs voient même dans la sururbanisation asiatique et africaine une adaptation à la modernité, forcée mais socialement acceptée. Peut-être, mais en 1950 ou 1960, le jeune capitalisme étatisant indien avait pour programme de construire un jour de « vrais » logements pour sa population : le capitalisme libéral actuel y a renoncé. En Amérique latine, faute de résorber des favelas exponentielles, on y ajoute des voies goudronnées, l’eau, l’électricité et parfois le tout-à-l’égout, souvent assortis d’une démocratie dite participative. La régulation sociale s’organise sur des degrés de misère (là, rien de nouveau) structurés selon des clivages fortement diversifiés entre lieux de naissance, entre régions d’origine, entre castes et entre religions.La nouveauté est qu’on s’installe dans cet état. La réunion d’une société s’opère grâce à ses divisions.

     En 2007, pour la première fois, il y aura sur Terre plus d’urbains que de ruraux, et le rythme d’accroissement n’a rien à voir avec l’exode rural du 19e siècle et des deux premiers tiers du 20e. En 1995, 23 villes dépassaient 8 millions d’habitants, et il pourrait en exister plus de 35 en 2015. Dès maintenant, 14 agglomérations comprennent des bidonvilles de plus d’un million d’habitants, et un milliard de personnes vivent dans des taudis. Rien là d’incompatible avec le capitalisme comme système socio-politique et même économique, mais c’est le problème des limites qui est posé.

   L’histoire nous donne l’exemple d’énormes métropoles comme la Rome impériale et son million d’habitants, tête démesurée par rapport au corps qu’elle parasitait et dont elle devait inlassablement colmater les brèches. La crise du monde romain a pu se prolonger plusieurs siècles parce qu’aucun autre centre urbain n’était à même de rivaliser avec Rome. Il en va autrement à l’ère industrielle, qui multiplie les concurrents et accélère leur croissance.

     La ville change de fonction. Depuis le 18e siècle, les grandes cités européennes étaient le produit de l’industrialisation et de la rencontre entre une demande et une offre de travail. Aujourd’hui, le développement urbain est largement déconnecté de la croissance économique. On vient en ville non dans l’espoir de trouver du travail, mais de vivre moins mal que dans une campagne déstructurée. La ville est moins un réservoir de main d’œuvre qu’un lieu d’aménagement d’une misère condamnée à se reproduire, car la majorité du travail disponible qui s’y entasse ne sera jamais employée, et restera un surplus, un trop plein d’humanité indéfiniment voué au bidonville. Il ne s’agit plus seulement des villes tentaculaires décrites par le poète P. Verhaeren en 1895, nourries de l’énergie et des ressources alentour, mais de conurbations qui en viennent à absorber en elles l’espace extérieur, et parfois à se dévorer elles-mêmes. 

     Fait significatif, certains traits de Lagos, Mexico ou Sao Paulo sont maintenant visibles dans des pays réputés riches, et pas uniquement à Los Angeles : darwinisme social des quartiers défavorisés, économie dite parallèle, sécession de minorités dites ethniques, bunkérisation des classes supérieures, extension des espaces clos, privatisation et militarisation des espaces publics, donc une polarisation sociale renforcée, souvent d’ailleurs en l’absence de luttes de classes. Nous sommes loin de l’immeuble haussmannien où, habitant à des étages symboliques de l’échelle sociale, les différentes catégories se croisaient au moins dans l’escalier. Le rôle intégrateur de la rue, de la grande artère commerçante a pour l’essentiel disparu. Les groupes sociaux ne se côtoient qu’aux caisses du supermarché et du multiplex. Une telle situation n’a rien de radical en soi (la séparation sociale ne suffisant jamais à susciter la révolte, encore moins la révolution) : elle est cependant négative pour le capitalisme, sinon explosive. La délinquance « sociale » n’est pas un phénomène nouveau. Mais si la France bourgeoise de 1900 a trouvé une solution au problème des Apaches, c’est, en plus d’une répression à la main lourde, parce qu’elle pouvait en partie les intégrer par le travail, et que la stabilité sociale contenait la marginalité, illégale ou non, dans des limites acceptables. Le problème change d’échelle quand des immeubles entiers vivent plus de l’aide publique ou de la débrouille que du salariat.

      Non seulement la ségrégation aggrave les conditions sociales d’extraction de la plus-value, mais il est impossible de privilégier  éternellement le recours à la force : CRS et vigiles en Europe et aux Etats-Unis, milices privées et escadrons de la mort sur d’autres continents. La rentabilité des capitaux passe aussi par la capacité du capitalisme à réunir ceux qu’il domine dans un minimum de vie collective, donc à donner sens à l’urbanisation. Jusqu’ici, il ne pose la question que pour la déplacer, comme lorsque la France espère encourager la mixité sociale par des quotas dans l’attribution des logements sociaux, la destruction de barres d’immeubles et l’extension des zones pavillonnaires : l’humoriste parlait de mettre les villes à la campagne, désormais c’est la  banlieue que l’on mettra à la campagne. 

          Introuvable écologie                             

     Nul ne sait si la température moyenne va augmenter de 2, de 3 ou de 5°, de combien de centimètres montera le niveau des mers, ni dans quelle proportion le gaz carbonique contribue plus que le méthane au réchauffement de la Terre. Ce qui est sûr, c’est la responsabilité humaine dans l’évolution climatique.

     Le mode de vie le plus moderne promu par le capitalisme (une voiture par adulte, une maison par famille, avec piscine et pelouse verte toute l’année) n’est pas généralisable, on le sait depuis longtemps, et il a toujours fallu des pauvres à cette richesse. Les beautés de Delft supposaient que non loin de la ville peinte par Vermeer existent des fabriques dont on se rend maintenant compte qu’elles polluent, et où travaillaient des prolétaires. Le capitalisme tend à transformer la totalité de la nature et de l’humanité, mais ne peut fonctionner que si subsistent à ses marges de larges réserves naturelles et humaines, où il puise et qu’il épuise avant d’en exploiter d’autres. Tant que le système se limite à une fraction de la planète, cette contradiction ravage le monde et les êtres vivants sans poser de problème insurmontable. Si des labours excessifs érodent des terres arables, on change de mode de culture, ou on cultive ailleurs. Si une usine pollue ses environs, les habitants de la région sont libres de déménager. L’industrie nucléaire trouvera toujours quelque pays pauvre pour accepter de servir de dépotoir à ses déchets toxiques. Les 3800 morts de Bhopal n’ont pas mis fin à l’industrie chimique indienne ni à Union Carbide. Des espèces peuvent disparaître et la mer d’Aral s’assécher sans que la Terre et le capital cessent de tourner. A la longue, toutefois, l’extension de la consommation de masse au sein des « vieux » pays développés, et l’industrialisation accélérée de nouveaux, surtout s’ils ont la taille de la Chine et de l’Inde, créent un changement quantitatif et qualitatif, et donnent une acuité à ce qui restait jusque-là une contradiction maîtrisable.

