Un hasard objectif a fait coïncider au printemps 2004 deux tentatives d’affirmation « communisatrice ». D’une part, une réunion préparant une revue, Meeting, destinée à rassembler diverses personnes se revendiquant du courant communisateur, quoiqu’en l’occurrence surtout proches de Théorie communiste.Parallèlement, sans lien visible avec ce projet de revue, la parution d’un petit livre, Appel, qui n’indique ni nom d’auteur ni adresse ni lieu de publication, contribution à des activités tendant elles aussi à la communisation.
Parler de communisation, c’est affirmer qu’une révolution future n’aurait de sens émancipateur et de chance de succès qu’en entamant dès ses débuts une transformation communiste sur tous les plans, de la production de nourriture à la manière de la manger, en passant par la façon de se déplacer, de se loger, d’apprendre, de voyager, de lire, de ne rien faire, d’aimer, de ne pas aimer, de débattre et de décider de notre avenir, etc. Un tel processus ne remplace pas, mais accompagne et renforce la destruction (nécessairement violente) de l’Etat et des institutions politiques qui soutiennent la marchandise et le salariat. Cette transformation, à l’échelle planétaire, s’étendrait sans doute sur des générations, mais sans créer préalablement les bases d’une société future destinée à n’advenir qu’ensuite, après une plus ou moins longue phase de « transition ». Cette transformation ne serait pas d’abord prise (ou même démolition) du pouvoir politique, puis bouleversement social. Elle serait le contraire de ce que résume la formule de Victor Serge (alors bolchévik) écrivant en 1921 : « Toute révolution est sacrifice du présent à l’avenir. » Pour le dire positivement, il ne s’agit pas seulement de faire, mais d’être la révolution.
Si ce que l’on appelle « courant communisateur » désigne l’ensemble de ceux qui se situent dans cette perspective, nous en faisons partie et considérons salutaire tout effort collectif en ce sens. Nous avons cependant décliné l’invitation à la réunion, en mai, préparatoire à la revue projetée.
L’accord sur la communisation est une condition sine qua non d’un regroupement, mais il n’y suffit pas. Les textes choisis pour la réunion incluaient un long extrait de Karl Nesic (L’Appel du vide, 2004, disponible sur ce site), exposant notre divergence avec Théorie Communiste notamment, divergence assez profonde pour rendre à peu près impossible une collaboration théorique.
Si (comme le pense TC) nous versons dans l’humanisme idéaliste, ou si (comme nous le pensons) TC verse dans un structuralisme déterministe, cela interdit tout effort théorique commun, et rend même difficile la discussion. On ne saurait débattre que s’il y a accord sur l’essentiel, si l’on s’entend sur les questions à poser tout en divergeant sur les réponses.
A notre avis, pas plus que la révolution n’aurait été logiquement impossible auparavant, elle n’est devenue possible (et encore moins inéluctable) depuis quelques années. Elle n’est qu’une possibilité, évidemment en rapport avec le degré et les formes du développement capitaliste à un moment historique, mais ne dépend pas de ce degré. Aucun seuil ne la rend impossible, ni non plus possible voire indispensable. La révolution était possible au milieu du XIXème siècle comme elle le reste au début du XXIème. Si elle a lieu, elle découlera d’abord de l’activité des prolétaires. Elle sera rupture et auto-émancipation. L’échec des tentatives passées n’est pas à chercher dans le degré de développement du capital, mais dans l’activité même du prolétariat. L’essentiel n’est pas ce que la société fait de nous, mais ce que nous faisons de ce qu’elle a fait de nous.
