Autrefois, en écrivant sur les sœurs Papin et Violette Nozières (1933), Pauline Dubuisson (1954) ou Anne-Marie et Albertine (devenue ensuite A. Sarrazin) (1956), les surréalistes ne se livraient évidemment pas à un commentaire de l’actualité. De même, à notre façon, en 2001, nous avions voulu, à partir d’un mince scandale (relancé en 2009), contribuer à la critique des réalités et des images de la sexualité, de l’enfance, et accessoirement de Mai 68.
En 2001, D. Cohn-Bendit, accusé d’avoir fait preuve, en sa période anarchiste et gauchiste, de complaisance envers la pédophilie, s’en explique et s’en défend. L’intérêt de l’événement dépasse la personne de l’ex-participant à Mai 68, devenu vedette et homme politique, car non seulement les questions de « mœurs » révèlent l’état d’une société, mais elles obligent à repenser la vie quotidienne et ses bases morales.
« ll faut être de votre temps, mais pas trop. » (Georges Darien,Le Voleur, 1897)
« On a créé l’enfance pour mieux se s’approprier. Je crois que l’enfant c’est le désordre du monde. » (Yves Lemoine,L’Infini, n°59, 1997)
"(..) la perversion complète de la culture occidentale entraîne de nos jours l'impossibilité, pour qui parle avec une certaine rigueur, de se faire entendre du plus grand nombre de ceux pour qui il parle (..) Ce qui se passe (..) est devenu presque incompréhensible à la masse des hommes, et leur est à peu près intraduisible. " (Légitime défense,La Révolution Surréaliste, n°8, 1926)
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"Après ma mort, compromettez-moi", demandait Gide à Pierre Herbart. L'écrivain et Prix Nobel savait que la reconnaissance publique frappe d'insignifiance ce qu'elle recouvre.
Les représentants officiels de la génération de 68 ne veulent surtout pas être compromis de leur vivant. Dénonciateurs et témoins de moralité ont ici trop en commun.
Mai 68 doit bien avoir quelque charge subversive pour susciter hargne et reniement trente-deux ans après que les cendres de la rue Gay-Lussac se soient éteintes.
Juin 36 n'allume pas tant de passion. Le temps n'est plus où Daladier fulminait contre "la semaine des 4 jeudis". Seuls quelques arriérés déplorent encore les congés payés et la venue de la gauche au gouvernement. Les grèves de 36, éclair quand il était "minuit dans le siècle" (Victor Serge), n'ont presque jamais, malgré leur ampleur, débordé l'ordre, notamment syndical.
Ce qui était profondément inacceptable dans 68 l'est encore. On n'annule pas la plus grande grève générale de l'histoire. "68" résume un mouvement étendu sur une longue décennie et plusieurs continents, de Cordoba à Bologne, qui tirait sa force de ses refus, et savait surtout ce qu'il ne voulait plus: la révolution politique. Sous une approbation globale qu'illustre la mode de l'I.S., tout ce qu'il y avait d'humain et de vivant dans cet élan se voit aujourd'hui totalement rejeté.
Cohn-Bendit ne se renie évidemment pas plus en regrettant des propos jugés pédophiles qu'en allant siéger dans un parlement. Il est cependant significatif qu'un des symboles de 68, le jeune homme souriant devant l'uniforme policier, renonce même à ce rôle. Dany le Rouge doit la célébrité à son sens de la répartie. A ceux qui ressortent des bouts de pages, il lui était facile de répondre que dans les actes qui lui sont reprochés, personne, adulte ou enfant, n'avait été contraint ou meurtri d'aucune façon. Il aurait pu ajouter qu'une caractéristique des comportements totalitaires, catholique romain, stalinien ou islamique, est de sommer chacun de justifier sa sexualité. Mais l'unanimisme moral impressionne plus que les casques et les matraques.
Le sort de l'enfant a-t-il été aggravé par l'utopisme irresponsable de 68 ? Un gamin était-il plus traumatisé en 1970 dans la confusion d'une commune libertaire de Berlin ou de San Francisco qu'à l'abri d'une saine famille recomposée du 21e siècle ? Personne ne peut raisonnablement répondre par l'affirmative à ces deux questions. Personne ne le croit. On le dit pourtant, et il faut le dire.