     De même que l’entreprise actuelle doit résorber ses stocks et tourner « à flux tendus », de même l’ensemble de la société fonctionne sur la base du minimum de travail, du minimum de temps, du minimum de réserves et de ressources inemployées : créer le plus par le moins. Or, donner la priorité à l’obsolescence, à la vitesse de rotation de tout, argent, technique, produit, idée, c’est privilégier aujourd’hui sur demain, et se mettre dans la moins bonne position pour ménager ses lendemains. On ne peut à la fois faire comme si l’on était entré dans l’âge de l’immatériel, et s’inquiéter outre mesure de la banale matérialité des futures sources d’énergie.  Ceux pour qui l’ordinateur mène le monde croient de bonne foi que ce monde, contrairement au temps des usines dévoreuses de charbon et d’acier, n’a besoin que d’un peu d’électricité bientôt fournie par le vent et le soleil : une micro-turbine sur le toit, et mon portable ne s’éteindra jamais… Chaque société est victime de ses mythes. L’utopie technicienne et industrielle des 19e  et 20e siècles promettait l’abondance : elle a multiplié les engins de mort. Une économie qui s’imagine fondée sur « la connaissance », et remplace le réel par le virtuel et l’ouvrier par le chercheur, est incapable d’affronter son avenir. Nier la production, c’est s’interdire d’agir sur sa propre reproduction. S’il s’agit d’accroître à court terme la productivité, le capitalisme est imbattable. Préparer l’avenir (y compris le sien),  c’est ce qu’il fait le plus mal.

     Le problème énergétique témoigne de ce que notre temps butte sur la remise en cause nécessaire d’un mode de produire et de vivre qu’il est incapable de dépasser. Experts et gouvernants (en général, après qu’ils ont cessé de gouverner) ont beau tirer la sonnette d’alarme, et des écologistes occuper quelques strapontins ministériels, le capitalisme contemporain ne met pas en correspondance ce qu’il produit avec les énergies rentables pour le produire (c’est d’économie qu’il s’agit ici, non de vie authentiquement humaine). Il persiste dans un mode de développement dont tout prouve qu’il n’est pas généralisable à la totalité de la planète, et il l’étend. Le capitalisme n’a pas de cerveau collectif mais, après 1945, ses zones les plus fortes s’étaient donné les moyens d’assurer un certain type de rapport social et de consommation. Or, ce qui était destructeur mais viable pour un cinquantième de l’espèce humaine ne le sera jamais pour la totalité, ni même pour le quart. Cinquante ans plus tard, ce système est à la fois structurellement incapable de s’arrêter (cela contredirait la logique de suraccumulation), et conjoncturellement incapable de se réformer (ce ne serait possible que sous la contrainte d’un rapport travail-capital dynamique). Une « décroissance » est incompatible avec un capitalisme jusqu’ici inapte à poser (sinon en paroles) le problème d’une autre manière de consommer, d’une autre relation avec la marchandise qui ne serait plus simplement utilitaire et négative. Par exemple, le véhicule automobile individuel est parfaitement adéquat à une civilisation qui glorifie l’individu : or, contrairement à 1960, cet objet devenu quasi indispensable est de plus en plus perçu comme un boulet (tandis que l’ordinateur paraît libérateur, mais en ira-t-il toujours ainsi ?). Ce n’est pas un hasard si la Californie, ce concentré monstrueux de notre monde, porte plainte contre les six principaux constructeurs locaux d’automobiles pour « nuisance publique ». Nos contemporains n’aiment pas ce qu’ils font.

     L’enchérissement de l’énergie va peser lourd sur les conditions actuelles de perpétuation du système. Les marchandises coûteront plus cher à fabriquer, mais aussi à vendre, car les bas prix d’aujourd’hui reposent sur une « révolution des transports » qu’un pétrole plus onéreux mettra en péril. Quelle rentabilité restera-t-il aux porte-conteneurs venus d’Asie, comme aux jets qui véhiculent des millions de touristes, et qu’adviendra-t-il d’une grande distribution basée sur une compression drastique des coûts ? Les wagons de marchandises remplaceront-ils les camions aux portes des supermarchés ? Puisque la voiture à essence sera encore pendant une décennie ou deux le moyen de transport obligé d’environ un milliard de Terriens, à salaire stagnant et compte tenu de la contrainte d’économiser davantage pour la retraite, il faudra dépenser moins à Carrefour et à la Fnac, et limiter le budget automobile à l’indispensable, le véhicule individuel-familial perdant de sa dimension symbolique et affective, et devenant plus une nécessité comme le chauffage ou l’éclairage. Sans prédire le déclin de ce marché, il n’est pas indifférent qu’en 2006, pour la première fois, les Français aient moins circulé sur quatre roues et moins acheté de voitures que les années précédentes.      

     Il n’y a pas de problème technique que le capitalisme ne puisse résoudre. Sa limite est sociale. La reproduction (élargie, par définition, avec accumulation) du capitalisme passe par la reproduction de l’espèce humaine et de la vie sur Terre et, tant qu’il existe, il les reproduira, à ses conditions, au prix de millions de morts, peut-être bientôt de centaines de millions.

     Le capitalisme ne traite quoi que ce soit qu’à partir de ce qu’il est au plus profond. Il change beaucoup, mais pas de nature. Aucun impératif humain, aucune urgence environnementale ne suffiront à le faire évoluer. Des experts ont calculé qu’en dépensant chaque année pour l’écologie 1% de la valeur de sa production totale, l’économie mondiale s’épargnerait des pertes prochaines (et inévitables si rien n’est fait pour y remédier) estimées entre 5 et 20% de cette même production. Un bon père de famille n’hésiterait pas longtemps. Le capitalisme n’est pas une famille. Il n’aborde le réchauffement planétaire qu’en fonction de ce qu’il peut en comprendre et y faire, et l’envisage à la fois comme un nouveau secteur marchand, et comme l’occasion d’innovations industrielles. La « lutte anti-pollution » crée des droits à polluer qui deviennent objets de vente et d’achat, et complètent la panoplie des produits dérivés typiques de la finance globalisée. La continuation de la circulation automobile et de l’agrobusiness conduit à développer des biocarburants dont les engrais libèrent un peu plus de CO². La menace la plus grave pèserait-elle sur le monde, le capitalisme, comme n’importe quel système social, mais plus encore que d’autres systèmes en raison de l’inventivité qui le caractérise, imaginera toutes les solutions, toutes sauf sa propre fin. Il se mettra à l’écologie quand il y aura intérêt. D’ici là, le discours écologiste restera slogan, culpabilisation, argument de vente pour nous faire acheter le dernier article supposé économiser ressources et énergies, et gadget politique, comme la récente promesse onusienne de planter un milliard d’arbres.