Le capital n’est pas une entité régie par des lois finissant par provoquer l’indispensable sursaut prolétarien, mais une contradiction sociale en procès. Il n’existe pas de crise du capital, seulement de ses acteurs. On a peine à comprendre que ceux qui insistent tant, et à juste titre, sur « l’implication réciproque » du capital et du travail, puissent en même temps analyser l’histoire comme une relation de cause à effet, avec le prolétariat dans le rôle de l’effet, et avec une fin programmable: le communisme. Combien de fois dans le passé n’a-t-on pas pronostiqué la crise finale et son corollaire obligé, la révolution... Tout ce que nous pouvons proposer, ce sont des hypothèses sur l’évolution de la contradiction capital/prolétariat, hypothèses dont l’éventuel démenti par les faits ne remet pas en cause notre perspective d’ensemble, car celle-ci ne repose pas sur une quelconque prévision, la lutte de classes restant largement imprévisible. Si le capital est contradiction sociale en procès, cela implique en effet une relation dialectique entre les êtres et les groupes sociaux : les individus, les fractions de classe, les classes ne se déterminent évidemment pas selon un libre arbitre, mais chaque carrefour historique leur impose de choisir à l’intérieur d’un certain éventail de possibilités. L’histoire n’est pas un grand livre écrit d’avance.
La théorie révolutionnaire et ses « analyses concrètes de situation concrètes » se fondent bien entendu sur des présupposés théoriques, mais ne prétendent pas embrasser tout le passé et le présent de ce monde. Même si elle se doit d’être aussi rigoureuse que possible, la théorie communiste n’est pas scientifique: elle ne prétend pas construire un objet d’étude indépendant de celui qui l’étudie, à partir d’une position privilégiée d’où le savant croit maîtriser la totalité du phénomène et en dégager des lois. La théorie communiste n’est pas prophétique non plus. Toute prophétie est irréfutable, et imperméable au démenti des faits, car située à un niveau supra-historique par nature inaccessible à la banale matérialité. Le débat récurrent dans le mouvement communiste sur l’inéluctabilité de la révolution est sans fin et sans objet. Nous sommes réfutables...
…notamment lorsque nous affirmons que la réalité sociale actuelle empêche le communisme d’être à l’ordre du jour, que la révolution, au sens où l’entend le courant communisateur, n’est aujourd’hui un sujet de débat que pour une poignée d’individus et de groupes, et qu’il n’y a là rien de significativement différent de la situation qui prévalait voici dix ou quinze ans. L’initiative continue d’appartenir à la bourgeoisie, et la seule critique « réelle » de ce monde est celle du réformisme radical, par ailleurs jusqu’ici sans contenu véritable ni impact social. Notre temps demeure marqué par l’impuissance des prolétaires en général, et des communistes en particulier.
Aujourd’hui plus encore qu’hier, il est vain de croire que la théorie de par sa propre activité puisse régler le différend qu’elle entretient avec elle-même et avec la société, qu’elle puisse cesser maintenant d’être partielle, fragmentaire et partiale. Quand on dispose à peine des « armes de la critique », on est loin de la critique par les armes. La rapidité des échanges d’informations et l’accès immédiat à de milliers de textes sur Internet coïncident avec une confrontation relativement pauvre. A supposer que l’âge du virtuel n’aggrave pas cette faiblesse, il ne la guérit pas non plus. La vitesse de rotation des idées semble inversement proportionnelle à l’intensité des débats qu’elles suscitent. Jamais la possession d’une vaste bibliothèque n’a garanti la qualité d’une réflexion. Qu’on nous épargne les sourires sur notre « technophobie ». Tout en estimant utile d’avoir un site, nous constatons que bien des révolutionnaires partagent les illusions de la révolution informatique. La critique de la viande est plus répandue que celle de l’ordinateur, et la critique des autoroutes où circulent les voitures plus fréquente que celle des « autoroutes de l’information ». Pourtant l’extrême rareté, voire l’absence pure et simple, de textes de Bakounine, Pannekoek ou même Marx en 1967, n’a pas empêché une montée contestataire qui leur faisait écho. Quelques années avant, Potlatch diffusait entre 50 et 500 exemplaires. Trente ans après, l’apparente disponibilité instantanée de tout n’empêche pas la critique sociale de se dérouler à un niveau nettement inférieur. On n’y remédiera pas en multipliant par dix les réunions, ni par mille les liens virtuels. Le mouvement révolutionnaire n’est pas affaire de circulation, ni le dépassement de nos partialités un problème de mise en relation. Seule l’évolution de la réalité sociale, à laquelle contribueront les minorités communistes mais guère plus que les autres prolétaires, est et sera déterminante, confirmant ou infirmant tout ou partie des (hypo)thèses, et contribuant à une totalisation.