Lorsqu'un magazine d'extrême-droite assimile Mai 68 à un "crime contre l'humanité", l'homme moderne lucide et informé se contente d'en sourire comme de vieux propos "réacs". Or, le même homme moderne peut presque sérieusement écouter des débats où il se répète que le succès des contestataires aurait certainement accru la maltraitance des enfants, probablement renforcé le sexisme et sans doute dégradé nos conditions de vie sexuelle en général.
Une chasse à l'homme tire sa force de ce qu'elle place évidemment les chasseurs dans leur bon droit. C'est cette "évidence" devenue incriticable qu'il s'agit de comprendre.
Personne ne réunirait à la fois Don Juan et le Roméo de Juliette dans la catégorie des "amoureux". Celui qui prend son plaisir à torturer des chats est bien plus zoophobe que zoophile. La justice belge a condamné Marc Dutroux pour le viol et la mise à mort de femmes et d’adolescentes. On sait d'autre part (parce qu'il l'a lui-même déclaré) qu’André Gide faisait l'amour avec de jeunes garçons. Pourquoi alors englober Dutroux et Gide dans la même réprobation sous la qualification infamante de pédophile, comme on regroupait récemment encore le fumeur de hasch et l'héroïnomane sous le terme de drogué ? Refuser l'usage public (c'est-à-dire juridique et policier) du mot "drogue" passait alors pour faire le silence sur des souffrances, et le jeu des trafiquants. Dans un cas comme dans l’autre, l'accusation porte sur un point si grave que celui qui n'a rien fait est coupable de pouvoir être accusé: s'il n'a pas commis le Mal, il en est trop proche, il l'attire.
La loi ne juge que des actes. Une opinion qui se dit dominante voudrait la voir juger des intentions, faire de l'attirance un crime de conscience, supposé gravissime car conduisant automatiquement au pire.
Le premier sociologue venu sait pourtant que la justice met en scène des conflits que la société renonce à résoudre. Mais ce que l'on est prêt à reconnaître du procès d'un criminel passionnel ou d'un gangster, ne peut aujourd'hui être dit d'un procès pour pédophilie.
Comment peut-on ne pas voir que la pureté enfantine constitue justement le rêve du pédophile ?
Il serait absurde de nier l'ampleur ou l'atrocité des contraintes infligées aux enfants, notamment sur le plan sexuel. On ne critique pas le faux traitement d'une réalité horrible en affirmant l'inexistence de cette réalité. Critiquer la prison n'est pas proclamer que les criminels n'ont commis aucun crime, ni qu'une société idéale rendrait impossible le crime, mais que justice et prison donnent au crime une des solutions les plus inhumaines, et inefficaces au vu du but affiché.
Notre monde procède avec l'horreur sexuelle comme avec les autres: il entretient les conditions qui la suscitent, l'entoure de mots et de murs, fait comme si nous étions à l'abri et moralise en attendant qu'elle resurgisse. Ses moyens privilégiés d'action et de protection renforcent les institutions mêmes qui en reproduisent les causes: les étouffoirs familial et scolaire, et à un degré moindre religieux et militaire, toutes institutions qui comptaient parmi les cibles notoires de 68.
« La vie ordinaire est la moyenne de tous les crimes possibles » (Musil)
Nul n'ose sérieusement nier l'existence d'une sexualité enfantine: Freud reste plus difficile à refouler que Reich. Le fondateur de la psychanalyse écrivait en 1905 : « De ce que nous nommons perversions sexuelles, c’est-à-dire des transgressions de la fonction sexuelle relativement aux régions corporelles et à l’objet sexuel, il faut savoir parler sans indignation. Le manque de limites déterminées où enfermer la vie sexuelle dite normale, suivant les races et les époques, devrait suffire à calmer les trop zélés. (..) Je tiens sans hésiter pour hystérique toute personne chez laquelle une occasion d’excitation sexuelle provoque surtout ou exclusivement du dégoût. »
Pourtant, malgré sa reconnaissance quasi officielle, la sexualité enfantine est si bien fortifiée que personne n'y a accès, à commencer par l'enfant. Imagine-t-on un père, une mère, un enseignant ou un éducateur refermant discrètement la porte derrière laquelle deux garçons, ou deux filles, ou un garçon et une fille âgés de 12 ans se livreraient entre eux et sans adulte à des jeux amoureux ? Évidemment non. Les deux partenaires seraient au minimum obligés, ensemble et séparément, à de longues séances dans le bureau du psychologue. Dans sa réalité, le droit de l'enfant équivaut à l'interdit, tourné bien sûr de mille manières par les jeunes intéressés. Donc, en pratique, comme toutes les morales, celle-ci ne fonctionne pas, le garde-fou ne garde rien, chacun le sait mais personne ne doit le dire, sinon ce serait pire. Mieux vaut, dira-t-on, prohiber un acte sexuel que risquer un abus sexuel. L'adulte n'a aucun droit à la sexualité enfantine, sauf celui de l'interdire totalement, et il ne se prive pas de l’interdire à l’enfant aussi.