     Le néo-libéralisme est-il déjà fini ?                                 

     La mondialisation s’est faite au nom de la liberté, en particulier celle de l’individu et de l’entreprise par rapport à l’Etat. Dans la pratique, jamais la puissance publique n’a renoncé à son rôle économique : subventions pour l’agriculture des pays riches (avec pour effet d’étouffer celle des pays pauvres), commandes militaires, interaction entre dirigeants politiques et patrons des grandes entreprises, manipulation des droits de douane, etc. Boeing n’existerait pas sans le complexe militaro-industriel étasunien, Nokia sans un Etat finlandais qui finance et oriente la recherche. Seuls les pouvoirs publics sont capables de construire et entretenir les infrastructures et institutions indispensables à la marche du capitalisme, et eux seuls dépassent l’intérêt de l’entreprise et l’individualisme du bourgeois : « on ne peut sans inconvénient abandonner à l’initiative privée le soin de régler le flux courant de l’investissement » (Keynes).

      La façon dont montent ou remontent sur la scène certains nouveaux rivaux des Etats-Unis vaut réfutation pratique d’un libéralisme économique qui prétendait faire du marché le meilleur régulateur possible. L’effritement de ce modèle apparaît lorsque des pays se soignent en s’injectant de fortes doses de keynésianisme, redonnant à l’Etat un rôle organisateur dans la vie des capitaux : après la Chine, l’Inde, le Venezuela, la Bolivie…, la Russie maintenant. Alors qu’Eltsine livrait une bonne part de l’industrie à l’initiative privée, en fait à une poignée d’ex-bureaucrates et de managers-gangsters, Poutine remet l’Etat au centre des décisions économiques, renationalise de fait des secteurs productifs entiers, et se sert du pétrole et du gaz comme « armes » contre l’Ukraine, la Pologne, ou la Géorgie.

     La montée de la concurrence, associée à la nécessité de répondre aux antagonismes identitaires, nationalistes et religieux, avec tous les risques de fragmentation qu’ils impliquent, rend possible le retour du protectionnisme que l’on disait, lui aussi, désuet et défunt. Aucune puissance, surtout en position dominante, ne quitte de son plein gré le devant de la scène : comme l’a tenté la Grande Bretagne jusqu’aux années 1950, elle fera le maximum pour s’y maintenir, ajoutant ainsi de nouvelles convulsions. Mais que protéger, après de si méthodiques désindustrialisations ? Il n’y aurait aucun sens à défendre des constructeurs automobiles anglais qui n’existent plus, à moins de restaurer une industrie automobile nationale dans ce pays : en ce cas, qui se chargera des investissements ? La transnationalisation à l’œuvre depuis des années rendra un néo-protectionnisme européen (et non spécifiquement allemand, italien ou français) plus difficile et plus agressif, ce qui multipliera les conflits.

    Guerres      

     Ce monde proclame définitivement enterrés à la fois le 19e siècle et le 20e, mais les tensions qui le secouent contredisent l’illusion d’une modernité transnationale pacificatrice. Entre 1914 et 1945, les conflits résultaient de rivalités pour la domination sur une région ou autour de l’expansion coloniale. Ce processus était encore à l’œuvre quand Etats-Unis et URSS s’opposaient par l’intermédiaire de pays tiers. Il en va autrement des différents conflits israélo-arabes, de la lutte entre l’Inde et le Pakistan, des récentes guerres balkaniques, des guerres répétées en Afrique… presque tous nés de la lutte pour un morceau de territoire, initiée par un groupe que définit une appartenance ethnique (autrefois, on aurait dit tribale ou raciale) et/ou religieuse, en tout cas par un groupe qui revendique ce sol comme le sien. Il s’agit moins d’aller chez le voisin pour y gagner des avantages, que de se constituer un espace à soi et de s’y retrancher. Petits ou grands, les impérialismes s’ouvraient sur l’extérieur pour le conquérir. Le but est maintenant de s’enfermer chez soi. Quelle que soit la justesse des thèses selon lesquelles l’ère de constitution d’Etats nationaux serait close depuis 1914, ou depuis les années 1970, l’époque actuelle est marquée de mouvements pré-nationaux, opérant sur des espaces de plus en plus restreints. L’Allemagne est la seule nation à avoir récemment réussi une réelle unification, obtenue en 1871, brisée en 1945 et retrouvée après 1989. Le Kosovo et le Kurdistan (irakien) atteignent un semblant d’existence, non en s’intégrant à un ensemble, mais en s’en détachant,  sous la tutelle de grandes puissances. Ce n’est pas un hasard si la plupart des conflits se déroulent en Orient et au Moyen Orient, là où l’Islam est la religion majoritaire, et où ce ne sont plus le socialisme et le communisme qui offrent une perspective messianique, mais le radicalisme musulman.

     Si le pire n’est jamais ni certain ni exclu, on sait que les guerres balkaniques du début du 20e siècle ont débouché sur la conflagration de 1914. Il existait alors, comme en 1939 et après 1945, des forces impérialistes rivales capables d’ambitions mondiales, ou au moins à la dimension d’un continent ou d’un océan, tel le Japon disputant le Pacifique aux Anglo-américains. Seuls les Etats-Unis ont aujourd’hui les moyens d’agir à l’échelle mondiale, mais sans projet adéquat à leur surpuissance, - et là est le nœud géopolitique contemporain.

    Ni les millions d’hommes mobilisés autrefois, ni les armées de professionnels actuelles ne vont tuer et se faire tuer pour restaurer des taux de profit, mettre la main sur des sources de matières premières ou conquérir des marchés. Il est exceptionnel que la cause profonde d’une guerre soit aussi la circonstance qui la déclenche. La guerre survient (souvent malgré ou contre une partie des possédants, craignant à juste titre d’y perdre de l’argent et des positions) quand la structure politique, issue des structures sociales mais relativement autonome par rapport à elles, entre en conflit armé avec d’autres Etats parce qu’elle espère y défendre ou promouvoir ses propres intérêts de pouvoir central.

     La guerre n’est pas nécessaire parce qu’il faudrait détruire pour reconstruire et « faire marcher le commerce » : sinon, il suffirait de creuser des trous aussitôt rebouchés, ou plus sérieusement de refaire bâtiments et routes tous les trois ans. Si la violence reste « l’accoucheuse » des changements historiques, c’est qu’elle secoue les habitudes et les structures. Le New Deal créait seulement le cadre à l’intérieur duquel les Etats-Unis, en devenant après 1940 l’arsenal du monde, ont pour de bon résorbé leur chômage, et il n’a donné sa pleine mesure que sur les ruines de 1939-45.