Dans l’état actuel, à moins de ressembler à une version élargie de Théorie Communiste, un regroupement comme celui envisagé autour de Meeting produira au mieux un bulletin intérieur des communisateurs. Mais juxtaposition n’est pas dialogue, ni tout dialogue forcément clarification. Les documents préparatoires témoignaient d’approches très divergentes, parfois difficilement conciliables. C’est le contenu mis dans les mots communisation, classe, lutte de classes et abolition des classes qui est décisif. Bien des camarades, et pas seulement des « communisateurs », reprennent l’idée d’une classe qui tout en existant et se battant comme classe finira par abattre toutes les classes, mais ils interprètent la formule dans les sens les plus divers, et souvent contradictoires. Quant à des activités pratiques qualitativement supérieures à celles menées jusqu’ici, on voit mal comment une telle revue les favorisera. Après 1945, selon des critères fort différents de la communisation mais aussi pertinents, Bordiga et Pannekoek partageaient un essentiel qui les distinguait par exemple clairement des trotskystes, des anarchistes, etc. : pourtant personne n’imaginait les faire cohabiter dans une même organisation.
La théorie communiste repose sur un présupposé non encore validé, ce qui entraîne forcément une fragmentation, inévitablement accrue en toute période de faible intensité des luttes de classes. Marx et Engels, pourtant moins isolés que nous, admettaient tenir avant tout le plus souvent d’eux-mêmes, et non d’un ample mouvement qui les aurait reconnus, leur « mandat » de théoriciens révolutionnaires. Cent cinquante ans plus tard, après avoir été dépeint dix fois sur son lit de mort, le capitalisme vit toujours, et la vérification effective (par une révolution communiste) de la théorie se fait attendre. On peut théoriser tout et le contraire: la révolution certaine en raison de la persistance d’un mouvement prolétarien, ou introuvable en raison de la pratique durablement non communiste des mêmes prolétaires. Une même rigueur démonstrative saurait fonder ces deux points de vue contraires sur des faits historiques avérés et des concepts voisins, et se revendiquer sans trop d’abus de nos classiques. Quoique diamétralement opposées, ces deux positions ont en commun leur démarche intellectuelle. L’une comme l’autre croient juger de la cohérence et de la pertinence d’un concept sur ce qu’il dit de lui-même. Or, la lutte des classes est et sera l’unique juge de paix en la matière. Seules les irruptions prolétariennes sur la scène historique « prouvent » la validité de la théorie du prolétariat, que seule une révolution communiste « prouvera » définitivement. Entre chaque grande vague sociale, et d’ici la dernière vague qui serait « la bonne », toute réflexion et activité révolutionnaires donnent le sentiment d’être suspendue dans le vide. En pareil cas, il se développe une tendance naturelle à combler ce vide comme on peut. Mais transformer les défaites en victoires n’est possible que sur du papier. Mieux vaut se reconnaître provisoirement vaincu si l’on ambitionne de ne pas le rester.
La tâche de l’heure n’est pas d’organiser une expression commune, ni des argumentations qui se croisent sans se rencontrer, mais d’approfondir nos présupposés particuliers en admettant et en intégrant leur inachèvement, et de les confronter aux faits qu’ils analysent. Cela posé, pour indispensable que soit cette activité, elle ne conduira pas à une synthèse critique, inaccessible à l’époque actuelle. Pour paraphraser l’IS, l’important aujourd’hui n’est pas l’unité mais la division assumée : on ne surmonte une situation donnée, surtout une situation de faiblesse et d’isolement, qu’en la prenant en charge, non en agissant comme si elle n’existait pas, et dépendait surtout de la (bonne) volonté des communisateurs...