L'argument a sa logique, la même qui justifierait une sévère réglementation des relations sexuelles adultes, lesquelles peuvent s'accompagner de contrainte et de viol. Si l'on n'envisageait la vie sexuelle adulte qu'à la manière dont on considère celle entre enfant et adulte, c'est-à-dire sous ses seuls aspects crapuleux et sanglants, chaque mâle pourrait se voir en Jack l'Eventreur, chaque épouse en femme forcée le soir par son mari.
Nous sommes plus ou moins libres de contempler sur un écran des sexes en interaction, non de considérer ce qu'est la "question humaine", notamment sexuelle: cachez ce sens que je ne pourrais voir. Une pauvre bouée clignote au dessus de l'océan de nos moeurs, signalant l'incapacité d'une civilisation à affronter la relation enfant-adulte.
"Ce qu'on appelle un enfant, aujourd'hui, c'est notre regret d'avoir perdu des relations immédiates avec le monde, quand l'intime et l'extérieur étaient liés: quand l'Autre, qu'il s'agît d'un être humain, d'une feuille pourrie, d'un bosquet traversé par une rivière ou d'une chouette morte au grenier, nous apparaissait dans une plénitude telle qu'il nous constituait autant qu'il nous enveloppait. Un enfant, c'est notre pleur d'avoir dû disjoindre tout cela, et c'est aussi le moyen de nous en venger : j'aime l'enfant parce qu'il est mon enfance et je le hais parce qu'il m'indique la disparition de mon enfance." (C. Gallaz, L’Infini, n°59, 1997)
Une illusion de 68 fut de postuler un homme naturellement bon, perverti par les pressions de l'autorité, et dont la bonté foncière se donnerait libre cours s'il se libérait des chaînes répressives. Cette vision renversait l'idée du coupable originel, toujours disposé à ignorer ou asservir autrui, et ne devenant social que grâce à la Loi. Quoique la première conception soit plus épanouissante que la seconde, une perspective humaine impose d'aller au-delà de deux visions symétriquement fausses :
Nous ne naissons pas plus innocents que coupables. Il n'y a pas d'heureuse nature choisissant spontanément l'altruisme contre l'égoïsme, la coopération contre l'exploitation. Renvoyer la totalité des crimes et violences à l'autorité et aux carcans affectifs des sociétés de classe, relève d'une grande naïveté. La société la plus libre ne fera jamais disparaître le risque de comportements anti-sociaux. Le propre d'un être-ensemble, de cette Gemeinwesen évoquée dans les textes du « jeune » Marx, serait de les limiter à un minimum (alors que les sociétés d'exploitation les multiplient), de pouvoir les vivre, et pour l'essentiel de les réabsorber (les sociétés d'exploitation les mettent à l'écart). Le communisme verrait peut-être des crimes, probablement pas la catégorie du "criminel".
Certaines sociétés dites primitives, dont le mode de vie séduit notre civilisation, pratiquaient une violence qui nous scandaliserait justement en tant que civilisés. Elles ont disparu, nous n'y retournerons pas.
A la demande : Que deviendrait la relation adulte-enfant dans "le communisme" ?, on ne peut répondre qu'en interrogeant la question. Aux projets de société utopique idéale (parfois traversés de lumineuses intuitions), Marx opposait la critique de l'organisation sociale et intellectuelle existante : critique de la philosophie, critique du droit, critique de la question juive, critique de l'économie ....