     Rien n’interdit à des démocraties de se faire la guerre. Sans remonter à la lutte de l’Angleterre contre des Pays Bas qui ne sont pas passés loin de devenir au 17e siècle la première puissance européenne, les Etats-Unis et la Grande Bretagne se sont opposés militairement au début du 19e siècle. Ce ne sont pas des islamistes qui les premiers ont ravagé le cœur d’une métropole des Etats-Unis, mais les soldats de Sa Majesté, qui détruisirent en 1814 le Capitole et la Maison Blanche, en réplique à l’incendie du parlement d’York (alors capitale du Canada) par des envahisseurs étasuniens l’année précédente.

     Entre grands pays développés, l’étincelle jaillit toujours à la périphérie. La conflagration générale éclate moins à propos d’une zone peu peuplée et politiquement faible, où les impérialistes trouvent un terrain d’entente possible, et plus à l’occasion de conflits dans un pays où poussées sociales et nationales inextricablement mêlées finissent par entraîner de grands protecteurs à se faire directement la guerre. En 1911, l’Allemagne et la France avaient les moyens de parvenir à un compromis sur le Maroc, aux dépens d’Africains dénués de la moindre influence sur la politique européenne. A l’été 1914, trop de contradictions s’imbriquaient en Bosnie pour qu’on trouve si facilement une issue pacifique à un assassinat en lui-même négligeable. La guerre de Corée (1950-53) a ravagé une péninsule industrialisée, peuplée et politiquement structurée. Début 21e siècle, un embrasement régional ou international peut naître d’un foyer d’antagonismes aussi explosifs que la Palestine, non d’un pays d’Afrique noire, si riche et peuplé soit-il, mais dont les tensions (même scandées de millions de victimes) restent sans répercussions politiques sur les puissances majeures.

     Voici trente ou quarante ans, on pouvait estimer minime le risque de guerre directe russo-américaine, tout en pensant que la renaissance politique de rivaux comme l’Allemagne et le Japon (alors des nains politiques) rouvrirait à terme la perspective d’affrontements impérialistes de grande ampleur. L’analyse était juste, mais n’envisageait ni une implosion si rapide du bloc de l’Est (et donc la réunification allemande), ni la montée de l’Asie. Vers 1995, de bonnes études sur la mondialisation incluaient encore la Chine dans l’ensemble « Asie », et insistaient plutôt sur la croissance de la Corée du Sud, de Taiwan… 

    L’Europe puis les Etats-Unis n’auront dominé la planète que pendant cinq siècles. On estime qu’il y a mille ans, les 2/3 de la production mondiale (contre 1/10e pour l’Europe et 1/10e pour l’Afrique) venaient d’une Asie dont l’irruption actuelle bouleverse les rapports de force, étant entendu que les chiffres ont un sens différent en l’an 1000 et dans une économie internationalisée. Les Etats-Unis risquent maintenant de perdre contre ce qui n’est plus le tiers-monde la guerre sociale qu’ils ont gagnée autrefois contre l’URSS et ses alliés. 

      C’est en Asie que se joue en grande partie le destin du 21e siècle, ne serait-ce que par l’apparition de grandes puissances mondiales comme l’Inde et la Chine. Ces deux pays, au lieu de consolider les formes actuelles de la mondialisation, celles organisées par les bourgeoisies des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon, les bousculent et créent une configuration qui échappe aux élites de Washington, de Bruxelles ou de Tokyo. Des multinationales naissent dans les « pays du Sud », et des sociétés asiatiques commencent à acheter de grandes entreprises occidentales. Le rétablissement de la Russie, bien que dû à la possession de ressources énergétiques et non à une meilleure compétitivité, permet à une banque russe d’entrer dans le capital d’EADS, entreprise hautement stratégique. Les 5% d’actions détenues par des Russes ne leur donnent pas de pouvoir de décision mais, combiné à beaucoup d’autres plus importants, ce signe mineur indique un déplacement possible du centre de gravité de la planète capitaliste. Aucun partage du monde n’est définitif : vers 1850, peu imaginaient l’apparition prochaine de l’Allemagne et des Etats-Unis comme puissances de premier plan. 

     La première mondialisation s’est arrêtée en 1914, avec pour conséquence une guerre mondiale, l’instabilité des années vingt, le fascisme et le stalinisme puis une seconde guerre plus dévastatrice encore. La globalisation précédant 1914 a été interrompue par la conjonction de formidables pressions économiques et commerciales, de trois empires en crise, de nationalités enchevêtrées sans parvenir à coexister : de ce choc incontrôlé entre archaïsme et modernité, est sortie une « guerre civile européenne » de trente ans. Le passé ne se répète jamais : pourtant, pas plus qu’hier l’internationalisation des capitaux, les «  partenariats stratégiques » d’aujourd’hui n’accoucheront d’un monde solidaire et pacifique. Toujours la compétition économique se prolonge sur le plan politique et militaire.  

         La guerre entre grandes ou moyennes puissances (donc différente de la guerre dite froide ou de conflits post-coloniaux avivés par la rivalité américano-russe) revient à l’ordre du jour, et inclut l’emploi possible de l’arme nucléaire. La concurrence exacerbée entre pays vieillissants et des rivaux en pleine ascension mais instables rapproche d’affrontements militaires. C’est parce que la Chine va devenir une grande puissance tout en se déséquilibrant socialement que monte le risque de guerre. Comme toujours en pareil cas, l’organisation des structures productives et institutionnelles prépare l’organisation de la destruction et de la mort. La création, prônée par de bons esprits comme J.-L. Gréau, de marchés intérieurs continentaux, c’est-à-dire d’énormes ensembles politico-économiques, équivaudra à constituer des blocs conduits un jour à résoudre leurs problèmes internes et externes en libérant la violence potentielle permise par leurs capacités industrielles et technologiques.

    The Clash                  

     Les hommes font leur histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies. Les prolétaires ne dépassent pas les possibilités offertes par chaque situation historique, étant entendu qu’ils contribuent à la produire – par leurs actes comme par leurs inactions – et qu’elle ne dépend pas d’eux seuls.