…ou de polémiques « sans concession ». Polémiquer, c’est personnaliser, considérer l’autre en propriétaire d’idées dont il n’est que dépositaire, et ainsi d’emblée s’engager sur une voie fausse. La polémique vise à détruire le parti adverse, traité au pire en ennemi, au mieux en faire-valoir. Nous préférons critiquer ce qui présente un intérêt, et mérite d’être déconstruit pour le réintégrer dans un autre ensemble où il prend un nouveau sens. Nous critiquons non ce que jugeons absurde ou stupide (encore moins « dangereux » !), mais ce que nous lisons et souhaitons faire lire.
Pour cette raison, nous donnons généralement peu d’extraits de ce qui nous semble critiquable. Le polémiste en quête de cible facile choisit chez l’adversaire la phrase à ses yeux la plus faible. Nous préférons exposer notre position et laisser le lecteur la confronter à la logique de la position différente. A quoi bon citer trente phrases prouvant le déterminisme de TC ? Un contradicteur pourrait en trouver trente autres prouvant l’inverse. C’est le mouvement d’ensemble d’une démarche qui suit ou non une ligne déterministe. Un lecteur qui se contenterait de citations pour se déclarer en accord avec nous n’aurait rien compris à notre méthode.
Peu de polémique donc, et certainement pas de refondation. Là se situent peut-être le point commun entre les personnes intéressées par Meeting, et certainement le coeur de ce qui nous éloigne d’un tel projet. Malgré des divergences, Théorie Communiste et d’autres participants (la revue et le site La Matérielle, par exemple ( lamatérielle@tiscali.fr ) ont en commun d’estimer nécessaire une reconstruction théorique, certes sur la base des concepts fondamentaux (classe, rapports de production, capital, Etat, communisme…), mais en les faisant servir à la production d’une théorie de la révolution pour notre temps, théorie qui rendrait compte de l’impossibilité du communisme autrefois (cet autrefois incluant la période 1960-80) et de sa possibilité-nécessité désormais. Donc une théorie qui expliquerait les échecs passés, et le possible-probable succès futur.
A notre avis et sans jouer à l’invariance, une telle refondation doctrinale est sans objet. Au risque de passer aux yeux de certains pour bordiguistes, nous dirons que l’essentiel de la théorie révolutionnaire a été posée dans les années 1840. (Au risque supplémentaire d’en étonner d’autres, nous ajouterons que l’IS n’était pas loin de le penser.) Quel essentiel ? la définition du prolétariat comme force historique nouvelle par rapport aux esclaves, aux serfs, aux pauvres, aux exploités et dépossédés d’avant le capitalisme (avant la Renaissance, avant surtout l’industrialisation).
Et ce, non pas par amour de l’industrie ou des forces productives (quoique l’ambiguïté sur ce point chez Marx et d’autres soit indéniable, mais nous nous attachons ici au point fort de la vision, non à ses faiblesses). Mais parce que le capitalisme est le premier système d’exploitation qu’on puisse qualifier d’universel, et qu’il repose sur un prolétariat potentiellement révolutionnaire en raison de son existence dans le capital, de son interrelation avec le capital, de « l’implication réciproque » justement, qui lui donne la capacité d’agir comme le sujet d’un changement social radical, la capacité de créer une communauté humaine. Dès le milieu du XIXème siècle était donnée la perspective du contenu du communisme : abolition de la propriété privée, du capital, de l’argent, du travail, de l’Etat. De ce point de vue, aucune différence fondamentale ne sépare le mineur anglais ou l’artisan prolétarisé parisien de 1850, du salarié d’un centre d’appel en Inde ou du conducteur de camion californien de 2004. Tout ce que l’on pourra analyser comme empêchant en 1850 une action communiste du mineur et de l’artisan prolétarisé, comme limites « objectives » (c’est-à-dire ne dépendant pas d’eux mais imposées par la situation qui leur était faite), se retrouvera également chez le salarié du centre d’appel et le routier de 2004. Ce qu’ils ont tous les quatre en commun (en termes de possibilité historique comme de frein et d’inertie sociale) dépasse infiniment ce qui les distingue. Là est l’essentiel.