Toute solution actuelle au problème est fausse, puisqu'elle considère "enfant" et "adulte" tels qu'ils sont définis aujourd'hui. Nous n'avons pas de remèdes aux urgences du monde. Tout ce que nous savons, c'est que l'enfant n'est pas un adulte en miniature. Une différence irréductible les sépare et les réunit. Les enfants n'habitent pas une autre planète. Il existe une sexualité enfantine, et même une séduction mutuelle entre enfant et adulte, mais l'être humain se construit, et tout n'est pas possible à tout moment. Je parle à un bébé encore incapable de répondre en mots : je ne lui lis pasLa Société du Spectacle.
Que faire de cette inégalité ? Seule certitude: le capital mène le monde (même si celui-ci ne se réduit pas au capitalisme), et ce monde ne traite les maux qu'il crée, de la famine à la pédophilie, qu'en les déplaçant. (Il est remarquable que les sociétés qui se pensent comme les plus douces de l'histoire emprisonnent plus qu'aucune autre, dictatures exceptées.)
Si l'on définit le prolétaire comme celui qui n'a pour seule richesse que sa progéniture, sa lignée (proles), il faut supposer que nous vivons le temps de la grande prolétarisation. Quand nos contemporains se conduisent comme si leur enfant était leur souci premier, mais en pratique lui achètent tout et lui interdisent l'essentiel, ils le traitent à la façon d'un bien, dont d'ailleurs la possession s'avère de plus en plus fragile. Car les rôles figés de la famille traditionnelle appartiennent au passé. La civilisation industrielle et marchande, sans jamais l'effacer totalement, remplace l'ancienne hiérarchie patriarcale par la soumission directe de chacun, jeune ou vieux, homme ou femme, aux logiques capitalistes.
Que notre société parle de contrôler les bandes de jeunes ou de protéger l'enfance, la hantise est la même. Un monde obsédé par la maîtrise d'une jeunesse dont il pense qu'elle lui échappe exprime un doute sur sa propre reproduction. La "sacralisation" de l'enfant n'est que l'envers d'une profanation généralisée perçue dès le début du 19e siècle, sinon plus tôt, comme un effet de la marchandisation universelle.
"Les discours des bourgeois sur la famille et l'éducation, sur la douceur des liens entre parents et enfants, sont d'autant plus écoeurants que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail.
Là-dessus, le choeur des bourgeois nous rompt les oreilles: Vous autres, communistes, vous voulez introduire la communauté des femmes !
Aux yeux des bourgeois, la femme n'est qu'un instrument de production, il a entendu dire que les instruments de production seront exploités en commun et il ne lui en faut pas plus, bien entendu, pour penser que ce sera le sort des femmes d'appartenir à tous.
Il ne lui vient pas à l'idée qu'il s'agit précisément de faire cesser un état où les femmes occupent le rang de simples instruments de production." (Manifeste communiste)
Un siècle et demi plus tard, non seulement cet état n'a pas cessé, mais il s'est généralisé. Ne sommes-nous pas tous, homme, femme, enfant, "instruments de production" ? Les ouvrières ne sont plus les seules salariées, loin de là. A 10 ans, on ne franchit plus la porte de la filature, mais du lycée pour s'y former en vue d'un travail. L'exploitation sexuelle des enfants n'est que la forme la plus odieuse de leur transformation "en simples instruments de commerce". Quand le réformateur entend apporter à l'enfant les droits de l'adulte, il tire la conséquence juridique de ce que la condition enfantine reflète - en pire - nos conditions générales d'existence.
Tant que régnera l'échange marchand, on vendra et l'on achètera des êtres humains, il n'y a aucune raison que l'enfant y échappe s'il est rentable, et la gamme complète des remédiations ne pourra qu'en réguler le trafic. Là comme ailleurs, notre monde n'envisage que de réglementer le commerce. Est-ce plaider pour le Mal que d'imaginer un autre avenir qu'une marchandisation humanisée ?
Le droit ne va jamais contre ce qui fonde une société.