     Depuis 1980, la défaite ouvrière s’est approfondie : à la perte de revenu, à l’intensification du travail et au chômage s’ajoute la dégradation des acquis sociaux, notamment les retraites. Mais à la différence d’il y a dix ou quinze ans, cet approfondissement se heurte à une résistance plus systématique, et consciente de la défaite subie. Grèves violentes, recours (réel ou mis en scène) à l’illégalité, grèves sauvages dans les transports italiens, à Bochum, mobilisations géantes pour les retraites du Pacifique à l’Europe, situation insurrectionnelle pendant près d’un an en Argentine, émeutes en Chine allant jusqu’à la destruction de l’usine, grèves dans le textile au Bangladesh et chez les métallos en Espagne, grèves « dures », y compris chez des catégories jugées trop dispersées pour se mobiliser (personnel hôtelier, ouvriers agricoles en Floride, nettoyeurs de Los Angeles…), actions de chômeurs et d’intérimaires, le tout accompagné du retour d’un discours et d’une agitation qui s’en prennent au  « capitalisme ». Il n’est pas insignifiant que l’on dénonce le profit chaque après-midi sur les ondes d’une des premières radios françaises, et que le monde n’est pas une marchandise fasse un succès en librairie.

     Pourtant la vigueur des luttes ne les empêche pas de rester avant tout défensives, ni d’être le plus souvent battues. Là où les salariés menacés par la fermeture de l’usine se battaient pour le maintien de la production et donc de leur emploi, ils tentent plutôt aujourd’hui d’obtenir les meilleures indemnités possibles.

     Ce que 1968, et pas seulement en France, se donnait pour objectif : l’auto-organisation, est aujourd’hui pratique courante des deux côtés de l’Atlantique. Quoique les appareils syndicaux ou politiques assurent généralement la négociation, l’action elle-même est, bien plus qu’il y a trente ou quarante ans, prise en charge par ses participants, grévistes ou habitants d’un quartier. Toute grève un peu conséquente a sa coordination et ses sites Internet où les participants se donnent la parole. Les shoura irakiennes ont pris possession de villages et de villes, chassé les bourgeois et les corps de répression, et administré les lieux, avant que l’Etat réoccupe le terrain. Les prolétaires argentins de 2001-2002 ont autogéré des centaines d’entreprises et fait vivre une communauté de l’atelier, du quartier et du troc. L’insurrection prolongée d’Oaxaca, en 2006 au Mexique, a coordonné des centaines de milliers de participants à travers une pyramide de collectifs de base.   

     Or, de ces formes, les mouvements actuels font leur contenu. Malgré son dynamisme, la critique sociale, au lieu de dépasser ses limites, les pose comme ses objectifs. Ce qui a émergé en 1960-80, et balbutié dans quelques écrits, c’est la perspective de la révolution comme communisation : mise en dépérissement progressive mais immédiate des relations marchandes (en clair : on cesse de payer et de se payer), bouleversement des systèmes productifs agricoles et industriels et de l’ensemble de la vie quotidienne, et destruction nécessairement violente de l’Etat et de ses soutiens, sans laquelle les transformations sociales resteraient des pratiques « alternatives » à l’intérieur d’un capitalisme qui n’aurait jamais cessé d’exister. Mais cette position, quasiment jamais traduite en actes à l’époque, s’est également peu manifestée en paroles, même dans l’Italie de 1977, et n’a guère d’existence sociale trente ans plus tard. A sa place, les prolétaires font aujourd’hui leur programme implicite de ce qui fut leur point culminant, leur force mais aussi leur point d’aboutissement en 1977 : l’autonomie.

     Comparée à ce qu’elle était autrefois, il est vrai, la critique sociale semble proche du contenu du communisme. Personne n’attend plus un avenir radieux de l’électrification massive, même gérée par des soviets. La tendance, ou la mode, est au contraire de remettre en cause le développement, de vouloir des conditions de vie qui ne nous soient plus données d’en haut, par un Etat ou un appareil technique hypertrophié, mais auto-produites par une multitude de communautés organisant horizontalement leurs relations. Il y aurait de quoi se réjouir si cette vision incluait la perspective d’une révolution, ce qui est rarement le cas. Force est de constater qu’une telle évolution des esprits reflète autant l’impasse d’un capitalisme contemporain obligé de s’interroger sur sa propre croissance, que le rêve d’une civilisation industrielle satisfaisant les besoins de tous épousait la marche ascendante et l’optimisme technologique du capitalisme de 1900 ou de 1950. On dénonce les outrances de la marchandise et de l’accumulation à l’heure où le capital lui-même doit y faire face. En tant que désir d’un monde sans Etat, sans argent ni salariat, le communisme existe dans bien des têtes mais, pas plus qu’autrefois, il ne dépasse le niveau d’un désir.

     On peut certes parler de communisme sans employer le mot, voire en le rejetant. Considérons donc, non le vocabulaire, mais le contenu de ce qui anime les minorités radicales actuelles : rarement la communisation, mais plutôt la recherche de l’action auto-organisée à la base, et un pragmatisme revendiqué. Ces propos du membre d’un collectif de solidarité actif dans les grèves de Mac Donald’s, des femmes de ménage des hôtels Arcade, etc., en sont un bon indicateur :

     « La question qui nous rassemble, c’est : comment faire pour que les grévistes puissent gagner ? On n’est pas un syndicat, on n’en a pas la structure. Et pas l’envie non plus : on ne veut pas créer de nouvelles bureaucraties. D’ailleurs on n’est pas là pour durer au-delà de la lutte qu’on soutient (..)  On n’a jamais cherché à monter les grévistes contre leurs avocats ou contre leurs syndicats, malgré tout ce qu’on peut penser nous-mêmes de la bureaucratie voire de la corruption syndicale. (..) nous nous sommes trouvés plus d’une fois en désaccord avec la stratégie du syndicat et de ses avocats (..) On tente alors d’expliquer notre point de vue aux grévistes, mais au bout du compte ce sont toujours eux qui décident. »

     Il y a loin de cette position à l’affirmation de la révolution comme processus où fusionnent luttes contre l’exploitation et luttes contre l’aliénation, critiques de la pauvreté et critiques de la richesse, où les insurgés, à la fois, demandent ce qu’ils n’ont pas, et refusent ce qu’on leur propose. Exiger et rejeter : qu’il y ait là contradiction, c’est certain, mais des exemples historiques montrent qu’elle est dépassable. Des ouvriers italiens, après 1969, revendiquaient un meilleur salaire et un contrôle sur leurs conditions de travail, tout en rendant impossible le fonctionnement normal de l’usine qui conditionnait la possibilité même de leur salaire, de leur travail et… de la satisfaction des revendications. Le problème de l’auto-suppression de la condition prolétarienne (et du capitalisme) était posé. Comme on le sait, il n’a pas été tranché par les prolétaires, dont le mouvement s’est épuisé de ne pas passer à une autre étape, mais par le capital.

     Trente ans après, la situation s’est renversée. Ce ne sont plus les salariés qui mettent en péril une entreprise rentable et donc leur survie en tant que salariés. C’est l’entreprise qui en annonçant sa fermeture déclenche des actes destructeurs (ou des menaces) de la part du personnel. Les ouvriers de Collatex, non ceux d’Airbus, s’en sont pris à l’outil de travail.