Cette théorisation est peut-être fausse. Nous n’en avons pas d’autre au fond. Aucune nouvelle théorie n’est à même de la prouver ou de l’infirmer. Seule l’histoire (non advenue, donc l’avenir) le pourra. Et rien ne garantit ni ne peut démontrer aujourd’hui que les prolétaires de 2015 ou 2030 agiront plus ou mieux en révolutionnaires que ceux de 1848, 1919 ou 1969.
L’essentiel ne contient pas tout. Destruction de l’Etat, critique du mouvement ouvrier, critique de toutes les médiations, critique de la nation, critique de la vie quotidienne, compréhension de la révolution comme communisation, tous ces apports indispensables sont venus et ne pouvaient venir qu’après 1848. Et même, en avançant ces différents points, les communistes de 1920 ou de 1970 sont souvent allés contre des positions de Marx et d’Engels. Il n’empêche que ces apports n’ont pris et ne prennent leur sens qu’intégrés à la définition essentielle, sinon c’est toute la perspective communiste qui s’efface.
Il n’y a pas besoin d’une théorie post-ouvrière de la révolution, parce que celle dont nous disposons, celle de Marx, de Pannekoek, de Bordiga ou de Debord n’était pas « ouvrière ». Que le communisme ait cédé à l’ouvriérisme, c’est sûr. Mais dans ce qu’il avait de plus profond, de plus offensif, c’était le prolétaire qu’il cherchait dans l’ouvrier, non le producteur fabriquant et maniant outils et machines supposés par eux-mêmes libérateurs. L’ouvriérisme n’a pas été le programme du prolétariat, mais de la contre-révolution. La place manque ici pour démontrer que ceci est vrai jusque dans le plus « ouvrier » des courants communistes, la Gauche allemande: le vrai parti de l’ouvrier, c’était l’USPD, non le KAPD.
A moins d’embarquer pour une dérive, volontaire ou non, maîtrisée ou non, ce qui n’est certainement pas le cas de Meeting, refaire la théorie ne peut signifier que la recherche d’un point d’observation privilégié d’où l’ensemble de l’histoire de l’humanité se révèle à ceux qui possèdent la bonne clé. Il y a là un nouvel exemple de croyance (compréhensible mais illusoire) en la toute puissance de l’esprit humain.
At the end of the day, il apparaît que les participants au projet de Meeting donne à la communisation un contenu tout autre de celui résumé au début de ce texte. Elle désigne moins pour eux le processus concret de transformation communiste de relations sociales, qu’elle ne définit une époque entièrement nouvelle, celle de la révolution enfin possible-nécessaire. Il est difficile de ne pas voir là une régression par rapport à ce que tentaient, par exemple et chacun à sa manière, Un Monde sans argent, La Banquise, voire plus récemment Hic Salta.
Quoique profondément différent, Appel illustre aussi une situation de crise en s’efforçant à sa façon de la dépasser.
Réagir devant Appel en sortant notre balance théorique pour y peser le pour et le contre n’aurait aucun sens, ou témoignerait d’une triste indifférence à la subversion sociale qui naît, agit, se cherche et se formalise. Quelles que soient les réserves qu’il peut susciter, ce livre manifeste une existence, une expérience, en particulier dans les actions anti-mondialisation des dernières années, et fait à sa manière le point sur l’époque. Exprimé dans une langue que l’on a envie de lire, l’acquis théorique en inclut des éléments de compréhension essentiels empruntés notamment à Marx, à la gauche communiste, à l’IS, à l’anarchie, sans revendiquer aucune filiation, sans directement citer aucun classique : intégrées au texte, les citations sont souvent attribuées à « un ami » ou « un vieil ami ».