Comment peut-on à la fois soutenir que le consentement sexuel de l'enfant est sans valeur, donc qu'il ne peut connaître sa propre volonté, alors que mille spots publicitaires font appel à la force de son désir ? La même société qui protège fragilise. L'enfant-roi de la consommation est une triste caricature du client-roi adulte.
A l’âge 5 ou 10 ans, chacun de nous est de plus en plus traité comme tous les autres: il consomme, et reçoit des droits.
Sans doute la haine contre "68" tient-elle à ce qu'un tel mouvement, dans le monde entier, fût aussi une insurrection de la jeunesse. Le programme minimum de la contestation incluait une décolonisation de l'enfant: en finir avec l'in-fans, le non-parlant, celui qui n'a pas voix.
L'image du colonisé n'était pas omniprésente par hasard. A Berkeley ou à Paris, on revendiquait l'indépendance de la sexualité comme des Vietnamiens ou des salariés. Chaque opprimé était appelé à se débarrasser de sa contrainte spécifique: il fallait faire l'amour contre le pouvoir répressif, créer un Etat national contre l'impérialisme, travailler en démocratie ouvrière contre le patron. Peu parlaient de "conseils", mais l'exigence d'autonomie animait les comportements radicaux. De même espérait-on émanciper l'enfance: l'époque croyait en une jeunesse s'auto-organisant (multiplions les lycées autogérés, l'école bourgeoise éclatera).
A ceux qui voulaient libérer des territoires, la société a répliqué en faisant de l'enfance un territoire à part. L'addition de catégories séparées, voilà ce que le capitalisme nous a resservi ensuite sous forme de multiples identités rivales mais communicantes: féminisme, ghetto gay, liberté sexuelle sans enjeu, univers adolescent consommatoire avec carte bancaire dès l'âge de 11 ans, etc. Loin d'être désincarnés, ces phénomènes se nourrissent des aspirations parcelarisées et mutilées de 68 dont ils ont absorbé les formes et les limites. Une telle reprise "récupératrice" témoigne de ce qu'il y avait d'historiquement borné dans la vision du changement social comme juxtaposition de "causes", de zones à libérer: l'usine, la femme, l'enfant, la sexualité, la ville, le pays...
Trente ans de contre-révolution montrent qu'aucune "question féminine", "enfantine" ou "sexuelle" ne constitue un levier pour soulever le monde. Comme les autres ex-colonisés, comme la femme, l'Indien, le fou ou le vieillard, l'enfant a reçu les droits-devoirs que l'État lui garantit en même temps qu'il les impose. Tout en libérant (car les droits, quoique octroyés, ne sont pas fictifs), notre société encadre.
Un des torts les plus graves que l'on puisse faire à une personne humaine, est de la traiter comme si elle n'existait que pour être protégée. Mais le pire, c'est un protecteur qui ordonne au nom de la liberté.
Les droits de l'enfant ont l'absolu de l'irresponsabilité. En lui accordant sa complète protection, la société lui enlève toute autonomie. Tous les droits lui sont reconnus, sauf celui de savoir ce qu'il veut. Il n'y a pas aujourd'hui d'autre définition de l'enfance: celle-ci ne se dissout qu'en entrant dans l'âge où elle commence à pouvoir être mise en prison.
Personne n'attendait de tels propos des restes officiels de Mai 68. Mais il est frappant que la vedette de Mai se défende en s'excusant d'avoir cédé à la facilité d'une "provocation".
La force de 68 tenait précisément à sa capacité provocatrice : oser penser et dire, même brièvement, que la vraie vie est ailleurs.
"Ce que nous voulons : Tout."
La provocation, c'est le moment où, par un geste ou une parole, la critique s'amorce sans pouvoir encore être effective, et prend nécessairement une forme choquante.
« Il y a de la révolte à imaginer que l’on puisse se révolter. » (Mazarin)
Certains actes, certains textes ont cette capacité de disqualifier le monde, créant autour d'eux une zone d'insécurité, laquelle n'épargne pas leurs auteurs. La critique sociale ne rassure pas.
L'arrogance n'est pas dans les formules excessives: mais dans le fait de penser qu'on puisse révolutionner le monde.