     Les émeutes de banlieue, fin 2005, et le mouvement anti-CPE, quelques mois plus tard, avaient une cause indiscutablement commune : l’évolution du travail produit ici des déqualifiés et des chômeurs, là des précaires. Mais les deux catégories, malgré leur proximité sociologique (beaucoup de jeunes « des cités » suivent après le bac des études au rabais), ont agi en parallèles sans se rejoindre. De même, entre les anti-CPE et les salariés (surtout du secteur privé), le lien est resté très ténu. En 1968, la critique de l’université ouvrait sur une critique d’ensemble : la contestation étudiante ne se  juxtaposait pas à la grève ouvrière, elle était un moment d’une lutte globale. Des forces comme celles qui ont produit une telle conjonction font aujourd’hui défaut.

     Quand la révolution passe pour une absurdité, le nec plus ultra est le partage. Une des ultimes manifestations anti-CPE faisait entendre :

                                                            Tout est à eux

                                                            Rien n’est à nous

                                                            Ce qu’ils ont, ils nous l’ont volé

                                                            Partage des richesses

Ceux qui criaient ce mot d’ordre (et qui n’étaient pas parmi les plus modérés dans l’action) ne comprenaient pas l’incongruité de sa conclusion : partager, c’est ne pas transformer ce que l’on se contente de prendre pour mieux le répartir. L’ « expropriation des expropriateurs » d’antan faisait de la révolution un changement de maître (nous, le peuple, les travailleurs, à la place des possédants), mais insistait au moins sur la rupture nécessaire pour effectuer ce changement.  

     Par conséquent, si les conditions sont réunies pour un ample mouvement social dans les cinq ou dix années prochaines, à l’intérieur des pays dits riches, télescopant peut-être des secousses en Asie, et dont personne ne peut prédire les foyers et les formes, ces mêmes conditions ne le préparent pas à poser la question du communisme.

     Nous ne faisons pas l’hypothèse d’un tel mouvement à cause de l’aggravation du degré d’exploitation ou d’oppression : les prolétaires allemands ou russes ne se sont pas soulevés contre Hitler ou Staline, parce qu’ils s’étaient déjà soulevés avant, avaient été battus et réduits à une résistance passive. Tel n’est plus le cas des salariés d’Europe et des Etats-Unis, ni d’ouvriers chinois qui  commencent à s’organiser. Le rapport capital-travail est aujourd’hui trop comprimé, trop tendu pour ne pas éclater en crise. Le travail retrouve une force de blocage contre une évolution qui paupérise le conducteur d’engin comme l’instituteur et la caissière.

     Mais si trente ans de défaite n’empêchent pas une résistance et une solidarité, ils pèsent lourd sur le contenu de ces résistances, et sur la compréhension par les prolétaires de leur place dans la société, et des possibilités ouvertes par leur solidarité. Le succès mène au sentiment du succès et à d’autres succès, la défaite crée un sentiment de défaite qui accentue les défaites. Pour le meilleur (initiative et coordination à la base, diffusion des pratiques radicales, circulation des idées…) comme pour le moins bon (création d’instances figeant ces initiatives et ces pratiques sous prétexte de les consolider, débat devenant sa propre fin…), ce n’est pas la perspective communiste, c’est l’autonomie qui dominera de futurs mouvements sociaux : collectifs, réseaux et coordinations à Paris, (re)naissance de syndicats à Pékin. En un mot, la démocratie, y compris directe et radicale. 

      La crise qui vient                  

     Un seul volet de la restructuration a été vraiment mis en œuvre : la mise en échec du mouvement prolétarien, dans ses franges radicales comme dans sa majorité réformiste, mais sans restructuration concomitante de l’appareil productif et de la vie sociale qu’il implique. Défaire les prolétaires dans l’usine, dans la rue et, aspect non négligeable, dans la législation et l’imaginaire collectif, était nécessaire et insuffisant. Pour citer à nouveau Schumpeter, la destruction créatrice accomplie par chaque grande crise du capitalisme s’avère cette fois plus destructrice que créatrice : il lui manque un renouveau du rapport salarial, qui redéfinisse la place du travail dans la société, et lui donne un sens – capitaliste, il va de soi - dans la vie de chacun. Le retour général à la croissance s’accompagne de turbulences de plus en plus rapprochées : crise asiatique, débâcle en Amérique latine, faillite de l’e-economy…   Le commerce s’épanouit, la production croît, sans produire assez de valeur et de capital rentabilisé. 

     Rien n’interdirait à chacune des tendances déséquilibrantes de continuer sur sa lancée, si chacune était seule en cause. Mais aucune ne joue son rôle isolément, et leur ensemble est contradictoire. La compression des salaires freine la consommation de masse. L’essor asiatique porte atteinte à la supériorité technologique occidentale. La baisse des budgets sociaux accroît les tensions. Le ré-englobement du travail aggraverait dans un premier temps le manque de profit. Le retour à une industrialisation de l’Europe de l’Ouest et des Etats-Unis aviverait les conflits au sein de la bourgeoisie. La maîtrise des effets nocifs du développement industriel sur l’environnement (et donc sur la perpétuation du système) implique des mesures « drastiques » incompatibles avec le capitalisme tel que nous le connaissons. Sans parler d’un impossible gouvernement mondial, une entente entre grandes puissances, afin d’agir par exemple sur le réchauffement planétaire, est rendue irréalisable par les tensions internes et externes qui agitent ces puissances. Les pays qui auraient la force d’imposer une réduction sensible de productions et de consommations gaspilleuses d’énergie sont les mêmes, en Europe, en Amérique (du sud et du nord) et en Asie, qui ont besoin de renforcer leur potentiel économique… et militaire. Il a fallu une guerre mondiale et cinquante  millions de morts pour que les Etats-Unis obligent à une réorganisation des monnaies et des échanges à l’échelle du globe. Aujourd’hui c’est la reproduction du système qui s’enraye : ses composants ne convergent pas vers un équilibre dynamique, mais s’opposent entre eux, au point de menacer la cohérence de l’ensemble.