« C’est à force de voir l’ennemi comme un sujet qui nous fait face – au lieu de l’éprouver comme un rapport qui nous tient – que l’on s’enferme dans la lutte contre l’enfermement. » ( p.8)
« La pratique du communisme, telle que nous la vivons, nous l’appelons le Parti. Lorsque nous atteignons un niveau supérieur de partage, nous nous disons que nous construisons le Parti. Certainement d’autres, que nous ne connaissons pas encore, construisent aussi le Parti, ailleurs. Cet appel leur est adressé. » (p.63)
« (..) la construction du Parti, dans son aspect le plus visible, consiste pour nous dans la mise en commun, la communisation de ce dont nous disposons. Communiser un bien veut dire : en libérer l’usage et, sur la base de cette libération, expérimenter des rapports affinés, intensifiés, complexifiés. » (p.66)
« Il est des circonstances, comme dans une émeute, où le fait de pouvoir se soigner entre camarades augmente considérablement notre capacité de ravage. Qui peut dire que s’armer ne participe pas de la constitution matérielle d’une collectivité ? » (p.67)
Communisation est ici définie comme antagonique à ce monde, en conflit irréconciliable et violent (jusqu’à l’illégalité) avec lui. Elle diffère donc de l’alternative qui cherche (et souvent réussit) à se faire accepter à la marge, et à coexister durablement avec l’Etat et le salariat, dans l’espoir que le rapport de forces s’inverse un jour tout seul, et que les zones et activités « libérées » deviennent majoritaires puis finissent par tout emporter, sans révolution, grâce à la supériorité naturelle de rapports humains et fraternels sur les relations mercantiles et de domination. Non seulement Appel ne partage pas cette vision, mais il la combat.
Cependant, comment « rendre habitable la situation d’exception » (p.78), par exemple comment vivre en dehors du travail, sans un mouvement de grande ampleur en rupture avec l’ordre établi ?
Appel suppose ceux à qui il s’adresse déjà organisés (ou en voie de l’être) et déjà relativement nombreux. Il est permis de douter qu’il en soit ainsi. Le livre reconnaît que l’expérience des Black Blocs a montré les limites de la résistance sociale : si se défendre est difficile, comment passer à l’offensive ?
A ne pas se le demander, on risque de théoriser une communisation limitée à un pas de côté, sans aucun doute nécessaire à une révolution, mais insuffisant. Communiser, c’est expérimenter d’autres rapports, d’autres façons de vivre, sur tous les plans. Mais c’est aussi obligatoirement plus et autre chose qu’étendre au maximum les marges d’autonomie que concède cette société. Nous faisons nôtre la définition du communisme comme partage, comme être et faire ensemble, comme processus, et comme conflit. Mais comment pratiquer maintenant, dans la réalité sociale qui prévaut en 2004, des liens, des lieux, des sécessions, qui ne soient pas une alternative plus radicale que d’autres, sans aucun doute plus violente et plus réprimée parce que souvent hors-la-loi, mais également intégrée au fonctionnement du capitalisme moderne ?
Désormais chaque ville d’Europe et d’Amérique du Nord (et bientôt de plus en plus en Asie) a son groupe écolo radical, sa communauté anar, son squat. Vivre en dehors du salariat est possible (sinon obligatoire) pour des millions d’Européens. L’hédonisme contemporain renverse la formule de V. Serge citée au début de cet essai : il nous invite à ne pas sacrifier le présent à l’avenir, à construire intensément des situations, à vivre maintenant autrement les mêmes rapports sociaux. Cet hédonisme converge avec l’alter-mondialisme dans un même refus de la globalité, et de toute destruction du pouvoir politique central: il serait possible de prendre le pouvoir sur soi et localement, et de remplacer une révolution sociale future par des millions de révolutions personnelles et micro-collectives.
L’Appel décrit un anti-mondialisme initialement subversif, puis réabsorbé par diverses bureaucraties, sans s’interroger assez sur la réalité d’un tel mouvement, sur sa naissance une quinzaine d’années après la retombée des assauts révolutionnaires des années 60-70, dont la compréhension est indispensable pour comprendre où nous en sommes.