Autant que le pavé des barricades, le sourire de Cohn-Bendit devant le policier symbolise le défi lancé à l'autorité. L'humour ne triomphe certes pas de l'uniforme. Mais l'absence de peur du gendarme permettra demain de subvertir ce qui fait aujourd'hui la force du gendarme.
Avant même le geste, la provocation porte sur le langage et la logique, et attente au bon sens en même temps qu'aux bonnes moeurs. "Il est interdit d'interdire." Ce paradoxe résume la richesse ambiguë de 68, à l'opposé des bastilles identitaires.
Trente ans après, grèves, insurrections, enragés, tout entre au musée. Les morts dissèquent les vivants, les automates commentent les tracts. Mais un élément irréductible demeure, un noyau infracassable, comme lorsque le chercheur doit renoncer à digérer en totalité Fourier, Marx ou Bakounine, et sent qu'un essentiel lui échappera, toujours.
Ce que l'on ne comprend pas, mieux vaut alors le réduire à une attitude, à une volonté d'épater le bourgeois.
Mai 68 ? Une grande provocation, un malentendu, une rupture malheureuse dans le continuum espace-temps, un anachronisme déjà réparé.
Que la ré-écriture de l'histoire commence :
Première "provocation", l'exigence de l'accès des garçons aux chambres des filles à la résidence universitaire de Nanterre. On sait que la revendication contribua à l'incendie de Mai. Refermons vite cette porte ouverte au viol. Est-ce ainsi que les genres se rencontrent ? L'homme ne doit côtoyer la femme que dans des lieux neutres, après consentement mutuel établi et vérifiable (en affaires, on appelle cela un contrat).
"Provocation" également, l'anti-impérialisme des manifs du temps du Vietnam: depuis la guerre de l'OTAN contre la Serbie, nous savons que l'U.S. Air Force peut se trouver du côté du Bien contre le Mal.
"Familles, je vous hais" : formule évidemment provocatrice, hors de saison devant la famille actuelle, ouverte, tolérante, où chacun auto-gère ses repas, ses programmes télévisés, ses sorties, son téléphone, etc.
La critique de la marchandise ? une "provocation", dont le seul mérite est d’avoir contribué à promouvoir vingt ans après le commerce équitable. Comme le salariat équitable paye le vendeur du supermarché au SMIG assorti de droits syndicaux, des 35 heures et d'avantages sociaux, le commerce équitable vend dans le même supermarché du café acheté au paysan bolivien un prix minime (mais pas de famine) assorti de tout ce qu'il faut pour rendre le producteur dépendant de la vente de son café. Le libéralisme, c'est la jungle, la possibilité de crever. L'équité, c'est l'assurance de ne pas crever. On ne dépasse plus le capitalisme, on le transforme de l'intérieur. Marx est mort.
Passons sur l'infantile "provocation" du rejet instinctif du PC par tout ce qui se voulait radical en 1968. Il ne s'agissait que de le pousser à évoluer. Marchais est mort.
"A bas le travail !" Slogan provocateur, irréaliste à l'époque, quoique applicable sous d'autres formes aujourd'hui grâce à l'économie solidaire, au bénévolat, au secteur social, etc.
"A bas l'école !" "Provocation" compréhensible quand l'école décervelait, déplorable quand la salle de classe enseigne la citoyenneté et recrée du lien social.
Dénoncer la "TV-Intox" ? Cette "provocation", salutaire contre la télé gaulliste, perd son sens avec la communication multi-médias et les réseaux bientôt ouverts à tous: à l'ère d'Internet, passer des heures devant un écran a cessé d'être une aliénation. Et la presse "bourgeoise" ne l'est plus puisque nous y écrivons.
Et la critique du sport ? "Provocation" fâcheuse, surtout depuis que la victoire de la France dans la coupe du monde de foot a prouvé la supériorité du multi-ethnisme, et quasiment sonné le glas du Front National.
Quant à la formule "Elections, piège à cons", cette évidente "provocation" n'avait d'autre but que de renouveler le personnel parlementaire.