     Il suffit d’une « panne » climatique ou sociale pour sonner le retour à la réalité : ce qui paraît si solide parce qu’à la fois retranché derrière des barrières d’acier et de béton, et souple grâce aux flux informatiques, se révèle en une nuit vulnérable. La marche sur la capitale roumaine de quelques milliers de gueules noires, nullement communistes au demeurant, rappelle que des corporations dites archaïques peuvent encore faire trembler un pays. Une gigantesque panne de courant éteint les frigos et les PC de millions de Nord-Américains. Une tempête ramène des milliers de foyers français à l’âge pré-électrique pendant un mois ou deux. Le siège de dépôts de carburant par des camionneurs en colère met un gouvernement sur le pied de guerre. Trois semaines d’arrêt de travail des cheminots interrompent une partie de l’économie française. Contrairement à ce qui se répète, non seulement le travail, y compris d’ailleurs celui effectué sur un clavier, n’a pas perdu son rôle, mais sa capacité à bloquer (et éventuellement à impulser ou à bouleverser) la société est plus grande qu’en 1848 ou 1917.

       Si la crise recevait son « billet d’entrée » (Marx) d’un ample mouvement social comme celui envisagé au paragraphe précédent, sa portée serait tout autre que si elle prenait par exemple la forme d’un krach boursier. Parce que situé au cœur du système, le travail pousserait à des solutions plus centrales, plus radicales, qu’il serait quasiment impossible au capital de différer.

     Pour ce que valent les chiffres, en 2003, on parlait de 40 millions de chômeurs en Occident, contre 30 millions en 1933 dans les pays alors industriels. La statistique de 2003 serait d’ailleurs bien plus élevée avec les critères de 1933 : il est légitime de considérer comme « privés de travail » le lycéen ou l’étudiant qui retarde son entrée à l’ANPE, le faux stagiaire, le « en formation » qui ne se forme à rien, le préretraité de force, sans oublier l’invalide ainsi classé parce qu’il faut bien le caser quelque part, situation fréquente  en Europe du Nord.

     Mais une crise future ne répètera pas 1929. Malgré des mécanismes de contrôle beaucoup plus rigoureux, les ondes de choc s’en feront largement sentir sur une planète où, à l’exception de l’Afrique, la plupart des pays sont engagés dans le commerce mondial. Les fonds de pension américains, qui détiennent le tiers de la capitalisation étasunienne, placent leur argent dans le monde entier et y font la loi, et cette puissance même les rend vulnérables à toute interruption durable des échanges. Entre 1929 et 1933, aux Etats-Unis, les actions avaient perdu 80% de leur valeur : entre 2000 et 2003, l’effondrement de la « Nouvelle Economie » leur en a enlevé 50%. Mais la masse de travail objectivé, de ce que l’on appelle couramment les richesses de nos sociétés, étant incomparable avec celle des  années trente, la réalité et le sentiment de perte seront qualitativement différents. Paradoxalement, pour cette même raison, les prolétaires pourront mettre plus longtemps avant de vivre leur situation comme insupportable. En Allemagne, cinq millions de chômeurs équivalaient en 1930 à un tiers de la population active, alors qu’ils n’en représentent aujourd’hui que 10%, et la protection sociale keynésienne a de beaux restes. En tout cas, la masse de capital « vivant » et « mort » à liquider pour restaurer un taux de rentabilité suffisant entraînera une crise sans commune mesure avec les précédentes…

     …ce qui ne garantit en rien qu’elle s’accompagnera de tentatives communistes. Toute crise n’est pas favorable à la révolution, et l’on ne peut attendre de la crise du capitalisme (c’est-à-dire du capital et travail imbriqués) qu’elle résolve celle que vit le mouvement communiste depuis… longtemps. Aucune réalité historique n’est radicale en soi, ni forcément porteuse d’élans révolutionnaires, et moins encore quand, comme aujourd’hui, les luttes prolétariennes, malgré leur renouveau, restent morcelées et circonscrites. Le mouvement social argentin a eu peu d’incidence sur les prolétaires des autres pays d’Amérique latine, et à peu près aucune ailleurs. Il est possible au capital de tout se permettre, et de supporter ses contradictions, tant que rien ne le met en cause. Et c’est parce rien ne l’a remis en cause depuis des années qu’il est devenu ce qu’il est et peut, même négativement, garder l’initiative.

     Stricto sensu, le capitalisme n’existe pas, ou seulement comme une abstraction utile pour l’analyse. Il n’existe que des hommes louant leur travail à des bourgeois aux pulsions (ir)rationnelles susceptibles de précipiter le désastre. Au début du choc boursier de 1929, en dépit de la chute des cours, des esprits lucides déconseillaient de vendre, car ce geste de panique accentuerait une baisse dont tout le monde pâtirait : pourtant des dizaines puis des centaines de milliers de détenteurs d’actions les ont revendues, accélérant la dégringolade et leur propre ruine.

     La mondialisation se révèle un remède très partiel à la double crise que traverse le monde capitaliste : une crise « classique » des conditions d’extraction de la plus-value et de l’accumulation, due à la fin d’un compromis social entre travail et capital ; une crise que l’on appellera faute de mieux « de civilisation », liée à la première, et mettant en cause l’industrialisation et la marchandisation forcenées sur lesquelles le capitalisme s’est édifié depuis deux siècles, mais qu’il doit maîtriser pour se perpétuer. La conjugaison de ces deux aspects explique probablement que les deux protagonistes essentiels, les bourgeois et les prolétaires, renâclent à sauter un obstacle qui remet tant en jeu. D’où la fuite en avant d’une bourgeoisie aujourd’hui dirigée par les couches et les intérêts de la finance, et l’autodéfense fragmentée des prolétaires. Toute période charnière fait surgir une couche centrale - statistiquement minoritaire, mais socialement motrice – chez les prolétaires (comme chez les bourgeois) en qui une partie significative et agissante des prolétaires (et parallèlement, des bourgeois) se reconnaît. Par exemple, en 1970, l’OS et le manager. Ni la figure du précaire, ni celle du financier mondialisateur ne joue aujourd’hui un rôle historiquement moteur.

     Aucune révolution ne sort évidemment d’une société florissante aux contradictions en sommeil. Mais il est douteux qu’elle naisse de la misère noire ou d’un chaos. Le chômage de masse, la famine ou une catastrophe écologique ou nucléaire offrent les meilleures armes aux forces conservatrices et réformatrices pour se présenter en restauratrices d’un ordre minimal assurant la survie du plus grand nombre. Dans la mesure où nous pouvons tirer des leçons de l’histoire, les tentatives révolutionnaires éclatent au moment de rupture d’un cycle de relative prospérité, quand les conditions d’un système de production et de son accompagnement socio-politique commencent à se détraquer, quand la capacité du système à satisfaire ses deux classes structurantes entre dans une phase de rendements décroissants, rendant possible une critique de la pauvreté imposée comme des richesses proposées et promises.   