Si, comme l’affirme le livre, les anti-mondialisateurs radicaux avaient vaincu la gauche mondiale dans la rue, la forçant à se replier sur ses forums sociaux, nous (les auteurs d’Appel, nous-mêmes, et une foule d’autres) aurions une existence, une action régulière dans la rue, ce qui est rarement le cas, admettons-le. Il manque à cet Appel une analyse du mouvement social présent, des luttes, des reculs et des résistances dans le monde du travail, des grèves, de leur surgissement, de leur défaite souvent, de leur absence parfois, en un mot de tout ce que recouvre l’alter-mondialisme et dont il exprime les limites.
Malgré la « désertification » des rapports humains, le vieux monde n’est pas à l’agonie, et tient aussi par la crise où tout s’épuise pour durer, bourgeois et prolétaires.
Un « Appel » ne se réfute pas. On l’entend, ou l’on n’en tient aucun compte. Le lecteur aura compris notre choix. Appel reflète les dilemmes de l’époque, et ses aspirations. Si ambiguïté il y a, elle ne sera résolue que par la pratique de ceux qui ont lancé un tel appel, mais surtout par tous ceux qu’il concerne. Par exemple, un signe d’évolution positive vers un début de mûrissement social serait un lien entre les participants à Meeting et les initiateurs de l’Appel, une capacité à comprendre ce qu’il y a de commun et de différent entre ces deux voies, quitte à conclure peut-être qu’elles sont incompatibles. Si la situation est telle que la décrivent ceux qui préparent Meeting et ceux qui ont publié Appel, la simple concomitance des projets devrait susciter au minimum un intérêt réciproque chez leurs animateurs respectifs. A notre connaissance, tel n’est pas le cas.
Le regroupement de Meeting a suivi son cours, suivi quelque temps plus tard par SIC. Voir les sites sous ces noms, ainsi que sur le site deThéorie Communiste. On ne peut pas dire que ces évolutions aient infirmé l’appréciation que nous portions il y a dix ans.
La citation de V. Serge est extraite de : Les anarchistes et l’expérience de la Révolution russe, 1921, reproduit dans Mémoires d’un révolutionnaire, Laffont, coll. Bouquins.
A propos de polémique, on nous objectera peut-être l’exemple de Marx contre Proudhon (Misère de la philosophie, 1847), où la théorie communiste s’aiguise et se pose en s’opposant. Sans doute. Mais deux ans auparavant, la polémique de Marx contre L’Unique et sa propriété, justement parce qu’elle ne s’attache qu’à réfuter des faussetés, pour ne pas dire des absurdités, passe à côté de ce qu’il y peut y avoir d’important pour la perspective de Marx lui-même chez Stirner, malgré Stirner. (Cf. Daniel Joubert, Marx versus Stirner, L’Insomniaque). Quant à l’attaque de Marx contre Bakounine, des historiens aussi peu anarchistes que F. Mehring en ont reconnu il y a longtemps la mauvaise foi et la déformation des faits. La démolition d’écrits et de pratiques effectivement fort critiquables de Bakounine aide Marx à ne pas voir la portée de critiques justifiées adressées par l’anarchisme aux syndicats et aux partis socialistes naissants. (Cf. Bakounine, M. Grawitz, Calmann-Lévy, 2000) Bon contre-exemple des mérites de la polémique.
Un monde sans argent : brochure en trois tomes éditée par l’OJTR au milieu des années 1970.
Hic Salta : revue publiée par d’ex-proches ou membres de TC ; depuis, l’un a publié La Matérielle ; un autre participant, Bruno Astarian, est l’auteur de textes importants sur la communisation (cf. la bibliographie de notre Communisation) : voir son site Hic Salta.
Sous le nom collectif « Comité Invisible », des rédacteurs d’Appel ont participé à l’ouvrage mondialement connu L’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007).