Mais l'auto-critique de Dany ne sera complète que s'il revient sur l'insolence tranquille qui l'a rendu célèbre, ce sourire à côté du flic, dont la photo a fait le tour du monde. "Provocation", bien sûr ! afin de susciter un dialogue ! Assez lancé d'oeillades moqueuses ou de pavés qui ne volaient que pour provoquer la venue d’une police aujourd’hui mieux respectueuse des droits de l'homme……………………………………………………………….……..
Ce langage n'a rien de nouveau. C'est celui de la démocratie : la même raison qui rendait la violence légitime avant (pour permettre l'instauration d'un régime assurant l'expression et la défense de tous), la rend désormais inacceptable.
En un mot : II y a eu de l'histoire. Il n'y en a plus.
On ne proclamait pas autre chose après février 1848 (avant la répression sanglante de juin), après la chute de l'Empire en 1870 (avant le massacre des communards), après l'avènement de la République radicale (avant les dizaines de grévistes tués par la troupe), à la Libération (avant les hécatombes coloniales, les 200 Algériens victimes de la police parisienne le 17 octobre 1961, les matraquages de 68)...
Laissons croire à la pacification sociale ceux qui en profitent.
La boucle est bouclée, le reniement achevé. Révolutionnaire dans le discours, le gauchisme devenant la gauche de la gauche a dépouillé l'un après l'autre les mots de la contestation. Restait une vague libération des moeurs. Il vient d'y renoncer.
Les capitalistes parlent "marxiste", n'ayant à la bouche que "valeur" et "création de valeur", et les néo-marxistes veulent bien tout accepter de Marx, sauf la révolution. Combien de livres, d'articles, de doctorats pour présenter comme neuf ce qui est aussi vieux que la fin du 19e siècle: l'idée d'un capitalisme contrôlable. Ce qu'ils proposent fait partie de ce qu'ils critiquent.
Ceux qui renoncent à changer le monde se condamnent à échouer de le maîtriser. Faute de mieux, ils moralisent le capitalisme, où à défaut les prolétaires.
Tout pouvoir se légitime en mettant en scène le chaos fondateur qu'il aurait remplacé, mais dont la sourde menace persiste et justifie l'ordre le plus injuste au nom d'une justice supérieure. Le capitalisme nous fait vivre entre la crainte des pénuries antérieures qu'il nous épargne, et celle de catastrophes futures qu'il nous évitera si nous lui faisons confiance.
La catastrophe se sexualise. Il se répète encore qu'en 1936 les anarchistes de Barcelone auraient "socialisé" les bordels du barrio chino, mais en l'an 2001 le fléau social prend une ampleur démesurée. L'opinion savait, au moins depuis les Khmers Rouges, que le communisme mène au génocide. On lui dit maintenant qu'il équivaut à une oppression sexuelle généralisée. La victoire de Mai 68 eût été celle de mâles violeurs sur les femmes et les enfants.
L'imaginaire du pandémonium sexuel auquel nous aurions échappé grâce à De Gaulle en 68 tient le même rôle que celui d'avenirs radieux ou simplement tolérables. Les horreurs offertes en spectacle par ce monde ont le même degré de réalité que ses espoirs, et la même fonction. S'indigner ou s'extasier sur commande, c'est se soumettre à une réalité extérieure, éloigner nos vies de nous-mêmes, mettre le rapport social hors de portée, se résigner à ce que malheur et bonheur dépendent d'autre chose que nos actes et de nos révoltes.
Jean-Pierre Carasso, Gilles Dauvé, Dominique Martineau, Karl Nesic (2001)
Quelques passages de ce texte de 2001 ont été légèrement modifiés.
Certains thèmes traités ici sont abordés dans deux articles de La Banquise : « Pour un monde sans morale », n°1, 1983, et « Pour un monde sans innocents », n°4, 1986 (extrait sur ce site : Critiquer la justice en tant que telle). Voir également la Lettre de troploin, n°6, La Démocratie triomphe à Outreau, 2006. Et la dernière partie d’Au-delà de la démocratie, L’Harmattan, 2009.
Sur l’attention portée par A. Breton et ses amis aux sœurs Papin, V. Nozières, etc., cf. Le Surréalisme au Service de la Révolution, n°15, 1933, et les documents réunis par José Pierre dans Tracts et déclarations surréalistes, 2 vol. (1922-39 et 1940-69), Le Terrain Vague, 1980 et 1982.