     La situation est grave, elle n’est pas désespérée, et rien ne sert de jouer les prophètes de la catastrophe ou de la décadence barbare. Tout ce que nous avons exposé fait son œuvre depuis des années. Séparément, chacune des contradictions ici étudiées ne suffit pas à détraquer l’ensemble : c’est leur interaction qui importe, et leur effet cumulatif. L’histoire n’est pas un problème à résoudre. Une société ne joue pas aux échecs : elle ne règle pas ses contradictions à froid, mais seulement quand elle est allée au bout de ses expériences.  Notre hypothèse est que l’on approche du moment où, la quantité entraînant un changement qualitatif, les contradictions deviendront incompatibles et exigeront une solution. Compte tenu du niveau général de la lutte de classes, il sera alors véritablement « minuit dans le siècle », point de passage obligé pour qu’à terme la question de la révolution communiste puisse être posée socialement. La vieille taupe n’a pas fini de creuser.                                      

    2007

    QUELQUES OUVRAGES UTILISES

La citation d’A. Robin en tête du texte est extraite d’Ecrits oubliés, Ubacs, Rennes, t. I, 1986.

Sur domination formelle et réelle : Marx, Œuvres, Pléiade, Gallimard, t. II, 1968, p. 365-498. L’un des intérêts de ces pages est d’aider  à rompre avec l’habitude, répandue depuis les années soixante-dix, consistant à dire et écrire capital pour capitalisme. Ce raccourci partait d’une bonne intention : réagir contre l’assimilation du capitalisme au bourgeois, et insister sur l’impersonnalité  d’un système qui tire sa force du mouvement de sommes de valeur tendant à se valoriser envers et contre tous. Mais définir exclusivement le capitalisme comme valorisation, c’est oublier que celle-ci suppose un rapport social entre des êtres humains regroupés en deux classes, quelque difficulté qu’il y ait à délimiter les contours des classes. Le capitalisme ne se réduit pas au capital, il est l’interaction du capital et du travail. Et ce n’est pas une question de mots.

Les théories des crises économiques, de B. Rosier, La Découverte, 2000, donne un bon résumé à la fois des phases du capitalisme et de leurs interprétations.

Dans Le Capitalisme historique, La Découverte, 2002, I. Wallerstein montre le rôle de la semi-prolétarisation comme facteur de valorisation et comme atout du capitalisme. Selon lui (cf. Sortir du monde états-unien, Liana Levi, 2004), l’une des raisons pour lesquelles ce système en viendra bientôt à ne plus pouvoir se reproduire est justement la tendance de la mondialisation contemporaine à prolétariser complètement l’espèce humaine. En d’autres termes, le capitalisme se rend impossible quand il devient universel et total. Si intéressante soit-elle, cette nouvelle version de la « crise finale » est aussi séduisante et fausse que les autres.    

Sur capitalisme et nazisme : P. Aycoberry, La question nazie, Seuil, 1979 ; Berlin 1919-33, Ed. Autrement ; Qu’est-ce que le nazisme ?, Folio, 1997 par I. Kershaw, et sa biographie d’Hitler en deux volumes chez Flammarion.

Sur le capitalisme dit d’Etat : What was the USSR ?, n° 6, 7, 8, 9 d’Aufheben (1997-2000).

Divers textes d’A. Bordiga sont réunis dans Russie et révolution dans la théorie marxiste, Spartacus, 1978. Après 1945, compte tenu de la puissance de l’URSS et de l’extension de l’économie planifiée à l’immense Chine, il était tentant de voir le capitalisme dépasser l’entreprise privée et échapper à la classe bourgeoise. Cette thèse n’était pas propre aux marxistes ou ex-marxistes. De façon différente, la fin de l’entrepreneur occupe aussi le centre des analyses de Schumpeter : Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot (1ère édition, 1942). 

Sur la première mondialisation, cf. le livre sous ce nom par S. Berger, Seuil, 2003.

Sur le fordisme, un classique : M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Calmann-Lévy, 1976. Et Marx et Keynes de P. Mattick, Gallimard, 1969.

Sur la Hongrie en 1956, lire en parallèle les analyses de Socialisme ou Barbarie (notamment les deux articles de Cl. Lefort republiés dans L’Invention démocratique, Le Livre de Poche, 1981), et de Bordiga (article de novembre 1956 reproduit dans Le Prolétaire, n° 482, automne 2006). 

Sur la restructuration : Il va falloir attendre. Bref rapport sur l’état du monde, troploin. Cette analyse de 2002 tentait une rétrospective, le présent essai se veut prospectif. (Nous ne renvoyons pas le lecteur à nos propres textes parce que nous y verrions des références uniques et indispensables : nous essayons simplement de ne pas trop nous répéter.)

Bonne synthèse : D. Plihon, Le Nouveau capitalisme, La Découverte, 2004.

Pinçon et Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, 2004.

Sur les profits et la déflation : J.-L. Gréau, L’Avenir du capitalisme, Gallimard, 2005 : l’un des meilleurs livres « bourgeois » récents.

L’éloge des classes moyennes cité dans le texte est dû à D. Strauss-Kahn dans La Flamme et la cendre, 2002.

Sur les Etats-Unis et L’Irak : L’Appel du vide, troploin, 2003.       

Sur la religion dans le monde actuel : Le Présent d’une illusion, troploin, 2006.

V. S. Naipaul, Jusqu’au bout de la foi, 10/18, 1998 : ce voyage autour de diverses facettes de l’Islam en Indonésie, en Iran, au Pakistan et en Malaisie indique que la montée ou la renaissance religieuse contemporaine (et sa force anti-communiste) tient bien plus à une multitude d’adhésions et de pratiques « modérées » qu’aux actions extrémistes, si spectaculaires soient-elles.

La citation d’A.Honneth vient de son livre Le temps du mépris, La Découverte, 2006.

Le pire des mondes possibles : nous empruntons le titre de ce paragraphe à l’ouvrage du même nom, par M. Davis, sous-titré De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2006.

Sur une mégapole : S. Metha,Bombay. Maximum city, Buchet-Chastel, 2006, description intéressante, sans d’ailleurs aucun point de vue « de classe ». Pour un récit de lutte sociale dans cette ville :G. Heuzé, Inde. La grève du siècle 1981-83, L’Harmattan, 1989.

Sur les luttes actuelles : Solidarités sans perspectives et réformisme sans réformes, troploin, 2003.

Et sur les émeutes de novembre 2005 en France :Ce que nous voulons : Rien, troploin, 2006.

La citation du membre du collectif de soutien aux grèves est extraite de CQFD,n°25, juillet 2005. Ce mensuel a aussi publié un numéro spécial sur Oaxaca, co-édité par L’Insomniaque.

Sur l’Italie à partir de « l’automne chaud » de 1969 : La Fiat aux mains des ouvriers, Les Nuits Rouges, 2005.

Contre le CPE et son monde, notes sur le mouvement anti-CPE en  Avignon, Ed. Impossibles, 2006.